Le projet que nous proposons d’engager dans
l’Évangile de Lc 17.11-19, s’inscrit dans la continuité d'une
réévaluation contemporaine de l'importance et la validité du couple bienfaisance/reconnaissance. Loin de prétendre explorer toutes les facettes de
ce sujet, ce dernier se donne concrètement pour objet d'interroger l'une des
dimensions possibles de l'acte qui consiste à donner et à recevoir, à
savoir la dimension éthique de « faire du
bien » et son retour. Notre travail prendra la forme d'une enquête
théologique de ce sujet ainsi qu'une analyse de ses mises en scène éthiques
dans Lc 17.11-19. Il convient de
rappeler que la bienfaisance est à la fois une
notion clé de la théologie et une scène où se joue et se rejoue, selon des
enjeux variés, la question de la reconnaissance.
La bienfaisance ne fonctionne pas de manière autonome. Elle entre dans un
rapport dynamique avec d'autres notions connexes, comme la gratitude(ou
l'ingratitude) et la reconnaissance. Notre idée est que le couple Bienfaisance / reconnaissance constitue une figure possible d’échanges et
s’inscrit ainsi dans la logique du don
et du contre-don, puisque la bienfaisance implique autant celui qui donne que
celui qui reçoit.
Et, la question fondamentale est de savoir
si l’on peut bénéficier des bienfaits de Dieu et n’avoir aucune dette de reconnaissance.
Dit autrement : le principe de bienfaisance
implique-t-il, oui ou non, obligatoirement une action de reconnaissance? Si
oui, d’où procède cette
obligation ? Cette préoccupation, notons-le, révèle clairement la
pertinence des questions d’ordre éthique. L’éthique
porte sur le bon et le mauvais comportement, sur ce qu’il faut faire et ce
qu’il faudrait s’abstenir de faire dans la dialectique de donner/recevoir ou du
couple bienfaisance / reconnaissance.
Comme
il importe de l’évoquer, la
figure du bienfaiteur secret que revêt Jésus a hanté l’imaginaire et la
réflexion morale des évangélistes du Nouveau Testament et l’éloge du
bienfaiteur capable de conserver le secret de sa bonne action est un des thèmes
chers aux différents évangélistes. Jésus
guérit les malades et leur défend d’en faire une publicité en guise de
reconnaissance. « Ne le dis à
personne » devient presque ainsi la clé des bienfaits de « Jésus
le guérisseur » (cf. Mc 7,
32-36 ; Mc 1.40-45 ; Mt 9.27.31).
Si Jésus guérissait toutes sortes de maladies, il ne voulait pas que
tous les bénéficiaires le fassent connaître comme le « bienfaiteur ».
On découvre ici que le secret et le silence sont les conditions d’un
pacte entre le bienfaiteur délicat et son obligé, et ces conditions sont
également sacrées pour tous deux. La notion de bienfaisance apparaît ainsi dans la pensée
évangélique comme une forme du bienfait désintéressé. C’est-à-dire, le
bienfait s’effectue avant tout pour autrui, et quelqu’un qui fait du bien en
calculant le profit qu’il va en retirer simplement pour lui-même est ingrat. Il
faut donner pour donner et non donner dans l’attente de recevoir. Ainsi,
personne ne peut justifier son ingratitude en raison des ingrats.
Mais, il nous
faudra préciser comment cette interprétation s’articule avec certaines lectures
contemporaines de bienfaisance, et plus généralement avec l’obligation
d’exprimer sa reconnaissance. Car, la
logique de bienfaisance est aussi une logique de réciprocité qui crée la
mutualité. Ceci dit, cette analyse mérite d’être discutée et
complétée dans une perspective plus approfondie. En effet, nous tenterons
d’articuler notre réflexion sur trois registres.
D’abord,
nous allons nous focaliser sur l’articulation entre la bienfaisance et la reconnaissance
pour savoir si la notion de réciprocité est une obligation éthique. Ensuite, comme
exégète et comme théologien, nous tenterons d’étudier Lc 17.11-19. Ce travail nous permettra
de saisir le récit, non plus au niveau d'une surface narrative où le lecteur
cherche à discerner entre forme littéraire, théologie et anecdote, mais dans
une verticalité qui renvoie à la profondeur du message. Ceci est pour puiser quelques enjeux éthiques du texte par rapport au
thème de la bienfaisance et la reconnaissance. Explicitement, il s’agit de vérifier s’il y a une
obligation de la part des dix hommes
guéris de remercier Jésus, comme l’a
fait l’un des leurs. Ou alors, que veut dire Jésus lorsqu’il s’interroge : « Est-ce que tous les dix n’ont pas été
purifiés ? Et les neuf, où sont-ils ? » (v.17). Enfin, nous tenterons
de réfléchir sur les différents enjeux éthiques assortis de Lc 17.11-19 afin de
répondre aux différentes interrogations.
