mardi 23 juin 2020

RACISME EN OCCIDENT ET TRIBALISME EN AFRIQUE : DEUX MYTHES IDENTITAIRES FRATRICIDES À LA LUMIERE DE Gn 4.1-15.


« Prétendre que la race n’est pas ce qui, pendant des siècles, a divisé notre planète, est une hypocrisie scandaleuse… Ou quelque chose de bien pire : c’est une cécité calculée qui ne sert que le groupe de personnes blanches au pouvoir
». (Par Andre Vltchek)
INTRODUCTION
Depuis le meurtre de Floyd George à Minneapolis (Etats-Unis), la planète toute entière est en émoi, pour avoir été témoin du meurtre d’un Noir dans un pays qui prétend être le berceau de toutes les civilisations. Pendant quelques minutes sous les regards indifférents, le monde entier, complètement impuissant a assisté à la mort d’un homme noir cloué au sol, qui gémissait  en appelant à l’aide, mais à qui un policier blanc a sciemment coupé en direct et sans remords le souffle, laissant derrière lui un corps inerte et sans vie. Peu après, tout le monde a non seulement commencé à manifester sa colère, mais aussi à se poser des questions :  Comment est-ce possible qu’un être humain tue son prochain d’une manière aussi froide ? Qu’est-ce qui rend possible un geste si inique ? 
Mais par-delà toutes ces interrogations, l’on a su  que le coeur humain demeure aussi méchant que celui du loup en dépit de son émancipation civilisationnelle  apparente.  Comme l'adage le dit "'l'homme est  le loup de son prochain".

 En effet, cette tragédie suscite de nombreuses questions qui taraudent l’esprit. Naît-on méchant ou le devient-on? Est-ce la société ou la solitude qui corrompt  le coeur de l'homme? Peut-être tout nest-il, comme le dit Baruch Spinoza, quaffaire de bonnes ou de mauvaises rencontres. On ne peut éviter l’affirmation d’Hannah Arendt selon laquelle le mal n’a rien d’exceptionnel, avec sa notion de banalité du mal, qui suscita une vive polémique à l’époque du procès d’Eichmann. Sans oublier la possibilité troublante du méchant heureux de l’être. Une interrogation multiple, ouverte et pertinente, qui ne cherche pas à éviter les questions polémiques, évoque en effet la condescendance permanente de l'homme envers son prochain. "Je te hais parce que...". Pour en savoir davantage, essayons de réfléchir sur ces différents mobiles cyniques à partir du texte de Gn 4. 1-15.


1.     Caîn et Abel : De la méchanceté à une fraternité détruite

Ce que le récit de Caïn et Abel en Gn 4.1-15  a suscité et qu’il suscite encore n’a ni épuisé sa puissance d’effroi, ni émoussé sa modernité. Qu’il s’agisse d’individus, de groupes, ou de peuples, lorsque l’homme entreprend d’anéantir l’homme, la représentation du fratricide originaire surgit d’emblée, et Caïn, requis au prétoire, doit pour l’éternité, répondre de son crime. Devant Dieu, d’abord, comme le raconte la Bible. In absentia, devant la communauté des hommes, la société. La cause de l’assassin est entendue : Caïn, à jamais, incarnera le mal en l’homme, ce mal que, le premier, il a mis en acte[1].
La puissance de ce récit biblique tient à son extrême concision, mais aussi à la précision avec laquelle il décrit l’apparition violente du frère dans l’histoire des hommes jusqu’au point culminant du crime accompli. C’est dans ce texte que le mot frère surgit pour la première fois dans la Bible, et qu’il y est répété avec insistance. C’est dans l’éclat du meurtre dans ce récit que jaillit la notion nouvelle du frère garant de son frère. Mais, malheureusement, cette responsabilité serait rejetée par cette assertion étonnante : "suis -je le gardien de mon frère?".

