samedi 28 mars 2015

LA LAÏCITE A L'EPREUVE DES RELIGIONS ET L'ETAT : CAS DE LA CENTRAFRIQUE (Prof. Jimi ZACKA).

Introduction 

Évoquer la question de laïcité en Afrique en général, et particulièrement en Centrafrique, suscite souvent de diverses réactions. Pour certains, l’africain est un être religieux, ainsi donc il est inutile d’aborder la question de laïcité. Pour d’autres, la laïcité est synonyme d’athéisme, en parler, c’est évacuer la croyance à l’existence d’un au-delà. Car, en matière de la foi, rien n’est de ce monde : Tout appartient à Dieu. D’autres spécialistes encore laissent croire que la laïcité est un héritage colonial ainsi qu’une réalité postcoloniale qui prône un système dans lequel les Églises ne vont pas s’exprimer dans l’espace public. En effet, c’est une manière de reléguer le religieux au domaine privé et l’empêcher de se manifester sur la place publique. C’est pourquoi, même si cela a été écrit dans la constitution centrafricaine, la notion de laïcité semble encore floue dans l’imaginaire centrafricain.  De même, la posture des Églises dans l’espace public se lit encore de manière de plus en  plus critique :

     Certains pensent qu’il est normal, souhaitable voire nécessaire que les Églises s’engagent dans la vie publique en prenant part à ses débats. D’autres, au contraire, contestent la légitimité de toutes interventions des responsables ecclésiaux dans le champ temporel, considérant que l’Église doit s’en tenir à sa mission spécifique qui est d’ordre spirituel.
Enfin, il y a ceux qui pensent que l’Église devrait, d’une manière générale, se taire ou rester discrète dans l’espace public et ne prendre position que face à des situations extrêmes, quand la vie des personnes ou du monde est gravement menacée.
    
     Ce schéma Église-État en RCA met ainsi en difficulté la notion de laïcité. Pourtant,  comme ailleurs en Afrique, mais avec peut-être plus d’acuité en Centrafrique, la société est fondamentalement plurielle : pluralité d’ethnies, pluralité de cultures, pluralité de langues, pluralité de religions, pluralité de vision du monde. Dès lors, se trouve posée la question des règles de conduite permettant à tous de vivre ensemble dans le respect de chacun. Longtemps en Afrique, et notamment en Centrafrique, c’est dans la personne des « Chefs » (de village, de tribu, d’ethnie) et des « Rois » que l’Homme Africain a cherché à réaliser l’harmonie et l’unité de sa pluralité en leur confiant le « pouvoir » pour préserver la cohésion sociale. C’est dire aussi que la notion de laïcité existait déjà dans la société traditionnelle centrafricaine. Et comment s’articulaire est-elle ? L’Eglise est-elle prête aà affronter par la frontière d’autres pays.
     Aujourd’hui, c’est aussi différent que beaucoup plus difficile dans le cadre élargi des sociétés contemporaines  où le chef semble perdre son emprise sur l’ensemble de la société plurielle. Il appartient au peuple que revient le soin de rendre possible le « vivre ensemble », dans le respect de la laïcité dont les responsables politiques se doivent d’être, par leur fonction, les principaux garants. La laïcité est ce qui permet à une communauté plurielle de se constituer en communauté authentiquement "politique" ; c’est-à-dire composée de citoyens sans doute en conflits, naturels et légitimes, entre eux, mais sachant les régler démocratiquement. D’où la nécessité  de revenir à une bonne compréhension de la laïcité afin de faire avancer le débat.
     Il convient de rappeler que toutes les crises que vit la RCA révèlent de réels problèmes de fond à traiter avec humilité, franchise et sérénité. C’est dans cet esprit que nous voulons aborder cette thématique. Les préoccupations qui sous-tendent cette réflexion se situent à deux niveaux : d’abord, si la RCA est une république laïque, comment cette république peut-elle organiser la liberté des religions sans que cela conduise à un conflit interreligieux ? Du moins, comment organiser la séparation et la coexistence pacifique entre l’Etat et les religions d’une part et les relations entre les différentes religions d’autre part.
     Ensuite, certaines interrogations fondamentales taraudent toutes les consciences aujourd’hui : Quelle posture l’Église devra-t-elle prendre aujourd’hui vis-à-vis de l’État et des adeptes d’autres religions ? Et si l’Église a encore un rôle à jouer dans l’espace public, comment  devra-t-elle participer à ce débat collectif d’une société à la recherche d’un nouveau vivre ensemble?  Autant de questions qui donnent sens et mettent en valeur l’opportunité et la nécessité de ce colloque. Afin de parvenir à une meilleure compréhension de ma communication, je vais l’articuler en trois parties distinctes.
     La première partie présente, entres autres, deux défis spécifiques auxquels les Églises en Centrafrique sont confrontées. J’aime bien ce mot défi, car il a un double versant. Il dit à la fois un obstacle, une difficulté effective et en même temps un dépassement, une ouverture possibles. La deuxième partie présente Jésus face aux pouvoirs politique. La question à aborder dans cette partie est la suivante : Qu’est-ce qui, dans le message du Christ, rejoint le cœur de la laïcité dans son rapport à la conscience, aux pouvoirs politiques et religieux ? Qu’entend-t-on par « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 20-26 ; voir également Mc 12, 13-17 et Mt 22, 15-22). La  troisième partie suggère enfin comment l’État et l’Église centrafricains pourraient entretenir des rapports afin de vivre en laïcité adaptée. 

