mardi 23 juin 2015

LES ÉMOTIONS DE DIEU DANS LES RELIGIONS AFRICAINE ET JUDÉO-CHRÉTIENNE (Études comparée et théologique)



Introduction

     Souvent nous  avons tendance à projeter sur Dieu nos sentiments. Nous imaginons que Dieu réagit exactement comme nous.  Quand nous sommes atteints du malheur, nous avons l’impression que Dieu a rompu tout lien avec nous. Nous imaginons alors qu’il est en colère à notre égard. Ce n’est là qu’une manière de dire qu’il nous paraît absent ou lointain. Nous projetons sur la personne de Dieu ce que nous devrions dire à propos de notre relation avec Lui. 
            Les problèmes surgissent quand on essaye de comprendre comment s’articule en Dieu sa colère et son amour ou pire sa prétendue « vengeance». Il faut ici se dire que nous ne savons en fait rien de la colère ni même de l’amour « à l’intérieur » de Dieu. Nous ne percevons Dieu que dans la relation que nous entretenons avec Lui. Et nous ne pouvons parler que de ce que nous percevons de cette relation. Dans telle situation, nous avons l’impression que Dieu nous aime, dans telle autre qu’il nous en veut.
     Mais qu’est-ce que s’émouvoir ou ne pas s’émouvoir ? Aujourd’hui, beaucoup de croyants accordent une grande importance à l’émotionnel dans leur vie spirituelle. Mais, au même moment, d’autres chrétiens dénoncent ce qu’ils appellent «émotivité» comme une atteinte à la vraie foi. Qu’est-ce qu’une émotion ? « Réaction effective, en général intense, se manifestant par divers troubles, surtout d’ordre neuro-végétatif » (Petit Robert). Le verbe latin motere signifie « mouvoir ». Il est précédé d’un préfixe qui indique le mouvement vers l’extérieur. L’objectif d’une émotion est de nous inciter à l’action. On dénombre sept émotions : colère – peur – joie – amour – surprise – dégoût – tristesse. 
     Ces émotions dépeignent l’image que nous donnons à Dieu et suscitent ainsi de multiples interrogations : Qu’en est-il des émotions de Dieu ? Même si, les Écritures le disent pourtant jaloux, tantôt en colère, tantôt attristé et compatissant. Ou serait-ce déjà les émotions que lui confèrent les hommes ? Comment ces derniers prêtent-ils à Dieu des émotions, et qu’est-ce que cette asymétrie provoque dans les constructions théologiques et dans le processus réflexif qu’elle suppose ?  Vers quelles revendications, rhétoriques ou matérielles, lesdites émotions de Dieu conduisent-elles les chrétiens africains?

     En réponse à toutes ces questions, notre réflexion se déploie en trois temps. Dans un premier temps, nous essayerons de voir en quoi le primat des émotions influe sur la religiosité africaine. Dans un second temps, nous procéderons à l’évaluation des émotions divines dans la Bible. Ceci nous permettra d’affiner la conception des émotions en Dieu. Car, même si Dieu a des émotions selon la Bible, la même Bible nous met en garde : « Mes pensées ne sont pas vos pensées. Aussi haut qu’est le ciel par-dessus la terre, mes pensées sont au-dessus de vos pensées » (Esaïe 55. 6-8). C’est dire que Dieu n’a pas d’émotions si par là nous entendons les émotions liées à des pulsions ou à des humeurs ou si nous entendons par là ce qui est lié à la sensibilité. Dans un troisième temps, nous tenterons d’analyser l’expression majeure de l’émotion religieuse dans les milieux chrétiens en Afrique. Doit-on se méfier de l'émotion religieuse dans nos Eglises ?

Le primat des émotions de l’Être suprême (Dieu) dans les religions africaines

     Pour l’homme africain, le point crucial de la recherche sur Dieu n’est pas celui de son existence ou de sa nature. En laissant ces thèmes à d’autres religions, l’africain s’oriente vers une direction différente : celle de l’expérience quotidienne avec Dieu. Dieu, au singulier ou au pluriel, la question n’est pas là pour le moment. Car, tout un cortège d’entités surnaturelles – génies, anges, démons, esprits divers, mânes des ancêtres, dieux, etc – est perçu comme composantes divines. Ainsi, la preuve de l’existence objective de l’Être suprême et des autres réalités invisibles s’exprime dans un langage défini par des gestes, comportement, parole orale ou écrite, un témoignage de ce que l’homme pense de ses inquiétudes, de la façon dont il conçoit l’origine et l’évolution de l’univers et de son être.

     D’une telle conscience découlent, d’une part l’élaboration des différentes représentations symboliques des réalités appartenant au monde invisible, d’autre part le sentiment d’être intégré au milieu de ces mêmes réalités ou dans le jeu des forces de l’univers. Ceci inspire les « visions du monde » d’où surgissent ultérieurement (ou en même temps) le sentiment religieux et, par la suite les religions naturelles, révélées ou institutionnalisées. C’est là où l’homme africain se voit harponné dans tous ses états, exploré en ses dimensions affectives multiples. 

     Ainsi, le Dieu auquel il s’intéresse est le produit d’une émotion ; Ce Dieu est perçu par et dans une émotion. Les inquiétudes existentielles devant les forces  de l’univers, devant le sens de la vie et de la mort, l’amènent à mesurer son vécu au gré des émotions de différentes divinités. Dans cette perception, l’Être suprême (lointain)  ne s’occupe pas directement de la condition humaine qui semble plutôt se rattacher à un ordre établi des choses. Ce sont plutôt les entités spirituelles ou démiurges, positives ou négatives  qui régentent le monde des visibles. En effet, la croyance en l’existence d’êtres surnaturels permet à l’homme africain de vivre au rythme des  humeurs bonnes ou mauvaises de ces diverses divinités. Cette croyance repose sur deux idées maîtresses : l’une sur la notion des esprits mauvais et l’autre sur la notion des esprits bons. Quelquefois, le bien et le mal sont concentrés dans les mains d’un seul esprit. Les esprits appartiennent en général à une espèce ontologique intermédiaire entre Dieu et l’homme. C’est dans cet univers que les maux que subissent les humains doivent trouver leur explication au sein du monde invisible qui les entoure. Les malheurs dans la vie d’un être humain sont la manifestation de la colère des esprits, celle des ancêtres ou celle des divinités auxquels les bons rituels n’ont pas été rendus. 