Considéré isolément, ce récit pourrait se présenter comme un condensé de pessimisme sur la « méchanceté » primitive de la nature humaine. Or la question du frère telle qu’elle est ici posée semble non seulement être indissociable des autres événements métaphoriques du devenir humain que nous conte la Genèse – la Chute et le Déluge –, mais constitue le maillon nécessaire et un saut décisif dans le processus d’hominisation qui parcourt ces textes de la Genèse[2]. Le frère n’est plus frère, mais sujet d’homicide. La décharge pulsionnelle de l’un qui survient sur l’autre dans le texte comme un cataclysme met fin à la fraternité humaine. Une fraternité mise en place par Dieu est détruite, rejetée par l'homme.

Ainsi, l’histoire des hommes telle que nous la présente dans le quatrième chapitre de la Genèse place un homme, pour la première fois, face à son frère, ce face-à-face les oppose dans la division, et c’est la haine qui éclate jusqu'au meurtre. Mais à l’urgence absolue de faire triompher son propre désir par la mise à mort de l’autre, va se substituer, pour Caïn, le questionnement, sur une autre scène, du vif de son désir. Et au «tu» de YHVH répond maintenant le «je» de Caïn. YHVH ne dit pas: «Qu’as-tu fait?», il dit: «Où est ton frère, Ebèl?» (Gn4.9a),  «Où es-tu?», avait déjà demandé YHVH à Adam après la faute. La question ne porte pas sur l’acte, mais sur le lieu psychique d’où il a surgi. Situer Abel, c’est lui désigner une place à ses côtés, c’est aussi contraindre Caïn à déterminer son désir sur l’autre, à se situer dans son acte et dans son histoire. Et pour la première fois Caïn répond : «Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère, moi-même? » Est-ce un évitement sous le couvert d’une insolente désinvolture ?
Malgré tout, il pose une question légitime : à qui revient la responsabilité première d’avoir fait de lui l’assassin de son frère? La question n’est blasphématoire que si on lui dénie sa portée métaphysique de poser le problème de l’origine du mal. «Suis-je le gardien de mon frère, moi-même?» (Gn4.9b)

Au-delà du ressentiment, il y a aussi de l’étonnement dans cette question, comme si quelque chose venait faire brèche dans le corps constitué "Caïn-Abel". Quelque chose d’une autre nature que ce qui est venu le morceler par le meurtre: la confrontation avec l’altérité que vient introduire en tiers la parole divine. Ainsi «moi-même» n’est donc pas «mon frère». Derrière l’image persécutrice en morceaux où Caïn n’avait cru voir que son reflet gît le corps sans vie d’un autre. C’est parce que celui-ci occupe désormais la fonction du frère mort qu’il commence à n’être[3].

Le texte se poursuit par un dialogue entre Dieu et Caïn où l’on voit s’opérer un basculement, une transformation psychique chez le meurtrier. Dieu insiste. Il pousse Caïn dans ses retranchements. «Qu’as-tu fait? La voix des sangs de ton frère crie de la terre jusqu’à moi» (Gn4.10). Caïn parvient finalement à s'auto-juger: "Mon châtiment est trop grand pour être supporté" (4.13). Il reconnaît qu'il a versé le "sang" de son frère et se dit " ...quiconque me trouvera me tuera". (4.14).

 Le sang, ce symbole vital de l’être humain. Les sangs… le pluriel, ici, pourrait désigner non seulement celui d’Abel, mais aussi celui de tous ceux qui, par la faute du meurtrier, ne vivront jamais. Ce sont autant de vies possibles que Caïn a tuées.

De là se conçoit la notion du racisme et du tribalisme, c’est-à-dire, le déni de l’existence de l’autre généré d’un quelconque motif dont le seul mobile est la méchanceté humaine.

Le racisme aux Etats-Unis ou en Europe, de même que le tribalisme en Afrique sont allusifs au fratricide commis par Caïn dont la source est la méchanceté. La voix du sang qui a crié de la terre jusqu’à Dieu, a provoqué  la destruction de la fraternité. Et la question posée à Caïn garde sa validité de nos jours : «Qu’as-tu fait? La voix des sangs de ton frère crie de la terre jusqu’à moi» (Gn 4.10). De là font irruption deux corsets identitaires : le racisme et le tribalisme. En effet, nous tenterons de déployer les sens possibles de ces deux mots : racisme et tribalisme.