I.                   DES DÉFIS A RELEVER EN PERSPECTIVES ÉVANGELIQUES

1.1. Les défis du rapport  au politique
     Le rapport entre l’État et les Églises en Centrafrique suscite aujourd’hui certaines inquiétudes parce qu’il apparaît de plus en plus ambigu. Une des craintes souvent exprimées dans l’espace public centrafricain, notamment parmi la population, est que la laïcité a perdu sa signification première, celle de la neutralité de l’État vis-à-vis de l’Église ou des confessions religieuses, cette notion est plutôt connotée de plus en plus du sectarisme, d’ethnisme et de clientélisme. En d’autres termes, la réalité de la laïcité en RCA renvoie à la manipulation des sentiments identitaires des populations et des différences religieuses. La laïcité se lit à l’aune de l’appartenance à une confession religieuse privilégiée, à une posture politique ou ethnique, c’est-à-dire, les responsables des pouvoirs politiques, fidèles de l’une ou de l’autre religion, ignorent les autres et se savent adeptes d’une confession religieuse particulière dans un champ pluraliste des religions diversifiées.
     Il y a aussi ce malaise subtil, inodore, silencieux qui est celui que crée constamment l’appartenance du Chef de l’Etat à une communauté religieuse, au sein de la communauté des croyants. Ce malaise reflète soit la crainte d’une défaveur politique, soit la quête d’un traitement de faveurs de certaines Églises auprès de l’Etat. De toute façon, il y a certaines pratiques anti-laïques qui suscitent des interrogations aujourd’hui : lorsque les responsables d’Église sympathisent avec l’homme politique, se familiarisent avec lui, formulent une apologie de sa politique,  peut-on encore parler de laïcité dans cet État ? Lorsque les religieux se réjouissent des dons octroyés par les politiques à des fins électoralistes, la notion de laïcité peut-elle encore avoir son sens? Le dilemme est là : soit l’homme de Dieu adresse trop de requêtes à l’homme politique et celui-ci en profite pour l’assujettir, soit on ne le sollicite pas et on se conforme aux exigences de la véritable laïcité.  Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est l’alternative que le politique a tendance à placer devant l’Église : ou bien celle-ci est pour la majorité présidentielle, de ce fait, elle bénéficie de certaines faveurs présidentielles ou bien, elle est dans une posture neutre et sa neutralité s’interprète comme une allégeance à l’opposition. Par voie de conséquence, tout ce que l’Eglise prendra comme posture sera interprétée selon cette grille de lecture par le pouvoir politique.
     Du coup, voir l’Église aller sur le terrain de la politique politicienne est particulièrement sensible et passionnel, propice aux jugements, aux exclusives et considéré comme ferment de division de la communauté. Ce qui est redouté c’est le « parti pris » éventuel de telles postures. Il est alors reproché aux responsables d’Églises de se mêler de ce qui ne les regarde pas, de se faire instrumentaliser de manière partisane dans un jeu de rapports de force, d’entrer dans des logiques de pouvoir, au lieu de se consacrer à leur mission spécifique d’annonce de l’Évangile.
     Pourtant, dans l’esprit de la laïcité bien comprise, le rapport de l’Etat aux religions devrait être marqué par la neutralité, la transparence des intentions et la vigilance pratique. En outre, la séparation « des Églises et de l’État » implique aussi que l’État ne doit subventionner, ni ne se mêler du fonctionnement des Églises. Sans intervenir dans l’organisation doctrinale et pratique des Églises, il devient un organe régulateur des incidences sociales et politiques du fait religieux, des options et des actions religieuses, positives ou perverses et crée à cet effet un cadre juridique.
     Malheureusement, aujourd’hui, nous assistons dans notre pays à l’intrusion ostentatoire des autorités religieuses dans la sphère politique.  Beaucoup de pasteurs ont pris de liberté avec les obligations de leur sacerdoce, notamment en utilisant leur position pour s’allier au pouvoir politique. En 2004, plusieurs pasteurs ont montré un intérêt inaccoutumé pour la politique. en se présentant à la présidentielle et aux législatives. Ce qui est encore plus révélateur chez ces responsables d’Église, c’est leur volonté d’être instrumentalisés par des leaders politiques, au lieu de se consacrer à leur mission spécifique : celle d’annoncer l’Évangile pour conscientiser la classe politique et ceux qui sont à la charge de la chose publique, pour qu’ils assurent toujours mieux le bien-être et l’épanouissement de leurs peuples. En 2011, le responsable  chargé de la structure du pilotage des élections n’était pas choisi du monde politique, ni de la société civile, ni d’un autre monde, mais du corps ecclésiastique. Seulement, ce choix n’a pas fait bonne presse auprès de tous à la fin de sa mission.  La date du « 23 Janvier 2011 » restera un mauvais souvenir pour certains qui croient que c’est grâce à lui que la volonté du peuple centrafricain a été confisquée.
Il importe donc de s’interroger sur des précautions nécessaires à prendre lorsque les autorités religieuses fréquentent régulièrement le pouvoir politique : certes, l’autorité religieuse pourrait être proche de la sphère politique, mais ne pas se sentir "chez lui" parmi les hommes politiques ; familier avec les corridors du pouvoir, mais sans y être à l’aise. Parce qu’être l’homme de Dieu, c’est à la fois dire la vérité au pouvoir, et être la voix des sans-voix et des marginalisés, des victimes qui en dernier ressort ont une place spéciale dans le royaume de Dieu[1]
De même, une autorité ecclésiastique ne peut accepter n’importe quelle politique. Il ne devrait pas avoir peur de la discussion et de l’engagement politique. Malheureusement, beaucoup de leaders chrétiens centrafricains ont opté la "politique de l’autruche". C’est-à-dire, se taire ou s’inscrire dans la logique proverbiale qui dit : « la bouche qui mange ne parle pas ». Pourtant, « celui qui ne fait rien ne commet jamais d’erreurs, mais c’est toute sa vie qui est une erreur » écrit François Varillon (joie de croire, joie de vivre, 1981) qui dénonce « le faux apolotisme des chrétiens aux mains pures ».
Pour le théologien allemand Zwingli, « rendre un culte à Dieu, ce n’est pas rester entre les quatre murs »-- non, c’est aller dans les rues et y agir. La spiritualité a une dimension nécessairement publique et politique. L’Évangile ne se limite pas seulement à « Dieu et l’âme », il concerne aussi ce monde où il faut manifester concrètement le règne de de Dieu. 