Bienfaisance
/ Reconnaissance comme devoir
a.
La
bienfaisance comme responsabilité pour l’autre
« Faire du bien » est un devoir
universel car il se fonde sur la loi éthique suivante : « Aime ton prochain comme toi-même ».
Pourtant, dans toutes les actions de la vie, les hommes, par nature, sont
attentifs à leur bien propre (faire du bien à soi-même). Il
est évident que la bienfaisance à l’égard de soi-même n’est pas un devoir, car
personne n’est libre de ne pas vouloir son bien propre, quand bien même ce bien
pourrait apparaître un mal pour autrui. La bienfaisance à l’égard de soi-même
est un fait chez l’homme en tant qu’il est un être sensible compris dans la
nature.
En revanche, la bienfaisance devient un devoir dès lors que l’on considère le
sujet comme un membre de l’humanité, c’est-à-dire dès lors que l’on considère
ce qu’il y a d’universel en lui. En d’autres termes, s’il a conscience de
lui-même en tant que moi, et s’il reconnaît l’autre non seulement comme un
autre que lui, mais aussi comme un autre moi, il doit le reconnaître comme un
sujet dont la sollicitude est engagée. C’est par conséquent, un devoir pour
l’homme que d’être bienfaisant à l’égard des autres hommes, sur le modèle de la
bienfaisance qu’il se porte à lui-même.
Dans ce cas, la bienfaisance à l’égard des
autres n’est plus seulement une vertu individuelle, mais un devoir social. Ainsi, le sujet doit prendre soin de l’autre autant
que de lui-même, reconnaissant la nécessité universelle du sentiment de satisfaction
que procurent les jouissances de la vie. C’est par conséquent un devoir pour
tout homme que d’aider son prochain quand il se trouve en difficulté, ou plus
précisément de l’aider lorsque la vie devient pour lui un supplice plutôt
qu’une occasion d’atteindre le bien-être.
Pour ce faire, « faire du bien »,
c’est offrir sans espoir de retour, sans attendre de contrepartie. Le bienfait
ne demande pas de retour, il n’est pas une relation réciproque, il renvoie à
des valeurs morales comme la générosité, la gratuité, le plaisir désintéressé
et échappe par là même au rapport marchand. Exemple du don de soi dans l’amour
(Mt 22.39).
b.
L’exigence
de reconnaissance
Selon Paul Ricœur, ce qui donne sens dans la certitude de
pouvoir faire un don, c’est la réciprocité, la mutualité, qui seules permettent
de parler de reconnaissance au sens fort. S’y exprime la mutualité du lien
social ou affectif. Non que l’obligation de rendre crée une dépendance du
donataire au donateur mais le geste de donner serait l’invitation à une
générosité semblable, autrement dit, il y a une exigence implicite pour le donataire de reconnaître le donateur comme bienfaiteur. Pour
Ricœur, « cet échange ritualisé ne se confond pas avec l’échange marchand
consistant à acheter et à vendre en accord avec un contrat d’échange ».
Autrement dit, recevoir un bienfait implique que le bénéficiaire en
accepte simultanément l’obligation
d’exprimer sa reconnaissance. Ricœur met ainsi la réciprocité du donner et du
recevoir au cœur de la relation éthique, selon le modèle de la Règle d’or.
Selon
lui, reconnaître l’autre comme sujet agissant et bienfaiteur, forme une
condition nécessaire pour fonder le devoir d’amour. Par
conséquent, il faut que la reconnaissance soit également un devoir en soi, sans
quoi l’universalité du devoir d’amour serait menacée. Kant nous dit que ce
devoir dont il faut s’acquitter n’est pas une simple maxime de prudence en vue
de laquelle on s’assure la bienveillance d’autrui. Car, en
fait, viser son bien personnel n’est pas une attitude morale en soi, mais
simplement une manière de suivre la nature. C’est pour cette raison que le
devoir de reconnaissance comme les autres devoirs de vertu doit trouver son fondement
dans le désintéressement. Reconnaître l’autre comme bienfaiteur, c’est
reconnaître sa pleine participation à l’ « amour du prochain ». Le
contraire du devoir de reconnaissance s’appelle l’ingratitude, et c’est pour
l’homme un devoir de vertu que de reconnaître la bienfaisance partagée.