2.   Comment définir le racisme ?  

Il est toujours difficile de donner une définition exacte du mot racisme  aussi bien dans son expression que dans sa définition. Selon le dictionnaire Webster’s, la définition du racisme est de croire que la race est le principal déterminant des traits et des capacités humaines et que les différences raciales produisent une supériorité inhérente à une race particulière.

a) une doctrine ou un programme politique fondé sur l'hypothèse du racisme et conçu pour en appliquer les principes, 

b) un système politique ou social fondé sur le racisme, les préjugés ou la discrimination raciale.

Dans les faits quotidiens, si le racisme est à la fois un préjugé et un pouvoir social et institutionnel, c’est aussi un système basé sur la couleur de la peau. En d’autres mots, c’est le rejet de l’autre résultant de la façon de penser qui est inhérente à la théorie selon laquelle certaines races seraient supérieures aux autres.  Le racisme et les comportements qu'il provoque sont nourris par des phénomènes complexes dans lesquels il y a une grande part d'imaginaire et de fantasmes (celui qui est différent est une menace même s'il n'est pas présent physiquement).
 
Il s'exprime au niveau politique et souvent dans la vie quotidienne où il y a un énorme gouffre entre les discours politiques, les lois contre le racisme et les discriminations, d'une part et la vie de tous les jours et ce à quoi sont confrontées les personnes de la peau noire, d'autre part. Le racisme peut provoquer des discriminations raciales, des propos racistes et des violences racistes. La discrimination raciale n’est pas nécessairement accompagnée de propos et/ou de violences racistes et inversement, des propos ou violences racistes peuvent exister sans pour autant qu'il y ait discrimination.

Concrètement, le racisme et les discriminations raciales sont présents partout dans le monde, mais plus accentués en Occident  : une personne de la peau noire aura beaucoup plus de difficultés à trouver un emploi (l'employeur chez qui il se présente vient "malheureusement" d'engager quelqu'un, on n'est pas raciste mais on préfère engager un semblable)). C’est dire que les victimes de racisme et de discriminations subissent de nombreuses injustices dont la difficulté de trouver un logement décent, le problème de subir les contrôles de faciès, les violences policières racistes, les préjugés dans les églises,  etc. L'exemple qui suit en dit long.

2.1.        L’expérience d’être dans la peau d’un noir[4]

 John Griffin, auteur du livre Dans la peau d'un noir,  est un journaliste blanc qui s’est transformé en homme noir en 1959. Il s’intéressait au système ségrégationniste américain et voulait en savoir davantage. En effet, il a expérimenté de nouvelles contraintes, de nouvelles frontières géographiques. Du coup, il a réalisé que de nombreux lieux qu'il fréquentait aisément avant, lui ont été interdits. Et voici ce qu’il disait :

« Il m’est arrivé de demander : "Où est-ce que je pourrais trouver un verre d’eau ?" On me disait toujours :  "il faut sortir, aller à gauche, 12 blocks, puis aller à droite…
-         Alors qu’il y avait un verre d’eau à côté de vous ?
-         Oui, tout à fait." »

Mais il découvre aussi des frontières invisibles. Il évoque « l’œil haineux »  qu’on pose sur lui, un regard mêlé de dégoût et de crainte. Il expérimente une peur nouvelle : celle des patrouilles de police, des exactions des blancs. Comme il l’affirme :

"J’ai eu peur tout le temps, mais la nuit ça va mieux… La nuit, le Noir a moins peur parce que les Blancs sont partis se coucher, il se sent moins menacé.” 

Au gré de ses rencontres, Griffin décrit les conditions de vie misérables des Noirs, leur maintien dans un état socio-économique précaire, la détestation de soi qui leur est inculquée par la propagande des journaux sudistes. Il est aussi frappé par la solidarité qui s’exprime entre eux, notamment en Alabama, où Martin Luther King commence à appeler à la désobéissance civile. Après 6 semaines de terrain, Griffin arrête de prendre son traitement, bouleversé par son expérience.

Il faut aussi noter que depuis des siècles, de grands écrivains de la littérature américaine racontent la permanence des stigmatisations et violences subies par les Afro-Américains, dans un pays où le racisme s'est enraciné[5]. Qu’ils aient été écrits par des auteurs noirs ou blancs, certains de ces ouvrages ont particulièrement marqué leur époque, en provoquant une prise de conscience et bousculant l’opinion publique. Du temps de l'esclavage à celui des violences policières en passant par la ségrégation, tout témoigne de la difficulté d'être Noir aux Etats-Unis.

