jeudi 23 février 2017

MEDISANCE ET MAUVAISE FOI


Médire, parler du mal de quelqu’un sur son dos. Nous en sommes auteurs. Nous en sommes victimes. Dire du mal de quelqu’un suscite en nous tant de plaisir. Que celui dont la langue n’a jamais persiflé jette la première pierre. Nous avons beau savoir qu’il est vilain de dire du mal de quelqu’un, nous ne pouvons pas nous en empêcher. En famille, au travail, entre amis : que cachent ces petites perfidies, un peu honteuses mais tellement réjouissantes ?

La médisance, ce sont des propos malveillants, c'est-à-dire une tendance immédiate à divulguer, sans dessein particulier, ce qui porte préjudice à la considération d'autrui. En ce sens, c'est quelque chose de contraire au respect dû à quelqu’un, un mépris. Mépriser l’autre, c'est lui refuser le respect qui est dû à tout homme. Ce qui relève de la mauvaise foi. 

C’est pourquoi, d’ailleurs, dans la Bible, la  médisance est comme de la boue jetée contre un mur. Elle ne reste pas, mais elle laisse une trace. Et cette trace peut marquer toute une vie (Pr 13.3). Pris dans son acception la plus proche de l’hébreu, le commandement « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain » (Ex 20, 16) recouvre toutes les formes de nuisance par la parole. L’apôtre Jacques,  lui, écrit ceci : « Ne parlez point mal les uns des autres, frères. Celui qui parle mal d'un frère, ou qui juge son frère, parle mal de la loi et juge la loi. Or, si tu juges la loi, tu n'es pas observateur de la loi, mais tu en es juge. » ( Jc 4.11).

Malgré sa mauvaise réputation, la médisance a une fonction positive : transmettre les normes et les valeurs du groupe. En désignant ce qu’il ne faut pas faire et en jetant l’opprobre sur ceux qui transgressent, elle tient le rôle d’un mécanisme de contrôle. Elle met la pression sur ceux qui s’écartent du chemin. 

Ainsi, quand nous sommes occupés à scruter la paille dans l’œil du voisin, nous sommes allégés du poids de nos propres poutres, c’est aussi simple que cela. Nous projetons sur l’autre ce que nous n’acceptons pas chez nous-mêmes, ce que nous ne voulons pas voir en nous-mêmes, ou bien cet autre que nous critiquons nous renvoie un manque qui nous gêne, un besoin non comblé, une limite mal fixée. Elle peut aussi être une façon de compenser la crainte que nous avons de l’autre en l’amoindrissant à nos yeux. 

Retenons que Paul range la médisance parmi les péchés qui entraînent la colère divine. « Rapporteurs, médisants, impies, arrogants, hautains, fanfarons, ingénieux au mal… » (Rm 1, 30)

En conséquence, nous nous devons de savoir faire usage de cette langue « qui nous sert à bénir le Seigneur, et qui nous sert aussi à maudire les hommes qui sont créés à l’image de Dieu » (Jc 3.5-9). Bénir—du latin benedicere, bien dire—ou médire est un choix de vie. « Biendisance » ou médisance, c'est une option de notre marche devant le Seigneur. La médisance de Marie et d'Aaron contre Moïse en témoigne (Nb 12).  Et, comme toujours, Dieu laisse aux hommes le choix des armes. 
Toutefois, il demeure une chose à retenir : contre la médisance, il n'y a pas de remparts. C"est dans cette optique que Denys Caton souligne avec raison dans ce poème : 



« Vivant bien, de la médisance

Laisse voler les traits sans t’en inquieter ;
Des discours du public l’indomptable licence
Est un torrent fougueux qu’on ne peut arrêter »


Jimi ZACKA, PhD

dimanche 5 février 2017

L’HOMME RICHE ET LAZARE : DEUX DESTINÉES CONTRASTÉES (Luc 16. 19-26)