En d’autres termes, ce qui définit la
gratitude – du moins, en théorie – c’est qu’elle est ce sentiment de
reconnaissance qu’on peut éprouver à l’égard d’un bienfait que l’on a reçu. Cette
gratitude « prend corps » et s’exprime, non seulement dans les remerciements,
mais dans les actes. Mais le bienfait et la gratitude, dans leur intention
même, et bien qu’ils s’exercent dans l’ordre des échanges, se défendent d’être
«profitables » ou « intéressés. Comme le montre Sénèque, il faut penser la
gratitude comme un des éléments d’une triade : bienfait- dette -reconnaissance. Le don, qui circule et
qui devient un bienfait pour son bénéficiaire, est souvent non-matérialité. Ce
peut être un sourire, un regard, un geste, un service, du savoir, une action,
une parole, un symbole, une œuvre et, quelquefois aussi, une vie entière. C’est
dire que la reconnaissance se manifeste sous des formes multiples, et se
déploie sur un registre très large, qui peut aller, crescendo, du simple
«merci» jusqu’au sacrifice de soi.
c.
Bienfaisance
/ Reconnaissance : Une réciprocité obligée ?
Ce n’est donc pas en termes mathématiques
que nous restituons la reconnaissance. Nous n’avons pas à « rendre »
l’équivalent de ce qui nous a été donné. Quand je dis merci « du fond du cœur »
(et non pas « du bout des lèvres »), je fais montre de gratitude, sans
prétendre restituer à celui qui me fait don un don similaire, ou d’égale
valeur. Il n’y a pas de donnant-donnant au sens comptable du terme, mais un
retour en forme de « merci ».
Pour l’ingrat, au contraire, il n’est pas
question de reconnaître la générosité du don. L’ingrat ne sait pas remercier
et, du même coup, il ne saura probablement jamais être généreux. L’ingrat ne
supporte pas l’idée du « Je dois ». Il aime à rembourser sur le champ, pour se
délivrer de sa dette, pour être quitte, pour ne rien avoir à donner à qui que
ce soit. Car l’ingratitude est, au fond, une forme d’avarice, tandis qu’il y a
– et c’est là le paradoxe – une générosité à recevoir. Pourquoi? Parce que
celui qui reçoit avec gratitude s’engage dans un cycle de reconnaissance qui
implique, évidemment, la capacité de donner, à son tour. Le receveur
reconnaissant devient donateur, dans un mouvement qui n’est pas un simple
retour du même cycle, mais quelque chose
de plus dialectique, qui implique, finalement, une transformation de soi
.
Inversement, l’ingratitude se définit comme
absence, oubli, dénégation du lien.
En cela, elle est définie par les religions monothéistes comme une trahison
absolue. Dans L’Ancien Testament, les ingrats sont punis parce qu’ils ont
«oublié» (ou volontairement raturé) le lien qui les lie à Dieu. Il en est
ainsi, par exemple, d’Adam, de Saül, des compagnons de Moïse, etc. Car, les religions monothéistes – juive, chrétienne
et musulmane – tiennent la gratitude pour un élément essentiel du lien qui unit
les hommes à Dieu et, par voie de conséquence, les hommes entre eux. Dieu
lui-même a dénoncé l’ingratitude du peuple d’Israël (Dt 32.18 ; Ex 17.
1-3 ; Jg 8. 33-35). Job en fut une victime la plus malheureuse (Jb 19.14,
15-16). Le Psalmiste n’a cessé de clamer l’ingratitude de ses amis auprès de
Dieu (Ps38.11, 20). En Rm 1.21, l’apôtre Paul souligne l’ingratitude des hommes
envers Dieu comme source de leurs dépravations.
Mais, il faut aussi souligner que celui qui
reçoit le bienfait peut vouloir se dérober au lien qui, pense-t-il, s’impose à
lui comme une contrainte, un obstacle à des satisfactions immédiates, un risque
de dépendance. Tel est le comportement de l’ingrat, qui dénie au donateur son
intention généreuse et qui – sans refuser le don (refuser le don, c’est, en
effet, déclarer la guerre) – se détourne de celui envers lequel il est
l’obligé. Et il arrive, en effet, que le bienfait soit fait dans l’intention
d’exercer une domination. Ce peut être, par exemple, un bienfait auquel il est
impossible de répondre de quelque manière, une bienfaisance démesurée, accordée
par quelqu’un qui veut s’imposer par une générosité de façade. Le bienfait,
dans ce cas, au lieu d’enrichir celui qui en est le bénéficiaire, peut constituer
une menace. En vérité, le bienfait est alors vécu comme un piège. Cette
ambiguïté possible du bienfait ne doit pas être ignorée. Il en va d’ailleurs de
même de la reconnaissance : elle peut n’être qu’une posture, un discours creux,
une sorte d’aimable façade, une politesse convenue.