2.2.      Le cri des sangs des victimes du racisme

C'est pour dire que des deux côtés de l’Atlantique, les modes de compréhension du racisme ont fait peser une sorte de déterminisme sur les victimes en les maintenant de diverses manières à distance du problème. L’expérience vécue des victimes est longtemps restée dans l’ombre des drames et des blessures du passé ou encore de la question sociale, jusqu’au jour où un soupir agonisant  « I can’t breathe » (je n’arrive pas à respirer), s’est élevé comme la voix des sangs d’Abel pour éveiller des consciences.  Victime du racisme, ce cri « I can’t breathe » de George Floyd, implique en effet la reconnaissance d’un meurtre embarrassant  qui remet en question le fonctionnement profond de la société américaine (qu'on a l'habitude d'en faire le " rêve américain") et menace aujourd’hui les bases de sa tradition démocratique. En fait, le slogan « Black lives matter » est un autre cri qui plaide la survie des noirs. C'est dire que le racisme, notons-le, se révèle ici comme la résultante de « La voix des sangs » d’Abel qui  cri  de la terre.» vers Dieu.   

Pourtant, comme le Pape Jean Paul II le disait le 1 Janvier 2005, « l’appartenance à la famille humaine confère à toute personne une sorte de citoyenneté mondiale, lui donnant des droits et devoirs, les hommes étant unis par une communauté d’origine et de destinée suprême. La condamnation du racisme, la protection des minorités, l’assistance aux réfugiés, la mobilisation de la solidarité internationale envers les plus nécessiteux, ne sont que des applications cohérentes du principe de la citoyenneté mondiale. »


Malheureusement, le racisme se présente sous une forme de discrimination fondée sur l'origine ou l'appartenance raciale de la victime, qu’elle soit réelle ou supposée. Le racisme recourt à des préjugés pour déprécier une personne en fonction de son apparence physique ; il lui attribue des traits de caractères, des capacités physiques et intellectuelles. Le racisme cherche à porter atteinte à la dignité et à l'honneur de la personne, à susciter la haine et à encourager la violence verbale ou physique. Il tend à répandre des idées fausses pour dresser les êtres humains les uns contre les autres.
Mais si le racisme est un virus social tant décrié en Occident, il y a un autre agent pathogène social qui gangrène la société africaine dans le silence. Il s’appelle le tribalisme.

3.     Le tribalisme tel que défini

Le tribalisme, comme sentiment d'appartenance à une tribu, c'est à dire à un groupement humain ayant en partage une même culture fondée essentiellement sur la langue, est un phénomène culturel régulier, tout à fait normal en Afrique. Il traduit en chaque africain la conscience de l'identité qu'il porte et des devoirs culturels et moraux liés à cette identité. Du strict point de vue où il concourt à l'affirmation d'une identité culturelle, le tribalisme n'est en rien un vice, une tare. Toutefois, il devient un danger lorsqu’on valorise son identité propre, sa tribu ou son ethnie au détriment de celles des autres dans l’intérêt général.
Le tribalisme est en effet une plaie ouverte au cœur du continent africain. Il entretient les divisions, atrophie les économies, alimente l’instabilité politique. L’Afrique subit souvent des conflits armés à cause du tribalisme présent un peu partout sur le continent. Ayant pour point de départ l’ethnie, la tribu en tant que groupe social, qui se construit et se reconstruit dans les relations qu’il a l’un avec l’autre, ces conflits se nourrissent désormais des sentiments d’appartenance à telle ou telle tribu, ou région etc.[6]. Pourtant, tout le monde s’accorde à reconnaître que les tribus entre elles n’ont vraiment pas de mal à vivre ensemble, mais les questions que nous sommes en droit de nous poser sont celles de savoir : d’où peuvent provenir les guerres civiles et ethniques en Afrique ? Et comment le tribalisme peut-il être perçu comme source de violence politique et ethnique dans un continent où les liens de parentés sont sacrés ? Telle est notre problématique qui définira le tribalisme comme cause de la violence politique, sociale et ethnique en Afrique.


