vendredi 23 mai 2014

BATOUALA : LA RELECTURE D’UN ROMAN PREMONITOIRE


par Dr Jimi Zacka 
  

Comme on dit dans ce cas-là :"Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait pure coïncidence, mais un peu prémonitoire quand même".



Batouala, un roman prémonitoire


S’il est une œuvre littéraire sur la Centrafrique qui mérite une lecture repensée à un moment où les affres des exactions de la Séléka font rage, c’est bien le roman Batouala, véritable roman nègre de Réné Maran qui a gagné le Prix Goncourt en 1921. Certains me diront que ce roman est désuét, à quoi bon d’en parler aujourd'hui ? Erreur ! Ma grand-mère m’a toujours appris que les vieilles marmites font de bonnes sauces. Dit autrement, la vieille plume de R.Maran garde encore toute sa fraîcheur littéraire assez virulente, et rappelle toujours le combat contre l'humiliation récurrente que subit quotidiennement le peuple centrafricain.

 De toutes les façons, le roman Batouala nous renvoie à une question fondamentale : Quelles armes littéraires nos aînés écrivains nous ont-ils léguées pour dénoncer l’injustice ? Cette question nous permet de comprendre que les mots, les choix d’écriture peuvent aussi être des armes redoutables, un héritage littéraire que nous laisserons aux futures générations. Car, le plaidoyer, le pamphlet, l’ironie, les portaits satiriques sont des armes littéraires que certains auteurs comme Réné Maran, Ferdinand Oyono, Cheick A. Kane, Birago Diop, Sammy Mackfoy, Etienne Goyémidé, etc…ont maniées à la perfection pour combattre toutes formes d’injustice : elles gardent toute leur pertinence aujourd’hui pour permettre à de futures générations de mieux dénoncer l’injustice et d’entrer pleinement dans le débat. Il s’agit de faire comprendre que porter un jugement critique sur la société n’est pas nouveau. Beaucoup d’écrivains (figure de l’intellectuel) se sont inscrits avec l’arme du langage au cœur de ces combats. Comme Victor Hugo l'a si bien affirmé avec raison : " On résiste à l'invasion des armées, on ne résiste pas à l'invasion des idées". 

En fait, je ne suis ni un spécialiste de la littérature, ni un critique littéraire, mais je fais ici, à ma manière, la relecture de ce roman tant étudié dans une grille militante renouvelée.

Précurseur de la négritude pour les uns, roman anticolonialiste pour les autres, Batouala n’en finit pas de se profiler comme un fil rouge à travers les différents épisodes que vit la RCA. En effet, Batouala mérite qu’on l’appréhende comme une œuvre prémonitoire dans son acception stricte. C’est sans nul doute, un des rares romans, dans le champ de la littérature coloniale, qui non seulement autorise le jugement et la réflexion venant des indigènes sur la colonisation et l’exercice de l’autorité coloniale dont ils sont les victimes, mais aussi semble dépeindre ce que nous vivons aujourd’hui. Relisons, par exemple, cette ligne qui illustre l’insomnie actuelle du peuple centrafricain :

Le grand chef Batouala ne peut plus dormir comme avant dans la quiétude de ta haute brousse. De nombreux soucis l'empêchent de rejoindre " Le doux feu intérieur du sommeil " : ses fonctions rituelles, la proximité des chasses, l'éloignement manifeste de sa femme... Et surtout, cette sourde rumeur qui répète que l'homme blanc accable l'homme noir et le traite moins bien que son chien. Batouala, pourra-t-il encore vivre heureux au bord du grand fleuve Nioubangui ? Pas du tout. L'invasion des étrangers lui a arraché toute sa quiétude.
  Relire Batouala impose donc la nécessité de relever les similitudes entre toutes les exactions coloniales commises dans ce petit poste de Grimari et celles que subit le centrafricain d'aujourd’hui. Batouala se veut d’abord et avant tout un témoignage perspectif sur la vie quotidienne en colonie. Mais, il s’adapte également à toutes les situations où le dominé, sans être ignorant de son statut, transpose la sourde hostilité qu’il ressent à l’égard du dominateur en de formes nouvelles et plaisantes d’expressions telles que :

Nous ne sommes que des chairs à impôts. Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes ? Même pas. Un chien ? Ils le nourrissent, et soignent leur cheval. Nous, nous sommes pour eux, moins que des animaux, nous sommes plus bas que les plus bas. Ils nous crèvent lentement. (Maran, 1938, p.98).