C’est dans ce contexte que nous aborderons Lc
17.11-19. L’enjeu est de tirer de cette péricope quelques aspects éthiques liés
aux attitudes des dix lépreux, mais aussi tout ce qui découle de l’attitude de Jésus. Qu’attendait-il des lépreux après
leur guérison ? Un geste de reconnaissance, de remerciement ou d’ingratitude ? Qu’en est-il de l’attitude des « neuf
lépreux » ? Comment peut-on l’interpréter ?
Luc
17. 11-19 :
guérison, reconnaissance, ingratitude
Jésus
a donc terminé son Ministère en Galilée, il a rencontré faveur du peuple puis, progressivement,
opposition des responsables Juifs. Cela ne l'a pas empêché de poser les jalons
du Règne de Dieu qu'il proclame et réalise : il a commencé de reconstituer un
"Israël Nouveau" autour de lui, en lui proposant une charte dans le
"discours dans la plaine" du chapitre 6, et par tout un ensemble
d'actions, de paroles et de comportements, il a montré que ce Règne de Dieu
était offert à tous, hommes et femmes et par-dessus toutes les frontières que
définissait la Loi Juive, particulièrement en ce qui concerne le "pur et
l'impur". Ainsi, Jésus a continué sa montée vers Jérusalem, en distribuant
remarques, appels, réflexions tout au long de sa route, dans une série d’instructions.
Ce passage de Luc 17.11-19 s’inscrit dans l’une de ces
instructions. Ce qui nous est signifié
par la guérison des dix lépreux réside moins dans l'acte miraculeux en lui-même
que dans l'enseignement que contient également tout ce qui l'entoure dans un
seul et unique épisode, qu'il faut lire comme un tout. Il faut aussi préciser que notre texte n'est pas une parabole, mais le récit d'une
rencontre avec Jésus.
a.
Situation
des lépreux : De discrimination à l’exclusion sociale et religieuse
Alors que Jésus passe entre la Galilée et la
Samarie, dix lépreux accourent vers lui. Étonnant, car les lépreux étaient mis
en quarantaine, jusqu’à ce que la mort survienne. Car, la véritable lèpre ne
connaissait pas de guérison. La législation sur la lèpre était très sévère
comme l’atteste le livre du Lévitique qui consacre deux chapitres à
cette maladie. L’un énumère les différents types de lèpre (ch.13), tandis que l’autre détaille les rites de purification en cas de
guérison (ch.14). Il n'est pas certain que la lèpre citée dans la
Bible corresponde exactement à la maladie de la lèpre existante à notre époque. En effet, le terme «lèpre
», « tsarah » en hébreu dans l'Ancien Testament et « lepra » en grec dans le Nouveau Testament, désigne plus
largement toute maladie de peau ou plaie apparente, quel qu’en soit la gravité.
À l'époque de
Jésus, avoir la lèpre avait de lourdes conséquences pour celui qui en était
affecté. Le lépreux était considéré comme impur à la fois sur le plan humain, social
et religieux. Tout lui était fermé. Il
se trouvait complètement exclu de la vie sociale et religieuse. La
Loi hébraïque lui interdisait de s'approcher de quiconque. Il ne pouvait rien
faire. La lèpre était certes une maladie impure et contagieuse, mais pire encore, elle
était perçue comme le signe d'une malédiction divine sur l'homme, le signe d'un péché commis par
lui. Le lépreux subissait donc une triple peine : la maladie, l'exclusion, la malédiction.
C’est dire que la lèpre représente tout ce
qui nous coupe, nous sépare des autres et nous empêche de faire corps avec eux.
C'est pour cela que le lépreux doit se tenir dans les lieux déserts. Il est « impur
», ce que nous pouvons traduire par « en déficit d'amour ». Cela dit, notons que la lèpre nous dit que
notre mal intime est contagieux, transmissible. Elle récapitule tous nos
déficits. Le vocabulaire utilisé en dit long sur la gravité de la maladie. Le
mot hébreu nèga’ que l’on utilise pour désigner la lèpre signifie
d’abord « coup »; et le verbe naga’ se traduit par « frapper, donner
un coup ». On dira donc qu’une personne est « frappée » de lèpre. On fera même
le lien entre le péché et la lèpre, celle-ci étant le châtiment divin par
excellence.