Le récit de « Lazare et l’homme riche » prolonge ce que nous lisons  au début du chapitre 16[1] à propos de la parabole de « l’économe injuste[2] ». Mais à partir du v.19, Jésus ne parle pas directement de parabole. Le récit commence sans transition en mettant en scène un personnage anonyme qui n’a qu’une caractéristique : il est riche. Ce qui, pour une parabole, est totalement inhabituel.
Mais si nous l’appelons « parabole[3]», c’est parce qu’elle s’inscrit  dans la continuation de la parabole de « l’économe injuste ». En fait, elle comporte des aspects absolument typiques de paraboles, au moins dans la deuxième partie où Jésus soulève quelque peu le voile du monde invisible. Cependant, Jésus parle tout du long de faits, Il ne présente pas seulement des images, mais d’un épisode qui semble avoir eu réellement lieu.
    En outre, le récit est plein de contrastes empreints de plusieurs motifs tout au long de la parabole. Par exemple, la distance entre le riche et Lazare, symbolisée de façon remarquable d’abord par le portail de la demeure (v. 20), ensuite par les mots ‘de loin’ (v. 23) et finalement par le « grand abîme » qui se trouve entre eux (v. 26). Cette manière d’enseigner, que l’on pourrait qualifier d’hyperbolique, permet à Jésus de mettre en évidence des vérités spirituelles. Il semble nous présenter une société à deux vitesses. En effet, le tableau dressé par Jésus dans cette parabole dépeint avec gravité deux mondes clairement distincts. C’est la mise en scène de deux situations sur la terre. C’est aussi un récit qui nous ouvre les yeux sur l’au-delà et qui nous confirme que nous avons tout avantage à faire bon usage des richesses que Dieu place à notre disposition. Mais aussi, la richesse ne peut créer aucun lien entre Dieu et l’homme.

    Ainsi, nous allons donc réfléchir sur les différentes composantes de ces contrastes pour enfin aboutir à un enseignement moral. Dans un premier temps, nous analyserons la mise en scène des situations contrastées entre la vie de l’homme riche et celle de Lazare puis, en second lieu, l'enseignement de la parabole.

Oppositions sociales entre les deux hommes (v.19-20)  

    La parabole nous présente tout de suite un contraste entre deux hommes dont les univers sont littéralement aux antipodes (v.19-20). Ceci est marqué par l’écart abyssal entre leurs situations sociales. Nous relevons ainsi trois composantes au niveau de leurs différences sociales :

    La première se situe au niveau de leurs habits. L’homme riche était élégamment « vêtu de pourpre et de fin lin ». La teinture de pourpre provenait d’une substance extraite d’un coquillage et dont le coût de production rendait inabordable les vêtements de cette couleur. Seuls les plus riches pouvaient s’en payer. C’est pourquoi on associe le pourpre à la royauté. Le « fin lin » était aussi un article de luxe. Fabriquée à partir d’une étoffe précieuse, cette tunique était particulièrement appréciée pour sa blancheur et sa douceur. Que ce soit avec l’habit de dessus ou le vêtement de dessous, tout dans sa tenue vestimentaire arborait l’opulence. Par contraste, rien n’est dit des vêtements de Lazare. On mentionne simplement que son corps était couvert d’ulcères et que des chiens venaient les lécher. Ce portrait laisse sous-entendre non seulement que les plaies n’étaient pas bandées, mais aussi que l’homme était presque nu. En effet, l'accent est mis sur la misère et la maladie ainsi que le suggère l'hyperbole « tout couvert d'ulcères ». L'image des chiens qui venaient « lécher ses ulcères » renforce l'aspect déjà paroxystique de la misérable condition de Lazare.

    La deuxième, c’est l’énorme disparité dans leur accès à la nourriture. En plus de porter les vêtements les plus chers, la table de l’homme riche était garnie des mets les plus délicats dont il se régalait quotidiennement. À l’opposé, Lazare n’avait rien pour remplir son ventre. La faim le rongeait tellement qu’il se serait contenté des débris de nourriture provenant de la table du riche. Comme le fils perdu en Lc 15.16, il aurait bien voulu se rassasier de ce que les humains ne voulaient pas. 

    La troisième, enfin, dénote toute une inégalité en ce qui a trait à leur domicile. Le portail désigne la porte d’entrée qui, dans les grandes maisons, conduisait à la cour intérieure. Ce détail nous permet de présumer que le riche vivait dans une résidence très cossue[4]. Lazare gisait devant ce portail, ne possédant aucun endroit pour se loger. Il semblait être atteint d’un handicap physique qui le rendait peu mobile. Ceci expliquerait pourquoi il était couché et qu’il ne pouvait éviter les chiens[5] qui s’intéressaient à ses lésions. Il n’est pas dit explicitement que Lazare était un mendiant mais tout porte à croire qu’il en était un. En l’absence de protection sociale par l’état, la mendicité faisait partie du portrait quotidien de cette société. Il était courant de déposer une personne handicapée à un endroit favorable aux aumônes, dans un lieu passant ou à proximité de la résidence d’un riche. C’est ce qu’on avait fait avec Lazare.