     Par cette croyance, l’humain est avant tout un être relié aux autres, à son environnement et à une force divine. En d’autres termes, chacun est en relation collective et individuelle avec les divinités par les prières, les danses, et par les actes. Car, les émotions des divinités expriment tantôt les bénédictions pour les hommes, tantôt les épreuves pour les punir.  Cela signifie que l’homme, sans cesser d’être l’homme concret, vivant, accède au sens profond du monde, non pas par sa seule raison, par abstraction, mais par son être total, corps et esprit. Là est l’émotion. Le mot Dieu dégage, rayonne l’émotion. En effet, pour l’homme africain, être ému, c’est donc participer au jeu de forces qui anime l’univers, en communion étroite avec les émotions sacrées. Sans émotion, l’Être suprême (Dieu) est absent non seulement de l’univers, mais aussi de la vie des hommes. C'est une rupture vitale pour le monde des humains.

     En bref, grâce à l'émotion et par-delà les manifestations multiples de ses effets, nous sommes renvoyés à une unité d'inspiration qui est probablement la vision spécifique africaine de l'homme et du monde. Cette vision procède d'un dessein d'alliance de l'homme aux forces naturelles, de participation à la grande vie cosmique, de communion avec les énergies telluriques. C’est pourquoi, par exemple, chez le mystique bantou,  l’émotion religieuse est quantifiée par le sentiment d’éloignement que l’âme éprouve vis-à-vis de Dieu. Cette distance l’oblige à concevoir des intermédiaires spirituels souvent interpellés par ses émotions, sous forme des verbes sacrés. 

     Comme nous l’avions évoqué, cette conception de l’Être suprême dans les religions africaines serait un Dieu lointain auquel on ne rend pas de culte. Non seulement on ne rend effectivement pas de culte à l’Être Suprême dans les religions africaines, bien qu’on l’évoque comme le transcendant, le Créateur, etc, mais aussi, dans plusieurs cultures, des mythes et des légendes racontent comment celui qui est considéré comme Être Suprême s’est éloigné des êtres humains. Pour certaines cultures, cet éloignement est un fait qu’on ne semble pas regretter, pour d’autres, c’est à regret qu’on en rend compte[1].  

     La question suivante est de savoir s’il y a une correspondance entre  les émotions assignées à l’Être suprême des religions traditionnelles africaines et celles attribuées au Dieu du judaïsme chrétien.  

Les émotions de Dieu judéo-chrétien

     La Bible est remplie de toutes les gammes des sentiments divins que l’on trouve exposé  tout au long de ses pages. D’après la Bible, le Dieu judéo-chrétien possède une vie émotive : Dieu est attristé, il est en colère, il se réjouit, il a pitié, il est plein de compassion, etc. Ainsi, pour autant que la colère, la joie, la pitié sont des émotions, Dieu a des émotions selon la Bible. De fait, si nous essayons de réduire toute la vie émotionnelle de Dieu dont parle la Bible à une simple manière de parler ou à un simple anthropopathisme, ce sera réduire Dieu à une entité banale. Loin d’être un catalogue de description d’états d’âme, la Bible va plus loin que ça. C’est pourquoi,    il faut autant que possible éviter de parler des sentiments de Dieu et se contenter de dire l’impression que Dieu nous fait dans la relation que nous entretenons avec Lui. Il faut de même constamment traduire dans d’autres termes les expressions bibliques qui parlent des sentiments divins. De même, dire que le Dieu judéo-chrétien est immuable et impassible ne revient pas à dire qu’Il ne connaît aucune vie émotionnelle. Mais qu’en est-il concernant ses émotions ? Qu’est-ce qu’une émotion en Dieu ? 

     Avant d’aborder ces questions, nous jugeons nécessaire de savoir un certain nombre de choses qui semblent utiles à notre compréhension : d’abord, on ne peut dire que Dieu se laisse émouvoir jusqu’à en pleurer[2]. Il ne se laisse pas non plus submerger par la rage[3]. Il ne tombe pas amoureux. Il ne devient pas frustré. Les émotions ne lui adviennent pas, comme s’il était forcé d’agir de telle ou telle manière afin de devenir plus heureux en changeant d’humeur[4]. Dieu est souverainement libre. Ses décisions sont basées sur l’immuabilité de sa volonté et sur ses desseins éternels, non sur ses sautes d’humeur comme c’est le cas dans les religions traditionnelles africaines. 

     Ce que peut être des émotions en Dieu, ce sont des perceptions orientées et chargées de valeurs. On parle de perception orientée pour désigner le fait que ces perceptions expriment la manière dont Dieu s’intéresse au monde. Dieu est solitaire au sens de sa transcendance, mais uni au monde au sens de son immanence. Et, Il est toujours conscient de ce qui se passe dans le monde. C’est pourquoi, il émet des jugements de valeurs sur ce qui se passe dans le monde, jugements qui dépend de la nature divine et du dessein qu’il a sur le monde. Elles sont l’expression de la perception que Dieu a du monde. De la joie ou de la tristesse. 

     Peut-on parler des affections et sentiments dans ce cas ? Les affections sont passives et involontaires, les sentiments actifs et volontaires. Si nous analysons les émotions  en termes d’affection (humeur, pulsion, etc.), alors il convient de dire que le Dieu judéo-chrétien n’a pas d’émotions.  Mais si nous parlons des sentiments, il convient au contraire de les attribuer à Dieu. Les émotions divines, dans la Bible, sont des émotions cognitives dans lesquelles ses perceptions du monde entrent en jeux[5]. Ce que nous appelons en Dieu des émotions sont avant tout sa manière d’évaluer et de juger ce qui se passe dans sa création[6]. Seulement, en Dieu, ces perceptions et ces émotions ne sont pas des affections, mais des sentiments. Dieu éprouve de véritables sentiments, lesquels reflètent à la fois le monde et la vie morale et intérieure de Dieu. Dieu ne subit pas ses sentiments, c’est lui au contraire qui les produit en même temps qu’il crée le monde. Et ainsi, la vie émotive de Dieu judéo-chrétien ne souffre d’aucune passivité parce que ses sentiments sont des perceptions cognitives, objectives, vraies et morales.  