3.1.        Le tribalisme ou mythe des ethnies, source de violences identitaires

Le fait que le tribalisme soit défini comme une priorité accordée à une tribu au détriment d’une autre renvoie souvent aux fractures communautaires dues  aux inégalités sociales et économiques. Ce phénomène est ainsi considéré comme une source de conflits interethniques basés sur le fait que l’on valorise son identité propre, sa tribu ou son ethnie au détriment de celles des autres. Le tribalisme devient, en effet, un fait de rupture qui conduit au fratricide. D’où la question récurrente ressurgit : «Qu’as-tu fait? La voix des sangs de ton frère crie de la terre jusqu’à moi» (Gn 4.10).
Le constat est palpable aujourd’hui sur le continent africain sur plusieurs plans, et nous en donnerons deux exemples :   plan social et plan politique.

1.      Sur le plan social 
 
Avant de parler du tribalisme sur le plan social, il convient de souligner que la notion de tribu est en grande partie une invention coloniale. Dans  Qu’est-ce qu’une tribu ?,  l’universitaire ougandais Mahmood Mamdani explique que celle-ci est « très largement un corpus de lois créées par un Etat colonial qui impose des identités de groupe sur des individus et par conséquent institutionnalise la vie de groupe ». Certes, la réalité de communautés humaines partageant, notamment, la même langue précède l’époque coloniale. Mais l’ethnie était alors un fait culturel. Les identités ethniques étaient fluides – les individus pouvaient naviguer de l’une à l’autre. Les ethnies n’étaient pas rattachées à des régions particulières ; elles n’avaient pas d’identité exclusive, ni aucune idée de souveraineté politique. Selon Mamdani, c’est l’expérience coloniale qui a « conçu arbitrairement » la tribu au sens moderne du terme. L’historien britannique Eric Hobsbawm parle même « d’invention » : la tribu comme « unité administrative qui distingue les autochtones des allogènes n’existait certainement pas avant la colonisation, nous explique-t-il. C’est avec l’expérience coloniale que la tribu est devenue une identité unique, exclusive. Par-dessus tout, l’identité tribale a acquis une dimension politique totalisante. »

Au fil du temps, les grandes mutations au sein des sociétés africaines ont façonné un nouveau regard sur le tribalisme et les discriminations ethniques en poussant l’action publique à s’intéresser de plus en plus aux individus qui les subissent. En particulier, la vitalité des affirmations identitaires ethniques, observables dans l’espace public ont donné une nouvelle épaisseur à la question du tribalisme.

En effet, l’instrumentation de l’ethnie par les politiques en Afrique a fait naître le tribalisme qui apparaît de nos jours comme la source des guerres civiles et ethniques. Bah Thierno, dans un article intitulé : « Les Mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits en Afrique Noire» fait le constat suivant : « Au seuil du IIIème millénaire, on assiste en Afrique à une sorte d’implosion, marquée par l’instabilité politique, des coups d’Etat, des guerres civiles, des conflits ethniques et frontaliers, qui rendent ce continent si vulnérable à la misère [7]».

Au Kenya, par exemple, depuis l’instauration du multipartisme en 1991, quasiment chaque élection présidentielle s’est soldée par un cycle de violences « ethniques » meurtrières. En 1994, l’humanité va connaître un génocide qui révoltera les consciences humaines. Ce génocide a consisté en l'élimination progressive des membres du groupe ethnique des Tutsi, avec l'intention de détruire ce groupe totalement. Il a débuté le 7 avril 1994 et a duré une centaine de jours, causant 1.174 000 morts (soit 13% de la population de l'époque). Pourtant, avant la colonisation,  le Rwanda avait une population homogène, parlant la même langue, ayant la même culture et le même territoire, et pratiquant la même religion. On ne pouvait donc pas dire qu'existaient des groupes ethniques, bien que les rwandais se reconnaissent Hutu, Tutsi, ou plus rarement Twa. Cette appellation n'était pas fondamentale dans l'identité sociale du rwandais, d'autant que cette catégorisation identitaire était mouvante : un Hutu pouvait devenir Tusti, un Tutsi Hutu, cette identité variant en fonction des interlocuteurs de la région. En outre, existait une opposition, approximative, entre les Tutsi du Sud du Rwanda, qui reconnaissaient la souveraineté du mwami ('roi) Munsinga, et servis par des Hutu et des Twa ; et les Tutsi, Hutu et Twa du Nord du pays, qui la refusaient et vivaient généralement de manière pacifique[8].

