vendredi 13 avril 2018

MYTHES ET CULTES DES JUMEAUX CHEZ LES MANDJIA [1]


Identité des jumeaux
     La gémellité suscite généralement des sentiments mêlés de curiosité, d’admiration et  de crainte dans la plupart des pays africains. Elle  constitue  un phénomène pour le moins étrange et souvent extraordinaire auquel on prête un grand mythe et un culte particulier. Ce mythe est souvent fondé sur la croyance qu’ils ont de très grands pouvoirs qui peuvent être utilisés à des fins bienfaisantes ou maléfiques.
     Chez les mandjia, en particulier, le regard porté sur les jumeaux (bé dân) suscite des interrogations. Car, les jumeaux (bé’dân) sont des enfants qui ne sont pas comme les autres.  Ils relèveraient de la  mythologie du serpent[2] et sont les témoins d’une première humanité incomplète : ils sont ainsi vus comme des êtres dotés de pouvoirs mystiques. Soumis à des pratiques occultes,  ils sont à la fois adorés et craints.  Avoir des  jumeaux (bé dân), constitue ainsi un événement qui distingue pour toute leur existence les parents des jumeaux et transforme leur personnalité, marquée désormais dans la vie, aussi bien courante que religieuse, par un symbolisme particulier. De même, dès leurs premières minutes d'existence les jumeaux (bé dân) connaissent un sort distinct : « on les laisse à même le sol, comme si on n'en voulait pas ». Ils restent ainsi plusieurs heures, sans être lavés, tels qu'ils sont sortis du ventre de leur mère » jusqu'à l'intervention de sages, eux-mêmes anciens géniteurs de jumeaux.  Les rites traduisent ainsi la méfiance que ressentent spontanément la famille à la naissance des jumeaux.
     Car, si on rend culte à ces enfants particuliers, c’est parce qu’on les présente comme cause possible de graves désagréments. On souligne d'abord l'obligation pour leurs parents de leur rendre un culte aux multiples étapes, « et cela fait beaucoup de dépenses ! » soupirait une mère de jumeaux. Le grief le plus sérieux est que les jumeaux peuvent être source de maux, particulièrement pour leurs parents. On dit d'eux que «s'ils sont méchants ils peuvent nuire à leurs proches. Ils peuvent envoyer divers maux à leurs pères ou mères, aussi on les craint ! … Ce ne sont pas de bons enfants... », confirme un père des jumeaux[3].

Mythes animaliers liés à la naissance des jumeaux
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      La grossesse gémellaire, chez les Mandjia,  est souvent chargée des superstitions et de mythes.  En d’autres termes, le caractère de ces naissances gémellaires a une base mythique : nombre de cosmogonies et de religions font une large place au principe de gémellité. Les jumeaux sont alors perçus comme une sorte de prodige dont le surgissement ébranle l’ensemble de l’ordre cosmi­que et de l’ordre social, soit qu’ils les compromettent, soit, au contraire, qu’ils les régénèrent. Ils sont le reflet ou le redoublement de l’ordre du monde qui met en scène la confusion des choses, le mélange du ciel et de la terre. A cet effet, certains mythes animaliers jouent un rôle déterminant pendant la grossesse gémellaire chez les Mandjia. Nous en retiendrons deux : le mythe de la mante religieuse (mantis religiosa) et celui du serpent. 

Résultat de recherche d'images pour "image de mante religieuse"     Le mythe de mante religieuse comme présage des jumeaux[4]

La Mante religieuse, appelée aussi "prie-Dieu" ou "bigote", est un des insectes les plus spectaculaires et aussi l'un des plus mystérieux dans certaines tribus centrafricaines, notamment dans la tribu Mandjia. Si la mante représente la malchance et le mauvais œil chez certains peuples, la superstition, chez les Mandjia, la considère bénéfique, et dans certains cas, d'essence divine.  Elle a aussi un don d'extra-lucidité comme nous le rapporte cette superstition : quand un voyageur s'égare, il lui suffit de suivre la direction que lui indique la mante de ses "mains jointes". Dans une autre variante, la mante  symbolise la procréation, elle est sacrée et protégée. Une mante religieuse qui entre dans une maison est porteuse d'un message : « Une des femmes de la maison en âge de procréer est enceinte des jumeaux ». Mais, également,  l'apparition de la Mante Religieuse peut être synonyme d'angoisse surtout pour les mères ayant des adolescentes qui ne sont pas mariées. Être enceinte hors mariage est qualifié de mauvaises mœurs et la famille perd la considération sociale de la communauté. Il n'était pas rare qu'une fille tombée enceinte hors mariage soit chassée, bannie de la communauté avec sa mère qui elle- même était rendue coupable de mauvaise éducation envers sa fille. Donc, l'apparition de la mante religieuse est accueillie avec bonheur et espoir par les couples qui veulent avoir des jumeaux et avec angoisse et rejet pour les jeunes filles qui seraient annoncées enceintes.
     Ainsi,  la Mante est l’expression vivante de la naissance des jumeaux. Ceci s’explique par une présence incarnée de sa dualité. Car, notons-le, dans le mythe Mandjia, c’est un dieu androgyne avec une tête mâle et le reste du corps femelle. Mi-homme, mi-femme, la Mante religieuse incarne tous les paradoxes : les interprétations maléfiques côtoient les dévotions les plus excessives. C'est l'ambivalence, le jeu des contraires, l'attraction-répulsion qui la rendent si fascinante dans la plupart des croyances. Une telle dualité ne laisse personne indifférent et lui confère une place de choix dans la trame magique de la Nature.