     Il est aussi à retenir que les changements « émotionnels » en Dieu sont liés, non à un changement personnel mais à un changement temporel dans ses créatures. En d’autres termes, lorsque le monde extérieur change, les relations entre Dieu et le monde changent aussi. Quand une situation change, la nature divine immuable et éternelle perçoit différemment cette situation. Il s’agit d’une relation asymétrique lié à un changement dans l’objet (monde) et non dans le sujet (Dieu).  
   
     Mais que dirions-nous de l’émotion dans les cultes chrétiens ? Car, comme il a été dit dès le début de notre réflexion, de nombreux chrétiens en général, et particulièrement des chrétiens africains accordent une grande place à l’émotionnel dans l’adoration de Dieu aujourd’hui[7]

Faut-il se méfier de l’émotion religieuse dans les Eglises ?

     La plupart des Églises africaines se contentent aujourd’hui d’être une machine à produire des émotions collectives fortes, sans objet qu’elles-mêmes[8]. « Même si le prêtre ou le pasteur affirme que c’est pour la grande gloire de Dieu. En tout cas l’impressionnante ferveur des célébrations liturgiques paraît sans effet notable sur la qualité d’une spiritualité restée terre-à-terre, tournée vers la demande de satisfaction matérielle et la protection contre le mauvais œil[9] ». Cette « liturgie émotionnelle » paraît en quelque sorte soucieuse de mettre en relation l’éloignement de Dieu avec la religion chrétienne. 

     Dans ce cas, à la question « faut-il se méfier de l’émotion dans la liturgie chrétienne ? », nous répondons : oui. Il faut s'en méfier tout autant, ni plus ni moins, que des doctrines, des pratiques, des institutions religieuses, pas seulement ni principalement parce qu'on a affaire à des émotions, mais parce qu'en elles, comme en tout ce qui touche au religieux, se mélangent le céleste et l'infernal.  

     Des milliers de personnes se trompent en se confiant à quelque émotion particulière et en dédaignant la parole de Dieu. Elles ne construisent pas sur la seule et sûre fondation qu’est la parole de Dieu. Une religion qui s’adresse à des créatures intelligentes produira des preuves raisonnables de son authenticité, et se manifestera par des résultats marquants dans le coeur et le caractère. La grâce du Christ apparaîtra dans leur conduite quotidienne. Nous pouvons en toute sûreté demander à ceux qui professent être remplis du Saint-Esprit ou prétendent posséder des dons spirituels : "les fruits de l’Esprit transparaissent-ils dans votre vie ?"

     Le christianisme souligne que notre vie spirituelle naît et dépend d'une parole qui vient d'ailleurs, de Dieu. Elle se fait entendre depuis l'extérieur par la proclamation et la prédication de l'évangile. Quand cette parole atteint quelqu'un, elle suscite en lui la foi, elle le convertit et réoriente sa vie. Elle est émotion, puisqu'elle remue et fait bouger du dehors et qu'elle n'agit pas du dedans, à partir d'une méditation intérieure, d'une découverte de la profondeur de son être ou de la culture d'une sagesse innée. Mais le christianisme pense également qu'il y a correspondance, accord, jonction de cette parole externe avec une vérité enfouie ou inscrite en nous à la création, ce qui lui permet de s'implanter en nous sans nous aliéner.
     Nous vivons le temps de l’émotion partout dans nos églises aujourd'hui en Afrique par des célébrations exubérantes, avec des formes de piété démonstratives, bruyantes ou extasiques. Est-ce un mal? Pas forcément, si nous remplissons ces trois conditions, et c'est là que la méfiance critique intervient :

- D’abord,  l'émotion religieuse doit être contrôlée pour lui éviter de dégénérer. Si on ne se préoccupe pas de la canaliser, des débordements et des déviations l’emporteront, on tombera dans les manipulations de l'échauffement psychologique et dans la surexcitation qui va de sensations en sensations, de secousse en secousse, mais qui ignore le sentiment, l'intériorisation, l’essentiel dans la manière de rendre culte à Dieu.. 

- Ensuite, l'émotion religieuse ne doit pas supplanter la réflexion, se substituer à elle. Le cœur et l'esprit, le sentiment et la raison, la beauté et la logique ne s'excluent pas ni ne se contredisent, mais se renforcent. L'émotion devient dangereuse quand on s'en sert comme d'un oreiller de paresse qui dispense de penser, de même que la pensée devient dangereuse quand elle reste froide et indifférente aux soucis, aux peurs et aux espoirs des êtres humains.

- Enfin, se méfier de l'émotion religieuse ne signifie pas l'écarter, l'éliminer, la supprimer; cela veut dire lui donner sa juste place, et apprendre à en faire un bon usage dans le culte que l’on rend à Dieu. Nous ne devons pas attribuer à Dieu nos propres émotions dans le seul but de le manipuler à notre guise, ou de nous l'approprier.  Sachons que Dieu ne peut subir nos sentiments, ni les Siens. Il est libre de tout.

Conclusion

     Au cœur de la conception africaine du monde et de l’homme se trouve la notion de vie. L’homme africain veut la vie et la veut en abondance, mais il veut la vivre avec exaltation, au niveau où elle devient sublime, déjà en ce monde, et à ce niveau-là  l’homme cherche à rejoindre Dieu de la manière la plus émotionnelle. D’où parfois la dérive de chercher Dieu avec une piété bruyante, émotionnelle soulignant immédiateté de l’action divine et son efficacité offrant une certaine plasticité doctrinale et liturgique et présentant une forte capacité d’interactions avec les cultures religieuses de l’émotion et de l’agir divin à travers des acteurs de type prophètes-devins, guérisseurs.  Ce type de vécu émotionnel entraine souvent le chrétien sur la voie d’appropriation de Dieu élaborée par des émotions négatives corrélativement avec l’affadissement de la foi. Projeter nos propres sentiments sur Dieu ne nous rapproche pas de Dieu, mais l’attaque.
     L’émotion est un don du ciel. Elle nous permet de répondre aux grandes vérités que nous découvrons dans la Parole de Dieu. Elle nous pousse à atteindre un niveau élevé dans le service de Dieu. Mais, comme pour toute chose, la faculté de s’émouvoir doit être sagement utilisée. Que faire pour éviter les extrêmes que sont le sentimentalisme et le formalisme ? Laissons la Parole de Dieu transformer nos coeurs et permettons à nos émotions de porter des fruits qui nourrissent notre foi.



vendredi 19 juin 2015

SUIS-JE CE QUE MON PASSE A FAIT DE MOI ?