1.2. Les défis du rapport à la laïcité

    En RCA,  l’expérience religieuse fait partie du quotidien dans tous les domaines et à tous les niveaux. Même pour ceux qui n’ont jamais mis pied à l’Église ou à la mosquée, ils ont toujours eu à prendre à témoin le Dieu « Nzapa » soit pour clamer leur innocence devant une juridiction soit pour faire de lui le « Dieu accessoire » quand ils se sentent en danger. Aussi, depuis ces dernières décennies, les relations entre l’islam et le christianisme oscillent entre tension et dialogue pour des raisons politiques, sociales, et finalement religieuses aujourd’hui. La Centrafrique est confrontée aujourd’hui au défi du vivre-ensemble entre christianisme et islam. Pourtant, très présentes au cœur des cultures centrafricaines, ces deux religions (l’islam et le christianisme) présentent de nouveaux défis du vivre-ensemble : Incompréhensions, provocations, manipulations, excès, violences, anathèmes. La situation actuelle en Centrafrique illustre bien la complexité et la sensibilité du sujet. En effet, certaines interrogations s’imposent.
Ce vivre-ensemble est-il encore tout simplement possible ? Le vivre-ensemble appelle le respect et la reconnaissance de l’autre : les verra-t-on ?  Le vivre-ensemble requiert un vocabulaire commun : existera-t-il ? Plus encore, le vivre-ensemble doit avoir un objectif : pourquoi et pour quoi devons-nous encore vivre ensemble ? Allons-nous vivre en diversité ou en adversité ? Le vivre-ensemble qui a existé depuis des lustres est-il devenu inutile ?
Toutes ces questions nous interpellent en termes de laïcité. Elles nous invitent à repenser le concept, à trouver une laïcité adaptée, à lutter contre toutes les inégalités, contre les limitations de la liberté en nommant bien leurs fondements à partir de l’héritage traditionnel.
     La laïcité adaptée dont on souligne l’importance ici suppose aussi la responsabilité des Églises. Elle peut être limitée par des motifs d’ordre public bien définis. En évidence, il est du devoir des Églises chrétiennes  et bien d’autres confessions religieuses d’aider les autorités politiques à bien gouverner pour la paix et le progrès. Loin de s’immiscer dans les affaires qui ne les concerneraient pas, l’Eglise doit s’engager à vivre sa pleine vocation tout en privilégiant le dialogue Église-État. Car, si les chrétiens veulent être pris au sérieux comme partenaires pour la construction de la paix dans une société laïque, ils devront s’interroger sur leurs manières de vivre entre eux aussi et avec ceux d’autres religions.
 D’où la question : Que doivent et peuvent faire les Églises dans l’espace public sans violer la laïcité de l’État, de la société, sans tomber dans l’autoritarisme outrancier et en respectant la responsabilité personnelle de leurs membres?
À cette question, on donne en général une double réponse : 
En premier lieu, on estime que les Églises ont pour fonction de poser des limites, de rappeler des frontières à ne pas franchir, de dénoncer l’inacceptable. Elles n’ont ni vocation ni compétence pour élaborer et proposer un programme politique. Par contre, il leur revient de mettre en garde contre des dangers et des dérives, de protester contre des excès et des manquements. Elles doivent signaler ce qui ne va pas (et dans toute société il y a toujours quantité de choses qui vont mal) et demander qu’on y apporte des remèdes, même si elles n’ont pas à dicter une solution précise aux problèmes qu’elles signalent. Elles sortent, par exemple, de leur rôle si elles tracent les lignes d’une politique de la diplomatie mais elles ont le devoir de protester si on ne traite pas humainement les étrangers.
Il faut refuser que les institutions religieuses exercent directement ou prennent indirectement le pouvoir, mais il entre dans leur mission, le cas échéant quand les débordements se produisent, d’adresser aux dirigeants des « remontrances ».
En deuxième lieu, on estime que si l’institution ecclésiale n’a pas donné des consignes aux fidèles qui en font partie, par contre, elle doit aider et nourrir leur réflexion, ainsi en organisant des débats, en publiant des documents qui informent et des études qui permettent d’approfondir les questions à l’ordre du jour. Ce faisant les Églises contribuent au sérieux de l’engagement et des prises de position de leurs membres et des autres citoyens. Dans notre pays, le débat politique est souvent plus passionnel que réfléchi, plus spectaculaire que profond. On s’affronte, on cherche à prendre le dessus sur l’autre et on se soucie guère d’élaborer ensemble des solutions. Une des vocations du Christianisme est de favoriser la pensée, si on ne veut pas qu’elle dégénère en une mêlée confuse et irrationnelle où on se bat à coup de slogan et où l’image compte plus que la compétence. Il ne s’agit d’imposer des mots d’ordre, mais de susciter une réflexion.
J’ai évoqué qu’il y a aujourd’hui en Centrafrique deux courants d’Église. Le premier veut tenir le plus possible la foi et les Églises à l’écart de la politique. Le second entend tisser des liens étroits entre la religion et la politique avec tentation de les confondre.
Alors que le protestantisme prône le principe laïc fondamental selon lequel il n’appartient pas au religieux de diriger ou de gouverner la société. Le protestantisme a d’ailleurs adhéré depuis longtemps à ce principe qui s’harmonise avec sa théologie et sa spiritualité. Ce principe n’interdit pas aux Églises d’intervenir dans le champ politique, sans essayer de le régenter, de le dominer, d’y imposer leurs vues, mais en y défendant par persuasion, explication et discussion, jamais par contrainte, des valeurs d’humanité et de justice qu’elles ne sont pas les  seules à représenter et à soutenir[2].
    Ainsi, inscrire la fidélité à l’Évangile dans le respect de la laïcité, ce sera pour les communautés chrétiennes à apprendre à dialoguer avec le monde, en ne se substituant pas aux institutions politiques ou sociales nécessaires à la vie commune. Dans le débat démocratique, ce sera défendre la dignité de chaque personne, et donc le droit de chacun à user pleinement de sa conscience.