Étant donné que les gens de la Bible
avaient une conception religieuse du monde, avec sa séparation entre le sacré
et le profane, ils considéraient que toutes situations les mettaient en
relation avec Dieu ou menaçaient cette relation. La maladie faisait partie de
ces menaces, car il y avait un lien entre la santé et la sainteté. Parmi les
maladies, la lèpre jouissait d’un statut particulier, car on la considérait
comme une impureté, en ce sens qu’elle était un obstacle empêchant la personne
de s’approcher du sacré. On comprend alors pourquoi le rôle du prêtre, le
maître du sacré, est si important. C’est lui qui, en reconnaissant la présence
de la lèpre, déclare la personne impure, ou inapte à participer au culte. S’il
y a guérison, il en fera la constatation et procédera alors à la purification
du lépreux, en suivant un rituel précis, pour le réintégrer dans la communauté
et lui faire recouvrer sa capacité de rendre un culte à Dieu.
Au regard du sort réservé au lépreux au
temps de Jésus, on peut dire que les dix lépreux ont subi une double
peine : discrimination et exclusion. Le mot
« discrimination » vient du terme latin discrimen qui
signifie « point de séparation ». « Discriminer », c’est
alors distinguer, « séparer en jugeant » ; alors que le mot
« exclure » signifie mettre dehors ou supposer que la personne
n’appartient pas au cercle dans lequel on se place. L’exclu
est ainsi « autre » : mis au ban de la société, rejeté comme
indigne, méprisé, oublié, banni ou exilé, privé d’une identité. Paradoxalement,
ceux qui privent d’identité les exclus en les repoussant hors de leur cadre,
leur en procurent une nouvelle en leur conférant une identité de hors-la-loi.
Montrés du doigt, exposés au regard des autres, cloués au pilori, marqués au
fer rouge, les individus interlopes sont comme réifiés pour être
reconnaissables.
L’exclusion est aussi associée à la notion
de culpabilité. Les exclus ont transgressé, enfreint les règles, dépassé les
bornes, excédé les limites tolérées. Ils doivent donc, selon la société qui les
exclut, assumer leurs actes
inadmissibles qui les plaçaient en dehors du cercle des admis. Renvoyés,
disgraciés, ils n’ont plus accès à la communion avec leurs pairs puisqu’ils
sont censés ne plus partager les mêmes valeurs. Ils se sont, pour ainsi dire,
mis eux-mêmes au ban de la société. C’est dans cet état pitoyable que les dix lépreux courent désespérément vers
Jésus pour solliciter sa faveur.
b. La
supplication pressante des dix lépreux : «…aie pitié de nous »
Les dix
lépreux se tiennent à distance de Jésus en application de la loi juive (Lv
13.16), car ils sont séparés de la société et lui crient : « Jésus, maître, aie pitié de nous »
(verset 13). En le nommant, les dix lépreux semblent avoir attendu parler de
Jésus et de ses actions. Et ils l’appellent « maître » : en fait, le terme vocatif epistata utilisé ici dans le texte grec
signifie uniquement « responsable » et non pas enseignant, savant, prêtre, rabbi ou seigneur. Les
dix lépreux discernent donc Jésus seulement comme un responsable dans la
société. En fait, le mot
« responsable » contemple plusieurs définitions. Ici, appeler
Jésus « responsable » l’implique dans une obligation de remédier et
de réparer une faute. C’est dire que le visage attristé des lépreux assigne Jésus
à une responsabilité infinie.
D’ailleurs, leur cri « aie pitié de nous » est celui
du désespoir et du dernier recours ; c'est le cri à la fois du malade, de l'exclu et du maudit qui invite Jésus à
une responsabilité de bienfaisance. C’est
parce que pour les dix lépreux, leur souffrance est incompréhensible et
représente un mal absolu. Car si les autres peuvent donner un sens à leur
douleur, eux croient souffrir pour rien.
De même, ce cri de désespoir « aie
pitié de nous » est l’expression
même de l’abaissement dans la prise de
conscience de leur impuissance naturelle à se constituer maître de leur propre
vie. Implorer la pitié de Dieu, c’est implorer l’Être même de Dieu, cet Être
que le Père Céleste a révélé à Moïse pour son peuple, et qu’incarne le Seigneur
Jésus-Christ par sa vie même et son enseignement. Dieu n’a pas pour l’homme
une pitié condescendante. Il est en relation avec chacun de nous en
particulier, penché sur chacun avec la même sollicitude. Il sauve l’homme, le
libère, dans quelque souffrance qu’il se trouve.