Le sujet semble nous confronter à une impasse. Si je suis ce que mon passé a fait de moi, quelle liberté me reste-t-il? Est-ce à dire que je suis condamné à être toujours le même, tel que j'ai été, sans possibilité de me redéfinir, de me réinventer au gré des événements nouveaux qui peuvent arriver et en fonction du futur et non pas du passé? Mais si je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi, comment penser alors le rapport à mon histoire? Comment se construire, évoluer, si ce n'est en intégrant ce passé que j'ai vécu? Comment avoir une continuité dans notre histoire si nous n'avons pas de rapport constructif à notre passé? On voit donc que le passé à un rôle ambivalent dans notre histoire et notre identité : il peut être perçu aussi bien comme ce qui me permet d'avancer comme ce qui m'en empêche, aussi bien comme un poids qui me retient et me tire en arrière que comme un ensemble de pierres me permettant de me façonner une identité stable.

Notre identité repose sur notre passé.
 
On pourra dans cette première piste développer l'idée que notre identité - le fait que je sois moi, que je reste moi - repose sur notre passé. Ce qui fait que je suis moi, ce qui fait ce que je suis, c'est d'abord en effet ce sentiment et cette certitude immédiats que j'ai d'être moi et personne d'autre. Ainsi, la conscience immédiate que j'ai de moi repose d'abord et avant tout sur la mémoire car c'est par la mémoire que je sais, par exemple lorsque que je reviens à moi le matin, que je suis moi. C'est donc la mémoire qui fait, comme le dit Locke dans L'Essai sur l'entendement humain, l'identité personnelle, que je suis moi, que je le sais et que je le reste.
La conscience est donc liée au passé. Il s'agit de savoir que j'ai été. Peu importe que la mémoire soit plus ou moins étendue, ce qui compte, c'est que je sache que j'ai été, que j'aie des souvenirs, peu en importe la quantité et même la qualité. Le passé désigne ici simplement un rapport au temps dans lequel nous savons qu'il y a eu un "avant". C'est ce qu'explique notamment Bergson dans La conscience et la vie.
Bien sûr, le passé ce sont aussi des souvenirs, des événements. Mon identité se constitue au fur et à mesure de ces événements qui écrivent mon histoire et influencent la personne que je deviens (voir Sartre - L'existentialisme est un humanisme) - de la même manière qu'au niveau collectif on peut dire aussi que ce sont les événements qui constituent les grandes caractéristiques d'une nation. On pourrait même intégrer dans ce passé un certain donné naturel qui peut aussi influencer ce que je suis ou deviens.
Donc je suis ce que mon passé a fait de moi car sans mémoire, sans passé pas d'identité. Lorsque je dis que je suis moi, aujourd'hui, cela signifie : le même que j'ai toujours été. C'est la continuité dans le temps qui nous permet d'accéder à notre identité. Toutefois, la formulation du sujet peut laisser entendre une part de passivité du côté du sujet : ce que mon passé a fait de moi, n'est-ce pas sous-entendre que nous subissons ce que nous devenons plus que nous le choisissons? Si tel est le cas, quelle liberté nous reste-t-il?

Nous ne sommes pas prisonniers de notre passé.

On pouvait donc dans un deuxième temps développer l'idée que nous ne sommes pas ce que notre passé fait de nous dans le sens où nous ne sommes pas prisonniers de notre passé. Celui-ci n'est pas un poids qui nous empêche d'avancer, qui nous déterminerait mais, quelque soit notre passé, nous restons libres et gardons la capacité à nous redéfinir et à nous réinventer.
L'enjeu est la manière dont nous pensons notre rapport au passé. La mémoire peut être, comme nous l'avons vu, définie comme un simple rapport au temps : savoir que nous avons été. Mais ce peut être aussi une quantité donnée de souvenir. En ce sens, elle peut en effet constituer un poids qui nous empêche d'avancer. Ce que je suis, c'est aussi ce que je veux être en me tournant vers le futur sans laisser le passé me retenir. En ce sens, l'oubli est nécessaire. Il ne s'agit pas de faire comme si nous n'avions pas de passé mais de le digérer, de le faire nôtre pour pouvoir avancer, sans nécessairement pour autant en garder une mémoire consciente. C'est en ce sens que Nietzsche exprime sa méfiance à l'égard de l'histoire et de la mémoire. Il n'y a de liberté et de bonheur possibles qu'à la condition d'entretenir une certaine dose d'oubli (Seconde considération intempestive).
Dès lors, nous ne sommes pas ce que notre passé fait ou a fait de nous car nous restons libres. Il n'y a pas de déterminisme dans le sens où nous serions nécessairement conduits à être tels ou tels par notre histoire. Ce que nous sommes aujourd'hui n'est pas nécessairement le reflet de ce que nous étions hier. Rétrospectivement certes nous pourrons toujours trouver dans le passé de quoi expliquer ce que nous sommes ou serons, mais au présent nous gardons la capacité à agir de manière totalement inédite et originale, c'est-à-dire sans rapport avec ce qui précède. C'est en ce sens que Bergson parle de liberté créatrice (La Pensée et le Mouvant).
Donc je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi puisque je reste fondamentalement libre. Mais est-ce à dire que je peux faire table rase du passé? N'est-ce pas quand même le rapport que j'entretiens à mon histoire qui me permet de construire mon identité et d'avoir une certaine stabilité, continuité dans le temps? Ne peut-on pas dire alors que je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi mais ce que je fais de mon passé?

La connaissance du passé permet de m’en libérer.