    Le récit ne fait aucun éloge d’une éventuelle force d’âme ou d’une hypothétique piété. La richesse de Lazare — outre que son  nom (qui signifie Dieu aide) est donné dans le récit — c’est donc : sa pauvreté, qui lui vaut un extrême mépris venant des autres. Loin d'être une simple attitude, mépriser c'est " tenir pour rien ". Il ne peut s'appliquer qu'à ce qui, dès lors, n’est rien. Lazare n’est rien ni pour l’homme riche ni pour la société. Ainsi, se résume très bien les différences sociales existant entre les deux hommes : le riche et le pauvre. Comme le présente le tableau suivant.

Composantes de contraste
Le riche
Lazare

Vêtements




Vêtements de luxe
(vêtu de pourpre et de fin lin)

Corps nu couvert d’ulcères
Les chiens venaient lécher ses plaies. (v.20).

Nourritures



Festins somptueux


Affamé, « il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche » (v.21)
Domicile

Villa clôturée avec portail

Lazare gisait devant ce portail, ne possédant aucun endroit pour se loger. (v. 20)

    Mais ici, être riche n’est pas en soi une honte. Abraham lui-même, dont Jésus parle juste après, avait été un homme riche, et même très riche ; mais il avait été un homme de foi, et pendant sa vie, il avait habité dans des tentes. Par contre l’homme riche de notre chapitre se donnait du bon temps dans ce monde, mais sans Dieu. Non seulement il se vêtait des meilleurs habits — la pourpre et le fin lin, mais il organisait des festins somptueux chaque jour. Il était certainement hautement considéré parmi les hommes riches, car « on te louera si tu te fais du bien » dit la Parole de Dieu (Ps. 49:18) ; mais devant Dieu, sa manière de vivre était une abomination (v.15).
    Il vivait surtout ce contre quoi Jésus mettait en garde dans la parabole de « l’économe injuste ». C’est-à-dire, il ne vivait que pour le temps présent, que pour lui-même. Il ne souciait pas le moins du monde du temps de l’au-delà. C’est pourquoi, d’ailleurs, tout au long de l’histoire, l’homme riche joue un rôle actif. On le voit agir ou dialoguer dans chacune des scènes. À l’opposé, Lazare ne prononce pas un seul mot. Il semble entièrement passif.

    Sa manière de penser était celle de beaucoup de gens aujourd’hui, à savoir que l’avenir prendra soin de lui-même. Sur ce plan, « l’économe injuste » était plus prudent. Il se révéla donc que ce riche, malgré toute sa vie splendide et toute sa gaieté extérieure, n’était qu’un « fils de ce siècle » (Lc 16.8) . Il ne faisait pas partie des « fils de la lumière ». C’est là aussi où se pose la question : la richesse est-elle une source de bonheur ? 

    Beaucoup pensent que le succès et la réussite sont les plus grands des biens et procurent le bonheur. Pour réussir, il suffit de posséder les biens nécessaires, telles la richesse et la santé. Donc les biens sont la source du bonheur. Or, ce ne sont pas les biens qui sont sources de bonheur, mais l'usage qu'on en fait. Peu de biens intelligemment utilisés favorisent plus la félicité que de nombreux biens et talents dont on ne sait pas tirer profit. C’est ce que tente de nous démontrer ce récit.

    Mais, loin de les rapprocher, le seul point commun des deux hommes dans le récit est leur condition mortelle. Ils seront appelés tous les deux à mourir. 

La mort comme fin irréversible de la vie terrestre (v.22)

    La mort est une réponse à notre désir de vivre immortellement. Jour après jour, et sans cesse, nous sommes confrontés au fait que nous sommes tous sujets à la mort. Quelle que soit notre vie, elle se solde pour nous par la mort. Mais, qu’est-ce que mourir ? Du latin mors, la mort s’entend comme la fin de la vie, la cessation physique de la vie. Si cette définition nous est connue de tous, elle peut être élargie. Platon l’a définie comme « le terme d’une vie terrestre et l’accès à un monde idéal ». Heidegger l’envisage comme « la forme même de la vie humaine, considérée dans sa finitude ; cette forme saisie et assumée, permet l’accès à l’authenticité ».