Cette diatribe retrouve son écho dans l’allocution de son Excellence CHARLES DOUBANE, Ambassadeur Représentant de la RCA auprès des Nations Unies le 14 Août 2013 :

« Le pays est livré comme butin de guerre à ceux qui se sont érigés comme administrateurs, percepteurs d’impôts, ou commandants de zone. La situation est dramatique à l’intérieur du pays où vit le 4/5 de la population… en ce sens que le peuple est pris en otage et que sa cohésion sociale est en train d’être déchirée par l’imposition de coutumes venues d’ailleurs. »

Relire Batouala et dire les maux


En fait, le poste de Krébédjé [figure de la RCA] dont le site est admirablement dépeint au début du récit (p.81) jouissait d’une époque précoloniale faite d’abondances, d’opulences, de foules nombreuses réparties en groupes ethniques, vivant en paix, dans la gaieté et dans l’insouciance (p. 81-86) comme le fait dire R. Maran aux personnages : « les belles journées, que les belles journées de cette époque ! Point de souci ! Ya ! aba, c’était le beau temps (p.92). Il n’y avait, dit-il, pas de portage, ni de caoutchouc et l’on pensait qu’à boire, à manger, à dormir, à danser, à chevaucher nos femmes ». Réné Maran nous présente, en une page, ce que pouvait être la vie quotidienne des Bandas avant l’arrivée des Européens [envahisseurs]. Une belle époque qui plonge chaque centrafricain dans ses vieux souvenirs de « Bangui la coquette » ou "ville de pari" où la fraternité, la convivialité ou l'hospitalité constituait la règle d'or du vivre-ensemble de chaque famille. 

 L’époque coloniale [arrivée des envahisseurs], quant à elle, marque l’arrivée des premiers Européens [que l’on peut les identifier à nos envahisseurs] « emportant fétiches, marmites, poules, nattes, et se repliant sur Krébédjé » (idem). « Désormais, la plus norme tristesse règne par tout le pays noir. Les blancs sont ainsi faits que la joie de vivre disparaît des lieux où ils prennent quartier » (p.94) [suivez mon regard]. « Aha ! les hommes blancs de peau [ou enturbannés]. Qu’étaient-ils venus chercher, loin de chez eux, en pays noir ? Comme ils feraient mieux, tous, de regagner leurs terres et de ne plus en bouger » (p.21). 

Mais le père de Batouala, submergé par une lassitude violente due aux exactions coloniales, trouve refuge derrière des mots de résignation : « Mes enfants, tout ce que vous dites n’est que l’expression de la vérité. Seulement, vous devriez comprendre qu’il n’est plus le temps de songer à réparer nos erreurs. Il n’y a plus rien à faire. Résignez-vous. N’étant pas les plus forts, nous n’avons qu’à nous taire… » (p.99). Ainsi, "il recommande aux bandas de garder les frandjés…comme on garde ses poux » (p.91). 
Ya'ba ! N'était-il pas au courant de ce que disait De Gaulle en ces termes : " Il n' y a qu'une fatalité, celle des peuples qui n'ont plus de force pour se tenir debout et qui se couche pour mourir. Le destin d'une nation se gagne chaque jour contre les causes internes et les causes externes de destruction"?  Cette résignation souhaitée ne trouve plus place aujourd’hui dans les esprits du peuple centrafricain. 

Car, la légendaire hospitalité centrafricaine se paie aujourd’hui en monnaie de singe. Larmes aux yeux, nous ne pouvons que reprendre une chanson de Luambo Makiadi (1938-1989), alias Franco de T.P. OK Jazz qui, avec une verve virulente s’en prenait aux dominateurs, aux envahisseurs ingrats et impolis. Ceux-là qu'on a accueillis comme des parents et qui veulent nous chasser de nos lits, de nos maisons et de nos parcelles Ceux-là qui veulent s'approprier toutes nos richesses et nous reléguer en seconde classe. 

Le tube "Ozalaka très impoli" en est une belle illustration. Chanson par laquelle il dénonce pêle-mêle des comportements flagrants d’impolitesse à l’égard de celui qui te fait du bien, qui te reçoit chez lui en frère. Si le sous-titre de la chanson est une interrogation : Ponanini osala bongo (=Pourquoi te comportes-tu ainsi ?), la mélodie, elle, fustige le manque criard d’éducation. " Ozalaka (tu es) très impoli, mal élevé ; On ne parle que de toi. Sur la route, tout le monde te montre du doigt. Améliore ton caractère. Cesse de parler aux gens sans te brosser les dents…Se rendre chez les gens à l’improviste, sans frapper à la porte…" Voilà le message à donner à nos oppresseurs, à ceux qui abusent de notre gentillesse, à ceux qui nous tuent, nous et nos femmes et enfants.

In fine, Batouala garde encore son statut d’arme littéraire contre l’injustice, la violence, les exactions des occupants armés, des envahisseurs ni foi ni loi qui sèment la terreur chez Batouala et ses enfants. La scène des exactions des blancs dont il rend compte, témoigne à elle seule, de la lutte de Réné Maran pour la défense des opprimés contre les oppresseurs, les envahisseurs et contre toutes formes d’oppressions et d’injustice que subissaient le dominé ((le peuple centrafricain). 

Le mérite de ce roman est non seulement le fait de s’adapter aux réalités actuelles, mais aussi de nous montrer ce qu’il y a d’introspectif. Portons un regard en nous-mêmes, un regard intérieur et prenons notre responsabilité de nous libérer de toutes ces formes d'hégémonies quelles qu'elles soient leurs violences. Car, même sans espoir, la lutte est encore un espoir. 

Dr Jimi ZACKA

Théologien, Anthropologue

Article publié en 2013 et dédié aux victimes de la barbarie en Centrafrique


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