II.      JÉSUS FACE AU POUVOIR POLITIQUE[3] : « Rendez à César ce qui est à César… »

    La question du pouvoir recouvre dans l’Évangile de multiples aspects parmi lesquels nous retenons en particulier la thématique de « rendre à César, ce qui est à César et à Dieu, ce qui est à Dieu ». Cette expression mérite de retenir notre attention en matière de laïcité. 
Au temps de Jésus, le pouvoir religieux avait la primauté sur le pouvoir politique et, en Israël, un grand-prêtre était le premier dignitaire du pays avant même un roi, car ainsi que l’écrit Flavius Josèphe : « la grande prêtrise l’emporte sur la royauté de toute la différence dont Dieu l’emporte en excellence sur les hommes ». Mais si Jésus semble donc mettre sur le même plan les deux pouvoirs, il y avait de quoi à déconcerter ses auditeurs.
     Car, il n’est pas facile de déterminer avec exactitude l'attitude de Jésus vis-à-vis du pouvoir politique en général et de l'empire romain en particulier. Si Jésus parle volontiers des grands de ce monde, de leur luxe, de leurs festins et de leurs guerres, s'il dénonce leur prétention à se faire appeler « bienfaiteurs », jamais on ne le voit contester le pouvoir de l’empereur ou du roi Hérode Antipas. Tout au plus affirme-t-il à ceux qui lui apprennent qu'Antipas veut le tuer, que rien ne l'empêchera d'accomplir sa mission ou, lorsqu'il avertit les siens qu'ils auront à comparaître devant les gouverneurs et les rois, que les persécuteurs ne pourront rien contre eux (2).
     Jésus ne donne pas de directives proprement politiques à ses disciples, pas plus qu'il ne demande aux publicains ou aux centurions qu’il rencontre d’abandonner le service de l'État. Il invite à aimer et à prier pour ses ennemis (Lc 6, 27-35). Ainsi, lorsqu'on vient l'arrêter, ordonne-t-il à ses disciples de ne pas utiliser les armes et il proteste contre ceux qui le prennent pour un brigand (Lc 22, 47-53).
     « S'étant postés en observation, [les scribes et les grands prêtres] envoyèrent à Jésus des indicateurs jouant les justes ; ils voulaient le prendre en défaut dans ce qu'il dirait, pour le livrer à l'autorité et au pouvoir du gouverneur. Ils lui posèrent cette question : "Maître, nous savons que tu parles et enseignes de façon correcte, que tu es impartial et que tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Nous est-il permis oui ou non de payer l'impôt à César ?" Pénétrant leur fourberie, Jésus leur dit : "Faites-moi voir une pièce d'argent. De qui porte-t-elle l'effigie et l'inscription ? " Ils répondirent :    "De César". Il leur dit : "Eh bien, rendez à César    ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu" » (Lc 20, 20-26 ; voir également Mc 12, 13-17 et Mt 22, 15-22) (3). 
     On voit le piège : si Jésus interdit de payer l'impôt, il peut être dénoncé aux Romains comme opposant ; s'il invite à payer l'impôt, il apparaît au peuple comme un traître à Israël et à son Dieu. Jésus brise le piège : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il affirme que César n'est pas l'opposé de Dieu et qu'il y a place pour une certaine souveraineté de César. Par le fait même, il laisse supposer qu'il n'y a pas d'hostilité de principe entre César et Dieu, et qu'il existe entre l'Empire et la communauté juive une possibilité pratique de coexistence. 
            Mais, en demandant de « rendre à Dieu ce qui est à Dieu », il affirme qu'aucun César ne peut prétendre être le maître absolu des hommes, car seul Dieu demande le tout de l'homme. Jésus s’oppose ainsi à toute adoration de César, et ramène le politique à ce qu’il est : une activité humaine que le Royaume de Dieu pénètre comme toute réalité.