En conséquence, il est à retenir que le fait de passer d'une identité sociale à une identité ethnique, découlait d'une transposition d'un schéma de pensée étranger élaboré par le pouvoir colonial dont le but était de maintenir un pouvoir politique en place. Comme il est souvent  dit : "diviser pour mieux régner" . Mais, cela a généré d’autres conséquences sociales négatives dans certains pays africains où, au niveau de  l’administration, les recrutements et les embauches, voire même les promotions professionnelles se font sur des critères ethniques. Les Églises n'en sont pas épargnées.

2.     Sur le plan politique

Nous ne sommes pas sans ignorer que la persistance de réflexes tribaux dans la plupart de nos sociétés et l’instrumentalisation constante (et naturelle) des solidarités tribales par les élites politiques africaines témoignent de ce que nos pays demeurent fortement imprégnés de l’expérience coloniale.  Pour preuve, les ralliements politiques se font sur la base de la commune appartenance linguistique ou tribale, par-delà les programmes et les principes idéologiques.
Sur ce point, le tribalisme est une arme électorale. Pendant les échéances électorales, il est indécent de constater que le tribalisme s'érige comme une arme au service de certains candidats à la présidentielle. Le candidat se réconcilie avec sa base constituée d'hommes, de femmes appartenant à son ethnie. Cette survalorisation de sa propre identité pendant les échéances électorales est un obstacle à la démocratisation car contraire à la culture de l'acceptation de la différence d'autrui et de l'alternance pacifique du pouvoir.

 Cela dénature l'identité sociale, nourrit les ressentiments car le pouvoir à base tribale ou ethnique conduit à l'exclusion politique et économique des autres tribus ou ethnies éloignées du cercle du pouvoir. Ainsi dans un contexte de rareté des ressources et méfiance généralisée, le tribalisme conduit chaque groupe à voter sur une base ethnique afin de placer leur représentant dans les rouages de l'appareil étatique. Ce faisant, il en découle une sorte de détourner l'élu vers son ethnie au détriment du reste des autres factions. Il en découle aussi une sorte de course effrénée à l'appropriation de l'État car c'est le seul moyen de contrôler les ressources publiques et s'enrichir.  D'où l'émergence d'une économie fondée sur le clientélisme et la corruption.

Dans toute démocratie, comme l'a fait savoir Pr Ngoï Ngalla « l'ethnie est un état fragile qui reste en permanence exposé à l'explosion des violences des pluralismes qui s'adaptent mal »[9]. C'est le cas permanent bien connu dans la plupart des états africains. Et cela se fait voir lors des élections où l'ethnisme nourrit chez certains des passions déréglées. Il faut que ce soit leur candidat qui sort vainqueur et rien d'autre. Par conséquent, il semble que le loyalisme tribal, lorsqu'il resurgit, vient masquer souvent d'autres sentiments ou des formes d'intérêts qui sont abusivement confondus avec lui. Cela devient une cohésion politique du régionalisme engendrant la fragilité de la solidarité nationale.

Le racisme et le tribalisme : Deux mythes identitaires du rejet de l’autre


En somme, le tribalisme et le racisme se définissent par le rejet de l’autre (Qui n’est pas de ma tribu n’est pas le mien, qui n’est pas de ma couleur de peau, est différent de moi). Cette logique d’exclusion, qui est le fondement de l’idéologie du racisme ou du tribalisme, fait échouer toute tentative des politiciens qui essaient de greffer sur l’Etat multiethnique les principes de la démocratie.