       Le mythe du serpent comme source du pouvoir des jumeaux[5]

 Selon la croyance Mandjia, la Mante est la génitrice du serpent. C’est pourquoi, le serpent est une représentation gémellaire, force créatrice et destructrice ou encore lien entre le Ciel et la Terre. Avec des variantes diverses, il est également un génie ou un esprit protecteur, fécondateur des jumeaux. La grossesse gémellaire est véritablement attribuée à une mère serpent et non à la mère biologique. Les jumeaux sont ainsi soit appelés en langue Sango « ngbô » (serpent) ou « bé dan » (enfant du serpent) en Mandjia, ou des serpents personnifiés. Lorsque les jumeaux naissent dans une famille, le serpent devient l’animal totem du clan. Car, il est la source vitale des jumeaux. . La naissance de jumeaux est désormais consi­dérée comme un signe de bon augure, sans qu’ait disparu pour autant la peur qu’inspirent leurs pouvoirs obscurs.  En d’autres mots, tuer un serpent, c’est priver les jumeaux de vie, couper le cordon de leur existence, même si  les jumeaux ne meurent jamais, car, ce ne sont pas des dieux mais des êtres supra-naturels.  
     De même, grâce à la « mère-serpent », la gémellité confère aux  jumeaux, d’une part la complétude et la perfection voulue aux origines par le Créateur, d’autre part la prodigalité sur le plan physique comme sur le plan intellectuel et psychique. Les jumeaux sont en conséquence une bénédiction attribuée à une famille, le signe d’une fécondité accrue dont le mérite revient à la mère des jumeaux tout autant célébrée; ils ont le pouvoir de protéger des activités telles que la récolte, la pêche ou la chasse et même chasser les malheurs dans la famille. Ils sont un don précieux offert à la famille, à qui ils ne peuvent procurer que santé, fortune et protection contre la mort, à condition qu’elle en prenne soin et les élève équitablement, sans heurt, sans provoquer leur colère, ni même leur insatisfaction par des dons inégaux. En cas contraire, ils engendreraient les effets inverses de ceux attendus : la maladie, la ruine et la mort. Il est « interdit de contredire, de gronder, d’irriter, de frapper les jumeaux, au risque de déclencher des malheurs et de les voir retourner là d’où ils sont venus [6]».
     C’est pourquoi,  Il ne faut pas dire du mal des jumeaux, ni avoir de mauvaises pensée à leur égard pour ne pas encourir la piqûre du scorpion, dont ils sont eux-mêmes protégés et dont ils peuvent nous guérir si nous nous excusons. Car, il y a des dons très souvent particuliers qui sont accordés aux jumeaux, notamment dons de guérison et de divination dus à leur relation avec l’invisible. Les jumeaux sont aussi capables « de se changer en serpent ou en scorpions symbolisant la gémellité avec leur huit pattes représentant les huit membres des jumeaux ». Les jumeaux étant en quelque sorte une vivante réplique des dieux ou leur manifestation, nul ne saurait les importuner sans manquer de respect à ces derniers. Ils sont en conséquence l’objet de prévenances et de précautions chez les Mandjia.

La naissance des jumeaux comme dualité mystique

     Le jumeau, garçon ou fille, qui naît le premier est, dit-on, « le cadet», le second, « l’aîné ». Car, le « cadet », premier-né,  est l’envoyé précurseur de l’aîné, second-né. Les jumeaux constituent ainsi un nouveau couple face à celui de leurs parents, le complétant et parfois s'y opposant : ils sont à la fois illustration de la fécondité de leurs géniteurs et menace pour celle-ci. D'une accumulation de petits faits ressort l'idée que les jumeaux ne sont qu'un seul être en deux personnes. Cette preuve vivante du principe de dualité, leur confère une parcelle de surnaturel qui rejaillit en partie sur l’enfant qui vient au monde après eux. On peut donc les regarder comme des manifestations idéales de fécondité; comme des êtres dotés de pouvoirs propres, partageant une seule âme.  Les jumeaux portent  ainsi à la fois des dynamismes positifs et des tensions maléfiques ; ils sont marqués du signe de l’ambivalence et leur caractère faste ou néfaste dépend de l’équilibre de ces forces.

Prof. Jimi ZACKA




[1] Les Mandija sont une population d'Afrique centrale, surtout présente au centre de la République centrafricaine où ils représentent le troisième groupe du pays (13 %). Cf. Wikipedia
[2] Dans les mythes de la tribu Mandjia, le serpent occupe une place majeure et revêt une dimension spirituelle forte. Le serpent cosmique peut être mâle et femelle à la fois, représentation gémellaire, force créatrice et destructrice ou encore lien entre le Ciel et la Terre.
[3] Interview accordée le 14 Février 2015 à Bangui.
[4] A propos des croyances aux Mantes religieuses,  lire Akoum A. et al., Mythes et croyances du monde, Afrique, Amérique, Océanie Ed. Brepols. 1991

[5] Lire par exemple Probst-Biraben J.-H. « Le Serpent, persistance de son culte dans l'Afrique du Nord. ». In: Journal de la Société des Africanistes, 1933, tome 3, fascicule 2. pp. 289-295;

[6] Chez les Mandjia, les jumeaux seraient une émanation des génies dans le sens où leur naissance est le résultat de la péné­tration de la femme par un être surnaturel.