III.             PERSPECTIVES D’UNE LAÏCITÉ ADAPTÉE

     Au stade de la reconversion de nos mentalités aujourd’hui, un nouvel enjeu se présente pour toute la société centrafricaine en général, et pour toutes les Églises en particulier : au-delà de la quête de la coexistence pacifique, quel sens les différentes communautés religieuses peuvent-elles avoir en commun les unes et les autres ? En traduisant les préoccupations en principes pour préserver notre coexistence et gérer notre diversité, chaque communauté religieuse contribuera de ce fait à l’assaisonnement d’une démocratie exigeante. 
     Ainsi, dans le cadre de la laïcité, ce qui devrait fonder la valeur objective et sociale d’une religion est la qualité repérable de ses efforts sociaux pour contribuer à la paix, à l’unité et à la communication entre citoyens. Il y a des conditions à la cohabitation et à la collaboration pacifique des Églises. 
Cela nous conduit à faire les suggestions suivantes à deux niveaux :
1.      Concernant l’État : Pour sauvegarder la  paix, consolider la société, l’unité nationale et l’autorité de l’État par rapport aux religions, celui-devra, dans la vérité et la transparence éthique, renforcer le respect de sa propre laïcité et son autonomie.
-          L’’Etat veillera à ne pas accorder à certaines communautés religieuses des traitements de faveur, en termes de calculs politiques. Il devra traiter les diverses communautés religieuses de manière égale, équitable, avec harmonie et équilibre, réalisme, justice et vérité, en tenant compte non seulement de l’importance numérique des communautés, mais aussi de leur importance objective, de leur impact social positif dans le pays.
-          Au nom de laïcité, l’État devra veiller particulièrement, par des dispositions juridiques adéquates, à ce qu’aucun homme ou parti n’utilise et manipule la religion ou le sentiment religieux  à des fins politiques, partisanes ou pas.
-          L’État veillera aussi à ce que tous les citoyens jouissent des mêmes droits et devoirs, soient traités de la même manière, et que ni les individus, ni les institutions ne soient l’objet de discriminations selon leur appartenance religieuse et confessionnelle.
-          L’État devra laisser les religions  exercer librement leur mission d’être des voix critiques objectives, d’éveilleurs et d’éducateurs de conscience pourvu qu’elles ne quittent pas leur champ spirituel, ne perturbent pas l’ordre social et ne deviennent pas des forces politiques directes.
-          De manière positive, l’État assurera par des dispositions pratiques, par le truchement du ministère de tutelle, l’encouragement, l’encadrement des religions afin qu’elles travaillent effectivement, individuellement et ensemble à la promotion de la concorde et de la paix au sein de la nation.

2.      Concernant les Églises : la laïcité honore les Églises, les établit dans leur véritable champ d’action et les libère d’éventuelles pressions de l’État ou des forces de manipulation ou d’instrumentalisation politique.  En conséquence, il est à recommander que les Églises ou les autorités religieuses se gardent de toutes actions ou attitudes tendant à établir entre elles et l’État des rapports stratégiques d’intérêt, leur conférant une quelconque forme ou force d’influence, risquant de provoquer au sein des autres communautés malaises, soupçons et frustrations.
-          Ainsi, au nom de la laïcité, les Églises devront elles aussi demeurer vigilantes, refusant de quémander des faveurs—attitudes qui fragilisent leur liberté d’expression—refusant d’être les caisses de résonnance d’hommes ou de partis politiques dont elles deviendraient les griots pour des raisons matérielles, religieuses, ethniques ou par volonté d’avoir ou d’être une influence ou une force auprès ou en face de l’État.  Elles devront apprendre à se contenter de ce qui leur revient de droit de par leur reconnaissance objective et par le rôle qu’elles jouent dans la communauté nationale. 
-          Les Églises devront plus que jamais s’en tenir à leur mission spirituelle. L’infidélité à cette mission, par l’interférence d’ambitions politiques inavouées, conduit tôt ou tard à la fanatisation des Églises et à l’installation de l’intolérance. Elle compromet l’équilibre des rôles, détruit la cohésion et la confiance sociale, et prépare les conflits. Cette fidélité à leur mission, que l’État doit encourager et soutenir de manière objective et impartiale, appelle les Églises et leurs leaders à repenser de fond en comble leur raison d’être, dans le contexte critique présent de la République Centrafricaine, à entrer en dialogue réflexif, créateur avec et entre elles-mêmes pour redécouvrir les principes et les conditions de leurs actions afin de contribuer à la reconstruction de l’unité et de la paix nationales[4].