Ainsi, supplier Jésus d’avoir pitié d’eux, c’est l’amener à s'identifier à leur souffrance : car, avoir
pitié, c'est souffrir de voir l'autre souffrir. « Prendre part à
ce qu’éprouve autrui est en général un devoir».
C’est ainsi que Kant exprime la nécessité de la pitié dans une relation morale
et active fondée sur l’amour de l’autre.
c.
La guérison des
dix lépreux comme acte de compassion
Contrairement au passage de Lc 5.12, les dix lépreux ne tombent pas ici sur leur
face devant Jésus, mais ils lui adressent une prière, sans demander
formellement la guérison, ni l’aumône. La supplication des lépreux laisse place
à la liberté de Jésus d’agir : rétablir ou ne pas rétablir les lépreux dans leur dignité et leur
intégrité physique, eux qui étaient
exclus de toute relation avec les hommes et inaptes à rendre un culte à Dieu,
car, ils étaient considérés comme des
pécheurs. La compassion oriente en effet la liberté de Jésus d’agir
favorablement, comme elle est la disposition intérieure qui pousse Dieu à se
tourner vers l’homme pour le libérer de ses esclavages.
Sans
les toucher, ni ne pratiquant de geste d’imposition des mains, Jésus les envoie
ainsi vers les prêtres qui, conformément à la législation de Lv 14.2ss, ont à
constater la guérison. Pourtant, Jésus ne fait aucun geste de guérison et la
purification n’est donc pas instantanée (à comparer avec 5.12). Notons que Jésus opère ici une
guérison à distance, contrairement à celle qu'il avait réalisée lors de sa
mission en Galilée : il avait alors "touché" le lépreux (5, 12 - 14),
signifiant qu'avec lui est abolie la frontière que traçait la Loi entre le pur
et l'impur. Aussi, quand Jésus
dit aux lépreux d'aller voir le prêtre pour faire constater leur guérison, il
se soumet à la Loi. Mais, soulignons-le, ce n'est pas le prêtre ni la Loi qu'il
représente qui vont accomplir la guérison. Le prêtre va se contenter de rendre
officielle une guérison qui ne viendra pas de lui. Et, c'est sur le chemin qu'ils se trouvent guéris et purifiés. Cette
fois-ci, la guérison s'accomplit à distance de Jésus, sans aucun contact avec
lui. Est-ce un bienfait qui met à l’épreuve la qualité morale des dix hommes
guéris ?
Jusqu’ici,
le récit met en valeur combien est puissante la parole de Jésus et, par-là,
prépare la réponse que ce dernier va faire aux pharisiens (17.12). Mais, la
« pointe » du récit se trouve
dans ce qui advient après la purification au v.17 et va illustrer l’écart qui
existe entre la bienfaisance et la reconnaissance, d’où s’ouvre une brèche à
l’ingratitude.
d. Louer Dieu et rendre grâce à Jésus comme acte de reconnaissance
Dans les v.15-19, surgit l’imprévu. L'un des dix lépreux, guéri et purifié, désobéit et
ne suit pas l'ordre de Jésus (v.14b). Il ne va pas immédiatement se montrer aux
prêtres pour faire reconnaître sa guérison et faire attester sa pureté retrouvée.
Au contraire, ce samaritain fait demi-tour en glorifiant Dieu, en lui rendant gloire,
« doxazo » en grec, qui a
donné le mot doxologie). Il retourne vers Jésus pour le remercier, lui rendre grâce (eucharisteo) en grec, qui a donné le mot
« eucharistie ». Rendre grâce, c'est-à-dire reconnaître en
Dieu l'origine de tout ce qui est bon
. C'est-à-dire l'action de grâce,
c'est l’élément central de la vie chrétienne. Vivre dans l'action de grâce nous
donne aisance, légèreté : nous devenons gracieux à tous les sens du mot. Et
cela ne dépend ni de l'âge ni de la beauté physique ni de l’intellect, mais
cela vient d’une profondeur de reconnaissance. C’est la joie de manifester
aussi la bienveillance divine, qui est universelle.
Comme si les neuf autres n’avaient pas cru
en lui et comme s’ils n’avaient pas été sauvés eux aussi, Jésus s’interroge :
« « Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf, où
sont-ils ? » (v.17). Incohérence de récit ? Incohérence de
Jésus ? C’est que la foi ne
consiste pas seulement à obéir aux ordres (v.14) mais aussi à reconnaître la
grâce reçue devant celui qui l’a donnée (v.6a), d’une voix aussi forte qu’on
avait crié pour la demander (13a, 15b). La louange est inséparable de la
supplication. Supplier et louer
vont de pair. Pour le Samaritain et pour
Jésus, elle passe avant même l’accomplissement des rites de purifications.