    En outre, la mort, c’est aussi notre seul patrimoine vraiment commun. Face à la mort, nous sommes tous sur le même pied d’égalité. Les hiérarchies sont aussitôt dépassées. La mort est un sujet grave mais simple : il rend dérisoire tout ce qui touche à l’apparence, à l’argent, au pouvoir. La mort n’est pas seulement le seul évènement – avec la naissance – qui est commun à toute personne humaine. La mort ouvre à la fraternité universelle parce qu’elle nous situe tous en « mortels », c'est-à-dire en êtres fragiles, finis. Et qui ont besoin les uns des autres. C’est particulièrement vrai aux deux bouts de la vie. C’est ce qui nous révèle le v.27.

    Malgré leur opposition essentielle entre la richesse et la pauvreté, un sort commun les lie, nous avons les sept premières lignes de leur récit de vie en accéléré puis après le connecteur « or », le récit de leur mort respective. Dans cette optique, nous avons la finalité de tous les hommes mise en avant et elle est la première leçon : la mort est comme fin irréversible. Le contraste frappant, ici, c’est de voir Lazare quitter sa souffrance sur terre et l’homme riche laisser toutes ses richesses derrière lui. 

    Ainsi méprisé par ses semblables  ne se préoccupant pas d’ensevelir le pauvre Lazare, ce sont les messagers de Dieu qui le déposent là où les justes attendent la résurrection. Ainsi, les deux situations initiales sont inversées. « Le riche mourut et on l'enterra » tandis que « le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham ». Le pauvre est au ciel et le riche aux enfers. A cette différence correspond la différence des traitements. Le déplacement des lieux des deux hommes va inverser définitivement leurs situations.

Deux destinées eschatologiques contrastées  (v.23-26)

    La mort scelle définitivement leur non-rencontre, un grand abîme les sépare pour toujours ; le retournement des situations, annoncé par les Béatitudes et les malheurs du chap.6, et caractéristiques du temps de la Fin, se réalise déjà lors du décès de chacun : Lazare est au sein d’Abraham et l’homme riche est dans le Hadès[6] et souffre la torture des flammes car il a reçu « des biens toute sa vie ».. Nous avons donc une inversion irrémédiable justifiée par Abraham par l'opposition des biens, des maux, de la torture et de la consolation. La sentence est logique et irrévocable. L'idée d'un retour en arrière est impossible, l'image du grand abîme domine et la traversée est irréalisable dans les deux sens, « entre vous et nous a été fixé un grand abîme, pour que ceux qui voudraient passer d'ici chez vous ne le puissent et qu'on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous ». Par conséquent, l'abîme empêche la traversée des élus vers les condamnés et les condamnés vers les élus. 

    C’est là où l’homme riche va commencer à prendre conscience de sa situation. Alors, lui qui ne s'inquiétait pas des besoins du pauvre, découvre tout à coup que c'est lui, le riche, qui a besoin du secours de Lazare: "Envoie Lazare tremper son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue", cette langue qui n'avait pas su trouver de mots pour parler au pauvre; moins compatissante que celle des chiens (v. 24).  L’on relève en effet que la mort provoque une prise de conscience ou « un rappel » que nous sommes « fragiles » et « mortels ». D’où la volonté exprimée de vivre désormais chaque instant comme un cadeau précieux. Et aussi celle de ne « pas attendre » la fin de vie pour établir des relations « vraies.