     CONCLUSION

     Nous concluons notre communication à deux niveaux : 
1.      Du point de vue social,  nous disons que « le chrétien est citoyen de ce monde qu’il est appelé à construire. Du fait de cette citoyenneté séculière, il se sait responsable de l’espace public, de sa définition, de son aménagement, de son maintien. Les Églises ont donc à accompagner ceux de leurs membres qui ont choisi cet engagement au service de la communauté humaine et à encourager les politiques dans leur mission de façon constructive, leur en rappeler l’importance et la noblesse, prier pour eux, les interpeller. Le christianisme considère toutefois que l’Église n’a pas de leçons à donner aux responsables politiques, ni de programmes à leur offrir clés en main. Néanmoins, comme l’affirme un document œcuménique, il existe aujourd’hui entre nos Églises « un consensus sur le caractère positif et irremplaçable de la régulation politique des sociétés humaines : le pouvoir politique n’est pas une expression maléfique, mais une médiation nécessaire et conforme à la volonté de Dieu (voir Romains 13). » [5]
2.      Du point de vue théologique, le royaume de Dieu n’est pas isolé en dehors de notre monde ; il est « au milieu de nous » (Luc 17 : 21). En d’autres termes, le royaume de Dieu est une sphère, un engagement, une attitude, et un mode de vie et de pensée qui pénètre notre existence entière et donne à notre citoyenneté un sens tout spécial. C’est la souveraineté de Dieu imprégnant la vie de l’être humain.
     La question de la laïcité est un défi majeur dans une société traversée de tensions et de peurs, pour tout sujet lié à ce principe fondamental, nous devons collectivement apporter de manière pédagogique les éléments nécessaires au débat. Ce, d’autant plus que les médias ne le font guère, ayant trop souvent tendance à alimenter les confusions et les amalgames, et ainsi le ressentiment d’une partie de la population.
     Il ne s'agit pas de transformer la laïcité en une série de nouveaux interdits. Cela serait contraire à l’esprit initial de la laïcité, et ne pourrait qu’alimenter un discours victimaire et, par voie de conséquence, les provocations et les extrémismes religieux et politiques. 
     Au-delà des réponses pratiques à rappeler, la promotion de la laïcité et du vivre ensemble doit passer par des mesures culturelles, éducatives et sociales. Je pense notamment au développement du service civique ; au développement de l’enseignement laïque des faits religieux ; à la mise en place effective de l’enseignement moral et civique ; et bien sûr, pour notamment éviter toute mésinterprétation, à la multiplication des formations à la laïcité partout sur le territoire pour tous les acteurs de terrain et les fonctionnaires.


Prof. Jimi P. ZACKA, 
Théologien, Anthropologue



[1] D. Forrester, Theology and Politics, Oxford: Basil Blackwell, 1988, p. 163.
[2] Cf. A. Gounelle, « Église et politique », Évangile et Liberté, n°257, Mars 2012.
[3] Nous nous sommes inspirés de  P. Debergé, « Rendez à César..  : Jésus et Paul face aux pouvoirs de leur temps », dans Bulletin Information Biblique n°64 (Juin 2005), p.24.
[4] Cf. Jean Sinsin Bayo, « Laïcité, dialogue des religions », dans Débats-Courrier d’Afrique de l’Ouest, nn. 9 and 11 (novembre 2003/janvier 2004), pp25-30.
[5] M. Bertrand, op.cit.