Le Samaritain guéri rend
la même louange et la même action de grâce à Dieu et à Jésus (15b-16a). Le
salut qu’il vient de recevoir, il reconnaît devant tous qu’il est l’œuvre de
Dieu en Jésus. Sa foi ne fait pas de distinction entre eux et il se prosterne
devant celui par qui il a été purifié comme on se prosterne devant le
Seigneur. Le seul qui proclame ainsi sa
foi, qui va jusqu’au bout du chemin en revenant vers Jésus et vers Dieu, est un
« samaritain ». Il n’est pas juif, il est hérétique, encore plus méprisé que les étrangers. Une
fois, de plus, c’est le pire de tous les lépreux, guéri mais pas encore reconnu
comme tel, samaritain honni dont la foi est plus grande que celle des
juifs . C’est le paroxysme de toute reconnaissance. Libéré
de toute entrave, et redevenu Homme, le
lépreux n'a plus sa place près de Jésus comme individu isolé : sa maladie, à
présent disparue, lui avait imposé, cette condition. Le miraculé n'a désormais sa
place auprès de Jésus qu'avec
l'authentique statut d'homme, et bien plus d'homme sauvé : « Lève-toi, va, ta foi t’a sauvé »
(v.19), c'est-à-dire en tant que membre
d’une communauté, et bien plus en tant que membre de la communauté des croyants
et du peuple même de Dieu. Mais il est bien plus qu'un simple membre de la
communauté : s'il a été réintégré miraculeusement dans celle-ci, c'est comme Prophète.
e. «…Et les neuf autres, où sont-ils ? » (v.17b)
« Tous les dix n'ont-ils pas été
purifiés? Où sont les neuf autres? ».
Cette question de Jésus à celui des lépreux qui, seul, est revenu sur ses pas
pour rendre grâce, ménage à cet endroit une des plus longues pauses de
l'Évangile. Jésus attend les neuf absents: il n'est pas possible qu'ils ne
reviennent pas, eux aussi. « Où sont-ils ? ». Une question
qui fait écho de Gn3.9. « Où es-tu ? ». Une question qui
est la première parole que Dieu adresse à Adam, après sa chute. « Où es-tu ? » est une amorce d’un
dialogue, une main tendue vers celui qui a pourtant choisi de ne plus écouter
la parole de son créateur.
Les lépreux ont crié vers celui en qui leur foi devine un
Sauveur possible (v.12). En les envoyant d'abord à ceux qui sont habilités à
constater une éventuelle guérison (v.14), Jésus ne leur fait pas seulement une
promesse, il met aussi leur foi et leur reconnaissance à l'épreuve. Car, à ce
moment, ils ne sont pas encore guéris; ils le deviendront "en cours de route", en obéissant à
la parole de Jésus. Alors, tout à leur joie, mais oublieux du donateur, ils s'éparpillent
dans la nature. Chacun dans son tourbillon de bonheur se baigne dans
l’ingratitude et oublie le bienfaiteur.
Mais, il faut noter qu’il arrive que l’homme se trompe quelquefois
sur l’identité de son bienfaiteur. Ou bien, il lui faut du temps pour avoir une
vraie gratitude. Il nous arrive aussi de
transférer notre gratitude du véritable bienfaiteur à quelque chose de
secondaire, à donner au bien que nous recevons une autre cause que la bonté et
la générosité de son auteur. C’est
probablement le cas des neuf miraculés dont l’Évangile parle. Le Christ
leur a suggéré d’aller voir un prêtre, selon la prescription de la Loi de
Moïse. Ont-ils pensé que ce geste rituel primait sur la reconnaissance
naturelle envers celui qui venait de les guérir ? Ou bien, la joie d’être de
nouveau en bonne forme les a rendus, à ce point, ingrats ?
Dans tous les cas, l’ingratitude
est le principal signe de l’immaturité d’une personne. Inversement, la
reconnaissance sincère est la qualité des êtres matures. Elle n’est pas
spontanée chez les humains ; elle est le fruit d’un travail assidu sur soi. Un
homme dit « merci » d’autant plus volontiers qu’il est grand dans son
humilité et avancé dans la connaissance de la vanité de ce monde. La
reconnaissance n’est pas seulement l’expression d’une bonne éducation et la
manifestation d’une culture authentique, mais surtout la preuve de la sagesse
spirituelle et de la grandeur d’âme.