On pouvait enfin analyser ici le rapport que nous pouvons entretenir au temps sans le nier et tout en préservant notre liberté. Si notre passé ne nous détermine pas et que nous gardons notre capacité à changer, à évoluer, en un mot à être libres, pour autant on ne peut pas nier l'importance que notre passé a dans notre identité. Les événements, marquants ou pas, que nous vivons définissent notre personnalité, nos principes, etc... Pour autant, nous n'en sommes pas prisonniers puisqu'il nous appartient de décider ce que nous en faisons. Le passé devient alors histoire : ce qui importe ici est la manière dont nous nous le racontons et dont nous le pensons.
Ainsi, si une partie de notre passé peut être pensée comme un poids que nous portons et qui influence notre histoire sans même que nous ne nous en rendions compte, de manière inconsciente, il n'y a là aucune fatalité. A nous en effet de nous saisir de ce passé pour nous réconcilier avec lui et nous en libérer. Par la psychanalyse je peux en effet travailler mon inconscient pour transformer ce passé qui me pèse en une connaissance de moi-même qui me permet d'être ce que je veux. D'une manière générale, c'est donc la connaissance du passé, de mon passé, qui me permet de m'en libérer.
Ainsi, mon identité n'est jamais figée, elle s'écrit certes au fur et à mesure de mon histoire mais non pas dans le sens où celle-ci déterminerait le futur. C'est plutôt dans le sens où, dans la mesure où mon identité est en perpétuelle redéfinition, elle évolue au fur et à mesure de mon existence en intégrant le passé et en décidant librement du rapport que j'entretiens à lui, de la manière dont je le pense. Si, comme le dit Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme: "l'existence précède l'essence", cela signifie donc bien que nous sommes ce que nous décidons d'être, ce que nous projetons d'être, certes au fur et à mesure de notre vécu - mais sans être déterminé par lui, sans être retenu par le passé mais au contraire en étant tournés vers l'avenir et c'est bien là le sens du mot projet.

Conclusion.

Je ne suis donc pas ce que mon passé a fait de moi. Certes, la mémoire est indispensable à l'identité. Mais nous ne devons pas la penser comme un frein, un poids, qui nous empêchent d'avancer et d'être ce que nous voulons être. Il nous appartient de l'utiliser pour nous projeter vers l'avenir sans être retenu dans le passé. Nous dirons alors plutôt que nous sommes ce que nous faisons de notre passé.


Par Aïda N'Diaye ( Professeur de Philosophie)
source : http://www.philomag.com/aida-ndiaye

(Corrigé du Bac Philo 2015 en France)

jeudi 11 juin 2015

ENTRE FANTASMES, TABOUS ET L’ « INAFRICANITÉ » DE L’HOMOSEXUALITÉ, LE DÉFI DES ÉGLISES D' AFRIQUE.(Regard d’un théologien africain).



Dans l’imaginaire africain,  un certain nombre d’hommes et de femmes  pensent encore aujourd’hui que l’homosexualité vient de l’Occident et l’argument  souvent prôné est empreint d’une stigmatisation systématique des homosexuels. L’un des objectifs de cet article est de retracer la réalité d’hier et d’aujourd’hui du vécu sexuel dans certaines sociétés africaines. L’enjeu est de savoir si l’homosexualité dans toutes ses formes, a été connue en Afrique bien avant l’arrivée des « missions civilisatrices ». Car, il semble intéressant de point de vue anthropologique et théologique de savoir ce que c’est que l’homosexualité en Afrique au-delà des clichés mystificateurs admis. Notre analyse se limitera ainsi à l’Afrique Subsaharienne. 
     Il faut noter que la question de l’homosexualité  a toujours été un sujet, à la base, assez ennuyeux et mystifiant. Car, en Afrique,  les pratiques intimes de personnes consentantes n’ont jamais eu lieu d’être discutées sur la place publique, ni de devenir un handicap dans la vie sociale, professionnelle ou même familiale de qui que ce soit. Tout ce qui relève de la sexualité individuelle est tabou et rend l’autre indifférent. Cela a plongé, du coup, la plupart des africains dans une ignorance absolue de l’orientation sexuelle de leurs congénères. Notre intention n’est pas  de reprendre ici ce débat devenu complexe par la radicalité des positions et sentiments qu’il déclenche, mais plutôt d’aborder ce sujet avec le regard d’un théologien africain s’inscrivant en effet dans une certaine variété d’approches bibliques, anthropologiques et théologiques.
     Afin d’éviter tout amalgame, nous déplorons, comme beaucoup d’ailleurs, la perte des valeurs et des repères de toutes sociétés contemporaines aujourd’hui et surtout cette volonté manifeste de trouver spontanément dans la Bible des versets bibliques pour justifier ou condamner certaines dérives sociétales ou d’occulter les avertissements de la Bible concernant certaines déviances morales. En même temps, au regard de ce qui se passe aujourd’hui, nous croyons qu’il est judicieux, à notre avis,  de ne pas seulement se mettre dans une posture radicale pour juger une situation sans aucune analyse. Car, comme pour toute question en lien avec la sexualité, nous courons le risque de réagir à l’homosexualité selon nos émotions et nos a priori pas toujours fondés. 
     Malheureusement, l’autorité du serviteur ou de la servante de Dieu nous pousse parfois à projeter sur les autres le modèle de nos envies, de nos idéaux : « Un bon chrétien est celui qui me ressemble, qui pense comme moi, qui aime les mêmes choses que moi, qui est dégoûté par les mêmes choses que moi ». La réflexion théologique est un recul par rapport à nos propres désirs, pour accorder nos comportements, et notre enseignement ou notre témoignage, à la vérité révélée de Dieu. Le fait est que le sujet est difficile à traiter, qu’il est particulièrement chargé émotionnellement, qu’il nécessite rigueur intellectuelle, mais aussi et surtout amour. En effet, bien plus qu’un sujet ou qu’une thématique, c’est de personnes dont il est question. Nous avons voulu les garder au cœur de nos réflexions et de nos propositions. Mais ce faisant, nous avons ressenti comme jamais certaines tensions : Comment dire la vérité biblique avec amour ? Comment aborder le sujet sans nécessairement cautionner ? Comment analyser le problème sans juger ? Tenter de répondre à de telles questions est similaire à une marche dangereuse et fatigante sur une pente raide. 
     Toutefois, ces interrogations nous amènent à articuler notre réflexion en trois temps : dans un premier temps, nous nous proposons d’apporter un bref aperçu sur la sexualité africaine afin de vérifier si l’homosexualité est-elle vraiment une perversité sexuelle exclusive à l’occident. Dans un deuxième temps, interroger certains textes bibliques sur la question de l’homosexualité. Enfin, troisièmement,  interpeller les Églises africaines sur ce nouveau défi qui se profile à l’horizon. Car, nous pensons que l’Église africaine devrait s’offrir comme un lieu où cessent les habitudes de mépris ou de railleries. En d’autres termes, la question qui se pose est de savoir si l’Église africaine peut être un lieu de réflexion et de dialogue, où l’on ne classe pas d’avance les gentils et les méchants, où l’on ne confond pas l’Évangile avec l’idéologie missionnaire reçue, et où l’on reste libre de s’interroger en dialogue avec des frères et sœurs.  Ainsi, devant ce nouveau défi de notre époque tout à la fois préoccupant et urgent, les Églises d’Afrique  se doivent d’en prendre une vive conscience et  partager un ensemble de convictions et d’affirmations concrètes.