jeudi 26 mars 2015

L'USURPATION DU POUVOIR



La question de savoir qui détient le pouvoir, comment il l'a obtenu et comment il l'exerce, détermine la légitimité du détenteur. 
De même, la question des usurpations, ou plus largement des personnes qui s'arrogent une identité pour détenir un pouvoir auquel ils n'ont pas droit (comprenant aussi les impostures), n'est pas inconnue de l'histoire de l’humanité.
Qu’est-ce qu’une usurpation ? L’usurpation dénote le comportement de l'imposteur qui s'attribue une chose à laquelle il ne peut prétendre, notamment le pouvoir. Pourtant, dans l’imaginaire humain, l’instinct le plus fort est la soif de commander, avoir le pouvoir, être en autorité. Tentation à laquelle tout homme est souvent exposé. La plupart des gens qui aspirent à devenir des Chefs politiques ou religieux se trouvent dans le même état : la soif d’acquérir le prestige, l’honneur, la gloire. Certains, pour assouvir complètement leur soif, arrivent à imposer le culte de personnalité, c’est-à-dire, le sentiment élevé de fierté, de dignité, d’honneur personnel. Mais, n’oublions pas que le pouvoir est comme l’alcool. S’il n’est pas consommé par une âme humble, il ouvre le chemin à toutes sortes de vices : mensonges, orgueil, demi-véritésdictature, hypocrisies, la quête de supériorité (devenir comme Dieu) ou l'absolutisme. 
C’est, d’ailleurs, le premier péché relevé dans le jardin d’Eden : « …vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Dieu…» (Gn 3.4). Devenir comme Dieu, c’est faire abstraction de tout ce qui procède de la volonté de Dieu en soi et la remplacer par sa propre volonté. C’est décentrer Dieu comme source d’autorité et s’accaparer de son trône. Le sentiment d’être indispensable et irremplaçable mène aussi facilement au culte de la personnalité. Nous avons souvent remarqué que des chefs politiques ou religieux influents, populaires, et charismatiques tombent, la plupart du temps, dans la tentation de croire qu’ils sont irremplaçables et que, dans l’intérêt de leur mission, ils ne devraient pas céder leur place. Ils s’accrochent ainsi au pouvoir, refusent de quitter leur poste et insistent pour tenir les rênes jusqu’au dernier souffle alors qu’ils auraient dû procéder au passage du témoin aux autres. Cette visée carriériste de se dire « Moi, rien que moi » génère bien souvent l’appropriation exclusive du pouvoir de manière illégitime. En conséquence, plusieurs politiques ou serviteurs de Dieu considèrent le pays, les Églises comme des propriétés privées et trouvent qu’ils n’ont de compte à rendre à personne.  La tentation de s’approprier du pouvoir guette en particulier ceux que Paul décrit en 1 Tm 5, 17 : ces hommes qui s’approprient de double honneur, non pas parce qu’ils « peinent à la parole et à l’enseignement », mais parce qu’ils veulent faire parler d’eux, occuper la scène médiatique et y montrer leurs airs en faisant place à l’exubérance. 
Dans ce contexte, nous remarquons que le propre de l'être humain est de se servir du pouvoir au profit de son désir d'être dieu. Dans cette logique de la divinisation par le pouvoir, il est courant de chercher un fondement ultime, une légitimité au pouvoir que l'on possède afin de satisfaire cette volonté de déité affichée. Ainsi, le pouvoir a donc tendance à faire croire qu'il est de droit divin, et que ses enjeux sont les enjeux de Dieu lui-même. De ce fait,  A. Malraux pointe certaines raisons qui poussent l’homme à cette soif du pouvoir: « les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir... Ce qui les fascine dans cette idée, voyez-vous, ce n'est pas le pouvoir réel, c'est l'illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c'est de gouverner, n'est-ce pas ? Mais, l'homme n'a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre. D'être plus qu'homme dans un monde d'hommes. Échapper à la condition humaine. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la volonté de puissance n'est que la justification intellectuelle, c'est la volonté de déité : tout homme rêve d'être Dieu » (A. Malraux, la condition humaine, Paris : Gallimard, 1996, p.175).
En effet, Jésus se livre à une diatribe envers ces détenteurs du pouvoir  qui s’accaparent de quelque chose qu’ils ne méritent pas, en ces termes: «…Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes. Ainsi, ils portent de larges phylactères, et ils ont de longues franges à leurs vêtements; ils aiment la première place dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues; ils aiment à être salués dans les places publiques, et à être appelés par les hommes Rabbi, Rabbi…» (Matthieu 23 : 2-11). Ainsi, Paul enfonce le clou par quelques injonctions contre la tentation d’usurper le pouvoir. Pour lui,  de tels hommes sont « des traîtres, emportés, enflés d’orgueil, aimant le plaisir plus que Dieu, ayant l’apparence de la piété mais reniant ce qui fait de force… » (2Tm 3.4). Et, il exhorte de ce fait pour « que personne donc ne mette sa gloire dans des hommes… » (1Co 3.21). 
 La parabole du mauvaise Serviteur en Mt 24.48-51 illustre bien que le pouvoir du Maître a été usurpé. A l'absence de son Maître,  le Serviteur s'accapare du pouvoir et se substitue à lui.  Pour bien comprendre cette parabole,  il faut savoir qu'exercer une violence légitime sur les serviteurs, ou faire la fête à l'heure du travail, sont deux privilèges réservés exclusivement au Propriétaire de maison. Pourtant, le serviteur à qui le Maître a confié sa maison, n'est pas devenu pour autant le propriétaire. Mais, en battant ses compagnons et en fêtant avec les ivrognes, il outrepasse ses droits et prend la place de son Maître (v.49). C'est cela usurper le pouvoir ou alors voler l'autorité du Maître. Ce texte fait l'écho d'une autre parabole en Mt 21, 33-46, où l'usurpation du pouvoir des vignerons s'exerce par la main mise sur la vigne de maître, suivie d'homicide.
En fait, par abus de pouvoir, les vignerons ont voulu contraindre le maître de la vigne à exister d'une autre manière, ils ont voulu le reconstruire à leur manière et en fait, ils le contraignent à ne pas exister, c'est pourquoi ils tuent le fils. Plus de fils, plus d'héritier, plus de maître. Telle est leur logique. La leçon de l’évangile est ainsi inversée par rapport à celle d’Esaïe : car ce sont les vignerons qui sont mauvais et non la vigne ; de même le châtiment tombe sur les vignerons et non sur la vigne. De cette manière, Jésus demande à ses interlocuteurs – les autorités juives – de ne pas tant se préoccuper des déviances du peuple que de leur "abus de pouvoir".  Un pouvoir dont ils ne méritent plus l’usage.