    En accord avec cela, le Seigneur donne maintenant, par ce récit, un enseignement révolutionnaire pour l’époque, selon lequel les circonstances extérieures de quelqu’un ici-bas et maintenant, ne sont pas le reflet de ses relations avec Dieu. Le bien-être et la richesse ne sont nullement la preuve que la personne concernée est juste ; elles ne sont absolument pas un signe de la faveur de Dieu. C’était une leçon nécessaire pour les Juifs d’alors, et l’est aussi pour nous aujourd’hui, justement parce que dans l’Ancien Testament les biens et la richesse étaient promis au juste. Mais comme nous l’avons souligné ci-haut, il n’est pas dit que le riche menât une vie immorale. Mais, qu’est-ce qui explique une fin aussi terrible?  Sa richesse en serait-elle la cause? Pas directement. Par contre, son attitude à l’égard des possessions matérielles démontrait une absence de relation avec Dieu. C’est sur ce point particulier que Jésus a fait porter la remontrance. Il a seulement ignoré, ou voulu ignorer, l'existence de Lazare. Cela a créé un fossé, un "grand abîme" entre les deux hommes. Cet abîme d'abord terrestre s'avère en fin de compte creusé pour l'éternité. La "fracture sociale" s'inverse: défavorisé quand il gisait devant le portail du riche comblé, il se trouve maintenant comblé et le riche démuni. 

    A l’évidence, dira-t-on, ce riche n’a pas entendu l’invitation pressante, adressée par Jésus, à se servir de son argent pour se faire du pauvre Lazare, un ami (16.9. Mais cette invitation n’est pas une nouveauté que l’homme serait excusable d’ignorer. Elle est déjà portée par la Loi : « s’il y a chez toi, un pauvre…tu ne raidiras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main devant ton frère pauvre…je te le commande : tu devras ouvrir ta main pour ton frère, pour ton pauvre et pour ton indigent dans ton pays » (Dt 15.7-11).  Pourtant, Abraham révèle qu’elle est rappelée sans cesse par les prophètes (v.29). 

Les réflexions de la Parabole

    La pointe du récit de « L’homme riche et Lazare » se trouve dans le fait que Luc condamne l’individualisme, l’égoïsme, en invitant les personnes riches à faire preuve de solidarité vis-à-vis du plus faible. Il rappelle en même temps que le salut ne vient pas de la richesse, car c’est un don de Dieu 

    C’est ce renversement eschatologique qui invite Zachée à redéfinir une nouvelle éthique. L’histoire de l’Eglise, si elle illustre le danger de la richesse, illustre aussi ses possibilités considérables de faire le bien[7]. L’argent reste un moyen pour pallier les souffrances des plus faibles en répondant à l’appel de Jésus à ces disciples. L’accent doit être mis sur la nécessité d’agir avec intelligence en tenant compte des réalités socio-économiques de chaque époque. Lorsque l’on met en lien notre gestion et la fidélité dans les grandes comme dans les petites choses (Lc 16.10), elles sont en parallèle avec le salut et le jugement.

    Ainsi, Jésus invite les riches à une pratique nouvelle : mettre leurs biens à la disposition de la communauté, sans créer de discrimination due au rang social. Si l’accès au Royaume semble facile et direct pour le pauvre, il n’en va pas de même pour le riche lucanien, qui doit rentrer dans une démarche de renoncement et de partage au profit du plus faible. L’histoire de Zachée (Lc 19.1-9) proposant de donner la moitié de ses biens aux pauvres est un texte de renversement dans lequel on peut voir une action divine qui met fin aux injustices de ce monde. C’est ce que l’homme riche de Lc 16.19-26 n’a pas compris. 

    Le retournement eschatologique de la situation dans l’au-delà en faveur du pauvre Lazare dénote aussi que, même ici-bas, la situation peut être inversée. Être riche n’est pas définitif. Car, « L'Eternel appauvrit et il enrichit, Il abaisse et il élève » (1 S 2.7). L’homme riche a donc été condamné en raison de son insensibilité, une condition que l’opulence a tendance à engendrer si on n’y prend pas garde. Il ne vivait que pour lui-même en consacrant sa fortune à ses plaisirs et ses appétits sans jamais se soucier des maux ressentis par ceux qui sont dans la détresse. 

    Notons que cet aspect de la parabole met en relief l’enseignement de Luc 16.9 sur l’utilisation de nos ressources matérielles pour faire la charité. Et moi, je vous dis, Faites–vous des amis avec les richesses injustes, afin que, quand vous viendrez à manquer, vous soyez reçus dans les tabernacles éternels. Ce verset montre que par le sacrifice de nos dons nous pouvons devenir des instruments pour la bénédiction éternelle de nos semblables. Le riche de la parabole en est un contre-exemple.