Une homosexualité silencieuse en Afrique : hier et aujourd’hui[1]

     En Afrique, le plus souvent, le sexe se pratique davantage qu’il ne se dit. L’une des raisons est que l’univers de la sexualité en Afrique depuis toujours,  est entouré de tabous, à l’instar de plusieurs autres régions du monde. A ce stade, le langage qui entoure le sexe surtout quand il veut véhiculer un savoir ne peut que se deviner, ou se visualiser par le biais d’œillères pour ne jamais en préciser la pensée. Il est donc difficile de pénétrer l’univers des sexualités. En effet, la propension à l’homosexualité est largement ignorée par les africains eux-mêmes. 
     Pourtant, le vécu sexuel dans plusieurs sociétés africaines comme partout ailleurs, s’inscrivait dans une dynamique particulière, et ayant une logique rationnelle et relationnelle qui leur étaient souvent propres. Ainsi, dans certaines coutumes africaines apparaissaient déjà des pratiques homosexuelles dans les rites initiatiques ou ésotériques. Par exemple, dans certaines tribus en Afrique de l’Est, la pratique rituelle de la sodomie était courante et était socialement interprétée comme rendant les jeunes hommes plus vigoureux[2]. De même, chez les Fang au Gabon, au Cameroun ou en Guinée Equatoriale, chez les Pahouin par exemple, les relations homosexuelles étaient perçues comme une pratique mystique pour s’enrichir. Cette richesse était transmise du partenaire réceptif, le pédiqué, vers le partenaire insertif, le pédicon, dans une relation pénio-anale[3]. Au Dahomey, l’actuel Bénin, les enfants de bas âges, tous sexes confondus, avaient l’habitude de jouer ensemble, jusqu’à l’adolescence où tout était arrêté. Ainsi, les garçons n’ayant plus l’opportunité d’avoir la compagnie des filles et de jouer avec elles à des jeux érotiques, trouvaient la satisfaction sexuelle dans leur compagnie respective entre garçons. Un garçon pouvait alors prendre un autre comme sa « femme ». Cela était désigné par le terme gaglo c’est-à-dire homosexualité[4]. "Les relations homosexuelles de type intergénérationnel entre les Bangalla d’Angola étaient très courantes, surtout au cours des voyages, quand ils n’étaient pas en compagnie des femmes, leurs épouses. C’est l’une des raisons pour laquelle la masturbation mutuelle Okulikoweta et la sodomie Omututa étaient répandues et regardées avec peu ou pas de honte. C’est par contre la masturbation solitaire, onanisme, Okukoweka qui était considérée avec mépris"[5]. Chez les Azandé, l’identité homosexuelle était acceptée, comprise et intégrée. Les garçons pouvaient faire des travaux attribués socialement aux femmes, accepter des relations sexuelles avec les hommes, mais surtout parvenaient à appeler leurs amoureux badiare[6]. Certains initiés chez les Massai du Kenya par exemple, appelés Sipolio, aimaient sortir vêtus et maquillés en femmes et avaient des relations sexuelles avec les hommes. Il en était de même de certains prêtres comme le ganga-ya-chimbanda qui disait ne pas aimer les femmes et la société acceptait cela comme étant la volonté de Dieu[7]. Au regard de tout ce qui précède, devrions-nous continuer à  tenir des discours allusifs à de prétendues valeurs traditionnelles ? Non, nous ne pensons pas.

     Car, la description de cette réalité dans plusieurs sociétés africaines souligne que l’homosexualité en Afrique, qu’elle soit identitaire ou juste une pratique occasionnelle, est une réalité palpable et visible. Elle se poursuit encore aujourd’hui de façon identitaire ou situationnelle. L’homosexualité devient un moyen de subvenir aux besoins des individus. Les homosexuels en Afrique se font de plus en plus voir aujourd’hui dans les grands hôtels, les boîtes de nuit à la recherche de clients, européens de préférence. Même si, certains états africains ont prohibé juridiquement l’homosexualité, dans d’autres pays, les condamnations des individus pour cause d’homosexualité sont quasi inexistantes, malgré les visibilités grandissantes des plus manifestes, comme cela a été souligné plus haut. En effet, « certains pouvoirs africains ont adopté une politique de conspiration, de mutisme, dans le dessein de voir banni du réel ce qui est officiellement interdit et officieusement pratiqué par certains acteurs sociaux »[8]. Il paraît de même que d'autres pays prévoient des peines très sévères sans qu'elles soient forcément appliquées. A l'inverse, certains Etats n'ont pas les lois les plus extrêmes mais les appliquent durement. 
     Mais la vraie question de notre réflexion est l’attitude des Églises africaines à l’égard des personnes homosexuelles. C’est l’une des questions les plus brûlantes qui peuvent se poser aujourd’hui dans les Églises africaines. Il y a de nombreuses raisons à cela. La principale est certainement le changement radical de l’image que notre société peut se faire de l’homosexualité et des homosexuels dans les années à venir. Comme c’est le cas aujourd’hui en Occident. Mais avant d’aborder cet aspect, il faut interroger la Bible.