Dans ces deux paraboles (Mt 24.48-51; Mt21,33-46), la pointe est identique: on reproche aux serviteurs le fait d'usurper le pouvoir, de déposséder leur Maître du pouvoir, de faire usage de ce pouvoir en leur guise.
 C'est dire que le fait que le maître tarde à venir ou le maître n'envoie que son Fils pour réclamer ses droits, dans tous les deux cas,  ne permet pas aux serviteurs de s'approprier les droits du Propriétaire de Maison ou de la vigne. Personne, y compris ceux qui servent le Christ ou ceux qui sont dotés d'un quelconque pouvoir, ne sont les remplaçants du Propriétaire (Dieu). Car, Son Fils, lui-même, qui est venu pour servir, nous apprend à rester à notre place de serviteur.
C'est pourquoi, une série de questions s'impose à nous: n'avons-nous pas à remettre en question notre pouvoir de décision, notre manière de diriger les autres, un peu comme si l'Église, la communauté, les institutions, le peuple ou les familles étaient les nôtres et non plus la propriété de Dieu lui-même dont nous sommes seulement les gérants ? Qu'est-ce que le Christ a  à dire un jour dans la manière dont les communautés sont gérées aujourd'hui ?
Bien souvent, puisque le Christ tarde à venir, nous ne croyons plus tellement à son retour et nous décidons alors de diriger les Églises,  selon nos idées, nos dogmes, nos préjugés et non plus en référence à notre Maître, un peu comme les gouvernants de ce monde qui s'accaparent toujours du pouvoir de façon usurpée et croient l'exercer éternellement. 
Pourtant, dans la parabole du mauvais serviteur (Mt 24.48-51), le Seigneur Jésus souligne qu'un serviteur démontre son vrai caractère par la façon dont il se conduit en attendant le retour de son Maître (v.45). Tous les Serviteurs sont censés nourrir la maisonnée en respectant les règles (v.46), mais tous ceux qui professent être des serviteurs de Christ ne sont pas nécessairement fidèles (v.48-49).  Dit autrement, le mauvais serviteur représente le Clergé de nom dont l'attitude n'est pas influencée par la perspective du prochain retour du Maître. Ainsi, cette parabole de Mt 24.48-51 ou celle de Mt 21,33-46 concerne beaucoup de ceux qui professent la foi de servir le Seigneur, mais démontrent par leur hostilité envers leurs prochains ou leur peuple  qu'ils ne s'inquiètent pas beaucoup du retour de Christ et qu'ils peuvent toujours continuer à usurper Son pouvoir.
En conclusion, diriger est un service, on l'oublie facilement. Ce n'est pas une sinécure, ce n'est pas asservir les autres, ce n'est pas diriger comme le roi Hérode (Mt 2.13-23), mais se mettre au service de ses subordonnées, et chaque fois qu'un pas est fait dans cette direction, chaque fois qu'un dirigeant se soucie de ce que veulent ses subordonnées, on voit ce qu'un tel choix a de riche et de prometteur.
L’Évangile de Matthieu porte en lui-même la critique de la situation présente : «le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé » (23.11-12). Le devoir du pouvoir est un devoir de service et de promotion de la justice, c’est sa légitimité, c’est aussi la base de la critique que l’on peut lui adresser quand il y faillit.
Telle est donc la conséquence de l’humilité du Christ par rapport à l'usage du pouvoir : à la lumière de son humilité,  il devient possible d'assumer le pouvoir pleinement, dans la liberté et la responsabilité d'une parole audacieuse, sans se prendre pour le petit dieu de la terre. Il reste à dire qu'une telle vision du service et de pouvoir conduit à résister aux formes de pouvoir qui voudraient s'absolutiser, pour maintenir la relativité du pouvoir devant Dieu et donc aussi entre les humains. Elle signifie refuser les tentatives d'ériger une pureté illusoire, de distinguer les humains entre bons et méchants. Elle conduit à considérer avec humour les tentatives de refuser la condition humaine pour s'ériger en dieu, y compris entre croyants, et dénier la seule éthique véritable, celle qui est fondée sur la gratitude vis-à-vis de ce Dieu qui nous aime tels que nous sommes, et la solidarité avec les humains, consciente du fait qu'il faut prendre les gens comme ils sont... de toute façon, il n'y en a pas d'autres.
In fine, le pouvoir nous apparaît comme une réalité ouverte à deux possibilités opposées: il peut être le lieu de l'usurpation, de l'oppression,  comme il peut devenir lieu de refuge ou de protection du faible. C'est ici où l'on voit bien où est la vocation du pouvoir, où est sa positivité, sa légitimité ou sa négativité. On discerne aussi là où se trouvent ses faiblesses ou ses bienfaits.

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Dr Jimi ZACKA
Théologien, Anthropologue