    Au final, celui qui cherche et qui est prêt à se contenter de miettes est plus près de Dieu que celui qui croit posséder toute la richesse de la loi. La parabole du riche et de Lazare nous renvoie à toutes sortes de richesses, aussi bien matérielles, qu’intellectuelles ou spirituelles, afin de réaliser que le danger de l’idolâtrie ne guette pas que les richesses matérielles, mais que l’idolâtrie de la loi, la certitude d’un salut gagné est peut-être la pire des choses.

    Pour conclure, la parabole  de Lc 16. 19-26 offre un aperçu du contraste de la destinée eschatologique en fonction de la relation à la richesse : la récompense dans les tentes éternelles pour celui qui fait un usage prudent de ses biens ; la punition loin du sein d’Abraham pour le riche qui a agi égoïstement. Il est clairement établi par la parabole de l’homme riche et de Lazare que la destinée eschatologique se décide par les comportements présents ; après la mort, c’est trop tard et plus rien ne peut être changé. Le riche, des enfers où il est enfermé, voit, en compagnie d’Abraham, le pauvre Lazare qu’il avait laissé à sa porte, du temps où il festoyait tous les jours.




Prof. Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue











[1] Dans le chapitre 16, la parabole de l’économe injuste  ainsi que celle du riche et du pauvre Lazare n’ont pas de parallèle synoptique. Ces deux paraboles font donc partie des douze de la section centrale écrites par Luc et ignorées des autres Evangiles.
[2] Pour une étude détaillée et approfondie, vous pouvez lire MOLINA J.-P., « Luc 16/1 à 13. L’injuste Mamon », ETR 53 (1978), p. 371-376 ; MONAT Pierre, « L’exégèse de la parabole de “L’intendant infidèle”, du IIe au XVIIIe siècle », RE Aug 38 (1992), p. 89-123.
[3] Une parabole est une histoire vivante, simple et brève qui présente une morale spirituelle. Elle illustre une vérité à retenir plutôt que sur les détails du récit.
[4]Les maisons des riches personnages en Palestine étaient en pierres calcaires propres aux plus somptueuses constructions, et leurs demeures s'étendaient souvent sur un grand espace; une cour intérieure le long de laquelle régnait un portique, semblable au cloître d'un couvent ou au patio espagnol, était au centre. Le milieu de la cour formait un impluvium; il y avait là un bassin où l'on pouvait se baigner. Autour et en dehors du carré formé par le portique, se voyait une sorte d'avant-cour, ce qu'on appelle en style de caserne un chemin de ronde fermé par un mur d'enceinte. On pénétrait dans la maison par une porte en bois d'une seule pièce ou à deux battants et qui tournait sur deux gonds. Les verrous, la serrure et les clefs étaient en bois. Les portes des villes avaient seules des verrous en Métal. La fermeture était souvent plus simple encore, et au lieu d'une serrure, on se contentait d'une simple courroie.
[5] Les chiens ne sont pas dans ce contexte  des animaux de compagnie, mais vivent à l’état semi-sauvage.
[6] Le Hadès n’est pas encore l’enfer. L’Écriture différencie clairement ces deux endroits et ces deux états. L’enfer est le lieu du séjour éternel de ceux qui meurent sans être réconciliés avec Dieu — l’étang de feu, embrasé de feu et de soufre. Ce n’est qu’après leur résurrection et leur jugement devant le grand trône blanc qu’ils seront « jetés dans l’étang de feu » (Matt. 5:22, 29, 30 ; 10:28 ; Marc 9:45 ; Apoc. 20:11-15 ; 21:8). Le Hadès, par contre, n’est qu’un état intermédiaire, le lieu invisible des esprits des trépassés. Dans plusieurs passages du Nouveau Testament, le ‘Hadès’ est pris simplement comme l’équivalent grec du ‘Shéol’ hébreu (Matt. 11:23 ; 16:18 ; Luc 10:15 ; Apoc. 2:27, 31). Il traduit le « séjour des morts », sans vouloir dire plus, et il correspond à peu près au terme ‘l’au-delà’ que nous utilisons souvent. Le ‘Sheol’ dans l’Ancien Testament s’applique aussi bien aux justes qu’aux injustes. L’Ancien Testament ne fait pas de distinction.
[7] Donald H. JUEL, Luc-Actes. La promesse de l’histoire, Lire la Bible 80, Paris, Cerf, 1987, p. 147.