Les données du Nouveau Testament

     Le Nouveau Testament ne mentionne la pratique homosexuelle de manière explicite qu’à trois reprises et sous la plume de l’apôtre Paul. En 1 Corinthiens 6.9 et 1 Timothée 1.10, la mention est lapidaire, faisant partie d’une liste de pratiques jugées coupables. En Romains 1.26-28, le propos de l’apôtre est plus développé ; il inclut, en particulier, l’homosexualité féminine ainsi que l’homosexualité masculine.
 
     Des trois textes du Nouveau Testament qui abordent le thème de l'homosexualité (Rm 1,26s; 1 Co 6,9; 1 Tm1,10), le plus explicite est certainement celui de l'épître aux Romains. Dans les deux autres textes, l'homosexualité apparaît dans une énumération convenue de vices. Mais il faut préciser que les textes qui abordent directement cette question sont peu nombreux, mais extrêmement clairs. Ceux de l’Ancien Testament expriment une condamnation sans équivoque de toute pratique homosexuelle (Lv 18.22 et 20.13). D’autres, qui peuvent également concerner ces pratiques présentent des actes abominables qui ne le seraient pas moins dans un contexte hétérosexuel (Gn 19.1-13 et Jg 19). Il n’est pas question de ces problèmes dans les Évangiles ou les Actes des Apôtres, mais on retrouve dans les épîtres, un certain nombre de passages qui se font l’écho d’un regard semblable à celui de l’Ancien Testament (Rm 1.18-32 ; 1 Co 6.9-10 et 1 Tm 1.8-11). Les textes que nous avons cités sont compris à la lumière de la conception positive de la sexualité et du mariage que nous trouvons dans les Écritures, de la relation homme - femme qui est une union dans la différence et qui souligne l’altérité du partenaire. Mais tels quels, ils sont en effet une condamnation très claire de l’acte homosexuel non seulement comme ne correspondant pas à la volonté de Dieu et étant un résultat du péché, mais comme étant lui-même péché. Il ne faudrait surtout pas croire qu’une telle position résout le problème et clôt le débat ; elle l’ouvre au contraire. Car s’il faut parler de péché, il ne s’agit d’abord pas « du » péché absolu et on voit bien que Paul le situe dans des listes qui nous parlent également de bien autres choses qui sont moins remarquées dans notre contexte culturel (adultère, idolâtrie, avarice, vol, mensonge, abandon de foyer, etc.). Il ne s’agit que d’un péché parmi tant d’autres et il faut surtout souligner que nous sommes tous pécheurs et que c’est à nous que l’Évangile s’adresse (Rm 3.23). 

La question qui demeure est donc celle de l’accueil des homosexuels dans l’Église et de la parole qu’il faut leur adresser. Se borner à condamner reviendrait à tomber soi-même sous le jugement de Dieu, si nous ne faisons pas la distinction entre la nécessaire lucidité à l’égard du péché que nous apporte la Parole de Dieu et l’amour, la miséricorde et la compassion pour le pécheur dont Dieu lui-même témoigne.

     Ceci dit, personne ne peut se prévaloir devant Dieu de ce qu’il est ou de ce qu’il fait et il n’y a pas de plus grand pécheur que juste ou pur (Lc 18.9-14). C’est même la définition du péché: se déclarer juste au lieu de laisser Dieu justifier notre existence. S’ouvre alors, ou devrait pouvoir s’ouvrir, un espace proprement évangélique où chacun peut se savoir d’abord accueilli par le Dieu pour lequel, comme le dit Paul, “il n’y a ni juif, ni grec, ni esclave, ni libre, ni homme, ni femme”. 

L’exemple est celui de ces chefs religieux qui traînent cette femme devant Jésus. Au nom de la vérité, ils se font accusateurs, ils condamnent sans appel. Sans doute, cette attitude est-elle une sorte de protection ; ils se placent ainsi du bon côté, du côté de Dieu et le mal (tout le mal du monde en cet instant précis) est sur cette femme. La tentation a été et demeure grande d’avoir à l’égard des homosexuels, une attitude semblable et point n’est besoin d’être chrétien pour cela. Il s’agit alors d’une attitude de rejet pur et simple, de diabolisation d’un certain nombre de personnes qui représentent en quelque sorte tout le mal du monde et nous dispensent d’être trop attentifs à celui qui nous concerne nous-mêmes. L’homophobie peut être facilement placée de ce côté. Ce comportement sexuel qui fait horreur ne peut être condamné qu’en rejetant les personnes concernées et nous nous sentons alors du bon côté, libres et fiers de pouvoir être les juges. Nous nous sentons alors protégés et justifiés dans nos propres péchés puisque nous sommes « du côté de Dieu » C’est pour cette raison que Jésus va renvoyer ces hommes à leur propre conscience : « que celui de vous qui est sans péchés lui jette le premier la pierre » (Jn 8.7). 
    Mais, le point culminant du récit de Jn 8, 1-11 est que Jésus s’est approché de cette femme avec une parole de pardon et non de condamnation. Le pouvoir de transformer la vie de cette femme ne résidait pas dans le jugement des religieux mais dans la proximité d’une rencontre avec Jésus : « va et désormais ne pèche plus ». 
     L’attitude de Jésus en dit long. Il dira à la femme, à la fin de ce passage : « Moi non plus, je ne te condamne pas ; va, et désormais, ne pèche plus ». Sa miséricorde à l’égard de la personne va de pair avec la lucidité de sa dénonciation du péché. Dans le « va et ne pèche plus», il y a à la fois la reconnaissance de la nature profonde de l’acte (l’adultère est un péché) et l’espérance d’une issue, de la possibilité d’une vie nouvelle qui s’ouvre. Nous n’avons entre les mains aucune possibilité de condamnation (Dieu seul est et sera juge), mais, précisément par notre capacité de dire le juste, de ne pas nous laisser engluer dans l’ambiguïté, celle d’ouvrir une espérance, la possibilité de permettre à quelqu’un de sortir de la situation de péché dans laquelle il est enfermé. Lucidité sur l’acte et miséricorde et compassion pour la personne. C’est là tout le chemin à suivre et toute sa difficulté également quand il s’agit de l’homosexualité. Il s’agit alors, même si cela peut poser d’autres difficultés, de distinguer entre la personne qui ressent des attraits homosexuels et la relation sexuelle elle-même ; entre l’homophile qui est cette personne qui éprouve une certaine catégorie spécifique de tentations comme les hétérosexuels en éprouvent d’autres et celui qui y succombe et entre dans l’acte lui-même. La distinction n’est pas différente de celle qui peut exister entre celui qui éprouve du désir pour toutes les jolies femmes qu’il peut rencontrer - ce qui est la situation hétérosexuelle banale - et celui qui commet effectivement l’adultère.