Enjeux éthiques de Lc 17. 11-19
L’étude de Lc 17.11-19 révèle finalement que, dans
toutes les sociétés humaines, le couple bienfait/reconnaissance donne lieu à des
échanges, formalisés à travers des paroles (vv13-14 ) et des rites (v.16). Dans
toutes les langues du monde, il existe des mots pour manifester sa
reconnaissance. Dans chaque société, et a
fortiori dans l’Église, le « merci » agit comme un signe de gratitude. Il
permet d’exprimer sa reconnaissance à celui qui a, par un certain nombre de
faits, reconnu notre existence en tant que personne. Il n’est nul besoin de
nous référer à quiconque, pour savoir que le besoin de reconnaissance est un
besoin vital, dont aucune société humaine ne peut faire l’économie. Luc nous
montre, en effet, que la bienfaisance et la reconnaissance autorisent les
sociétés humaines à établir des liens qui permettent de créer des relations
entre nous (v.18).
Basé sur la confiance, la bienfaisance
implique moralement une dette qui sera rendue en d’autres temps, sous forme de prestations.
Ainsi, la reconnaissance confirme, renforce, amplifie le lien social que la
bienfaisance a initié (v.19). Lorsque ce lien est distendu ou rompu, quelle que
soit la personne, les tensions naissent et s’accroissent, et la relation est en
crise. Il en va ainsi dans le monde de l’Église, comme dans tout autre. La question de Jésus « Tous les dix n'ont-ils pas été purifiés? » au v.17b dénote une
crise et donne le ton d’une tension due à l’ingratitude des neuf guéris.
Que la bienfaisance et la reconnaissance
aient une fonction d’échange, cela ne compromet pas leur caractère
désintéressé. Car, l’intention
donatrice nous montre que nous sommes dignes d’être l’objet d’une attention,
dignes d’être connus, reconnus, compris, aimés. C’est donc une dette joyeuse
que nous avons contractée, puisque nous reconnaissons le prix infini de
l’intention. Et si le don m’oblige, il m’oblige seulement à éprouver de la
gratitude à l’égard du donateur, de son intention généreuse, et à m’en inspirer.
D’ailleurs,
chacun est libre d’être, ou de ne pas être, dans le couple bienfaisance / reconnaissance.
Le lien entre la bienfaisance et la reconnaissance est toujours et encore
l’occasion d’exercer sa liberté, de manifester ou non la meilleure part de soi.
En dernière instance, et quels que soient les déterminismes culturels, sociaux
ou autres, son existence dépend des individus, et d’eux seuls. Cette marge de
liberté donne à la reconnaissance sa dimension éthique. Rien n’est jamais
évident ni assuré, ni de donner, ni de recevoir.
Toutefois, la reconnaissance d’un bienfait
reçu comporte une vision optimiste des dons que la vie nous procure. Si l’on se
sent aimé, reconnu, comblé, on est forcément porté à l’allégresse, à la
générosité. Du même coup, la reconnaissance ouvre la voie à la créativité et à
la capacité d’établir avec l’autre (et avec soi-même) une relation dépourvue
d’agressivité. Un des plus beaux exemples du pouvoir du don et de l’efficience
de la gratitude, en tant que transformation de l’être, nous est donné par le
samaritain guéri.
Pourtant, il nous est si facile de recevoir des bénédictions, des
bénédictions presque innombrables, il nous arrive des choses qui changent notre
vie, qui l’améliorent et qui nous apportent tant de bonheur et de joies, mais
parfois, nous pensons que tout cela nous est dû. Ne devrions-nous pas être
reconnaissants des bénédictions que l’Évangile de Jésus-Christ implante dans
notre cœur et dans notre âme ?
Prof. Jimi Zacka
Exégète, Anthropologue
Lire à cet
effet, Paul Ricœur, Parcours de la
Reconnaissance. Trois Études, Paris, Stock, 2004.
Cf. Mt 7.12 « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous,
faites-le de même pour eux, car c'est la loi et les prophètes. »
Paul Ricœur, « Devenir capable, être reconnu »
article publié initialement dans revue Esprit, n°7, juillet 2005
F. Gérardin, D. Morvan, A. Rey, J. Rey-Debove, Le
Robert, Dictionnaire pratique de la langue française, Paris, Dictionnaires
Le Robert-Vuef, 2002.
Alexandre Vexliard, Introduction à la
sociologie du vagabondage, Paris, L’Harmattan, 1997.
L’Evangile de Luc utilise, pour Dieu, l’expression "rendre gloire", et non
"rendre grâce". En fait les deux expressions sont proches l’une de
l’autre. En effet, rendre gloire à Dieu,
c’est reconnaître qu’il compte, qu’il a du poids pour nous, que ce n’est pas de
légèreté.