L’homosexualité, un défi pour les Églises africaines

    
Aujourd'hui, les Eglises africaines sont appelées à ne plus afficher un refus de se laisser interpeller ou faire sourde oreille à la problématique tout en laissant croire que c'est un problème des Eglises occidentales. Un certain nombre de questions les interpellent et nécessitent des réponses claires et urgentes. Une personne homosexuelle qui découvre la foi et veut entrer dans l’Église, ne devient-elle pas par là-même enfant de Dieu (cf. l'exemple de l'eunuque éthiopien) ? Doit-on attendre qu’elle accueille l’enseignement de l’Évangile et qu’elle cherche, quelles que soient les difficultés, à y conformer sa vie ?  L’homosexuel « pratiquant » est-il un pécheur dont le péché est  plus grand que celui des autres ? Sans hypocrisie, que dirions-nous de l'amour de Dieu pour les personnes homosexuelles?  

     L’Église doit savoir faire preuve de patience et chaque chrétien peut, en fonction des problèmes particuliers qui sont les siens, se regarder dans une glace pour comprendre que cette patience est une nécessité. Mais si la personne cherchait à justifier un comportement à l’évidence contraire au chemin que le chrétien s’engage, par son baptême, à suivre, les choses deviendraient différentes. Cela signifie qu’une personne d’orientation homophile a tout à fait sa place dans la communauté. Elle doit même pouvoir être accompagnée et entourée afin de mieux vivre une situation qui pourra être parfois douloureuse. C’est ce que le Seigneur nous enseigne et nous recommande : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22. 39).
     Aimer son prochain comme soi-même, se comporter à l’égard des autres comme nous souhaiterions qu’ils le fassent au nôtre, cela concerne aussi notre attitude à l’égard des homosexuels. Cela va sans dire, mais il est bon de le rappeler car la tentation est grande, dans une période de polémique dans ces domaines, de se laisser emporter par les mots et les arguments.. La vieille haine rassurante de celui qui est différent de moi reste toujours tapie quelque part au fond de chaque être humain. Il est tentant alors de lutter par le mépris, d’exprimer ce qui n’est rien d’autre que des réactions viscérales, de stigmatiser telle personnalité parce que homosexuelle. 
     L’Écriture et l’Église peuvent alors devenir des arguments supplémentaires dans une lutte qui n’a rien de chrétien et qui n’est que la manifestation actuelle de vieux démons. Pourtant, nous ne devons pas perdre de vue cet aspect : l’Église est une communauté de pécheurs, et une communauté qui embrasse et accueille les pécheurs. C’est une communauté de ceux qui sont morts, ensevelis et ressuscités avec Jésus-Christ, une communauté qui est ainsi en transformation, anticipant la résurrection finale et la nouvelle création. Son espérance dans l’harmonie parfaite, la réconciliation totale de la création, influence dès aujourd’hui son présent : en l’attendant, elle continue de souffrir avec la création déchue, tout en vivant et en se laissant transformer par l’œuvre rédemptrice de Dieu.
     C’est dire que l’Église vit de la grâce. Elle est aussi une communauté appelée à la  sainteté dans tous les domaines, pas seulement celui de l’éthique sexuelle, mais aussi celui de l’éthique sociale : elle ne doit pas supporter qu’un de ses membres s’adonne à l’exploitation de ses semblables, pratique la violence, tienne des discours haineux ou ethnique, etc. Ce qui est inacceptable dans la vie d’une Église qui se veut fidèle aux Écritures est la tentative de revendiquer comme légitime un comportement qui ne l’est pas selon le texte biblique. C’est l’interprétation la plus limpide de Romains 1.32, où Paul considère comme un signe de déchéance non seulement la pratique de certains actes, comme l’homosexualité, mais aussi leur approbation.

     Les chrétiens africains ont donc à revenir sans cesse à l’exemple de leur Maître qui disait la vérité dans l’amour et qui ne confondait jamais la sainteté avec le rejet de l’autre. Pourquoi faut-il commencer par-là ? Simplement parce que c’est le seul moyen d’avoir une chance d’être entendu lorsque nous voudrons dire à nos interlocuteurs que l’Évangile est aussi pour eux, comme il est pour nous. Il y a sans doute, en chacun de nous un travail à faire dans ce domaine, simplement pour aimer, simplement pour être effectivement chrétiens.
Que Dieu nous aide à y penser maintenant !


Pr Jimi ZACKA
Théologien, Anthropologue, Auteur



[1] Notre article reprend, dans cette partie,  l’étude  de Charles Gueboguo, « L'homosexualité en Afrique : sens et variations d'hirer à nos jours », Socio-logos. Revue de l'association française de sociologie [En ligne], 1 |  2006, mis en ligne le 21 mars 2006, Consulté le 20 mai 2015. URL : http://socio-logos.revues.org/37
[2] MURRAY, S., O., ROSCOE, W., Boy-wives and Female Husbands. Studies of African Homosexualities, New York, St Martin’s Press, 2001, p. 143.
[3] Ibid, p.142.
[4] M., HERSKOVITS, Dahomey : An Ancient West Africa kingdom, Agustine, New-York, 1938, p289, cité par S., MURRAY, W., ROSCOE, Ibid, pXIII.
[5] J.,WEEKS, « Anthropological notes on the Bangala of the Upper Congo River”, Journal of the anthropological Institute of Great Britain and Irland, 1909, pp416-459, cité par S., MURRAY, W., ROSCOE, Ibid, p143.
[6] E.,EVANS-PRITCHARD, The Azande, Oxford, Clarendon Press, 1971, p199-200.
[7] R., NEEDHAM, « The left hand of the mugwe : An analytical note on the structure of Meru symbolism » in, Right and Left : Essays on Dual Classification, 1973, pp109-127, rapporté par S., MURRAY, W., ROSCOE, Ibidem, p37.
[8] C. Gueboguo, op.cit.