Le racisme est considéré comme une espèce de virus, de symptôme, provoqué par le chômage et la dégradation des conditions sociales, la lecture raciale de la question sociale en Occident conduit le plus souvent à pointer les inégalités entre les races comme un état du social plutôt que de les appréhender en tant que discriminations raciales. Autrement dit, la dimension raciale n’est jamais qu’un effet ou une variable et non une cause des problèmes sociaux rencontrés par les individus. Que ce soit en France, où le racisme n’est considéré que comme une conséquence des problèmes sociaux, ou aux Etats-Unis où il est sans cesse revu et corrigé par la dimension sociale, le phénomène n’apparaît dans tous les cas qu’en seconde lecture, voire est contourné. Au fond, la reconnaissance du racisme est fondue dans le moule des mythes démocratiques des deux pays. Dans ce cadre, la désignation des victimes du racisme reste floue et instable. 

Le tribalisme est le vecteur des conflits communautaires et des actions fratricides en Afrique. Il commence souvent dans les familles. On entend souvent les parents intervenir dans le choix des futurs conjoints de leurs progénitures. Les stéréotypes sur une ethnie par rapport à une autre, les considérations dévalorisantes d’une tribu vis-à-vis d’une autre ont pour conséquence le tribalisme qui apparaît comme la Négation d’Autrui[10]. En effet, un certain nombre de questions s’imposent à chacun de nous : 
Quelles sont les pesanteurs qui nous empêchent encore de voir en l’autre un humain et non un Noir, un citoyen et non un étrangerDe même, les ethnies sont certes instrumentalisées par le politique en Afrique, nous le savons. Mais quelle réponse les sociétés africaines doivent-elles donner à cette instrumentalisation ? Le vivre ensemble entre les ethnies ne peut pas devenir désormais « le vivre ensemble en paix » ?

Autant de questions qui nous rappellent le récit de la fraternité « détruite » de Caïn et Abel. Une histoire qui commence avec une infime animosité nourrie. Jaloux d’Abel, Caïn préféra entretenir ce sentiment en lui, l’exagérer, le laisser grandir. Le meurtre est accroupi derrière ce sentiment de rejet.
Ainsi grandissent les inimitiés entre nous.   Elles commencent avec une petite envie d’exclure, de marginaliser l’autre et puis cela grandit et nous voyons la vie seulement à partir de cette optique. Tout commence avec ce sentiment d'amertume qui nous conduit à dire à l’autre : « ce n’est pas mon frère », et cela finit dans la guerre qui tue. 

 Face à la question de Dieu « Où est ton frère ? », nous sommes appelés à penser, par-delà la couleur de la peau et des origines ethniques,  à tous ceux qui dans le monde sont traités comme des choses et non comme des frères, parce qu’un morceau de terre est plus important que le lien de la fraternité.
In fine, retenons qu'en plaçant le meurtre d'Abel par Caïn au tout début de l'histoire de l'humanité, la Bible nous rappelle que la violence extrême, le fratricide, et la relation à l'autre dans sa différence, sont au fondement de notre humanité, de notre civilisation. On peut dire qu'une civilisation se juge à la manière dont elle régule cette violence première qui est évidemment destructrice pour toute société.

Jimi ZACKA, PhD
Professeur de Théologie et d’Anthropologie


[1] Nathalène Isnard-Davezac, "Caïn et Abel ..La Haine du frère", L'Esprit du Temps, "Topique", 2005/3n°92,p.45-57.
[2]Ibid
[3] Ibid
[4] John Howard Griffin, Dans la peau d’un noir, Paris : Gallimard, 1976.
[5] Voici la selection de six grands romans dénonçant la ségrégation raciale aux Etats-Unis : Harriet Beeche Stowe, La case de l’oncle Tom, 1852 ; Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, 1937 ; Richard Wright, Black boy, 1945 ; John H.Griffin, Dans la peau d’un noir, 1961 ; James Baldwin, Si Brale pouvait parler, 1974 ; Toni Morrison, Beloved, 1987. 
[6] Lire à cet effet, Ngoie Ngalla, Dominique. -- Congo-Brazzaville. Le retour des ethnies. La violence identitaire. Abidjan, Imprimerie Multiprint, 1999, 125 p.
[7] Le Portique , 5-2007 | Recherches | 2007
[8] Ibid[9] Ngoï Ngalla, Congo-Brazzaville, le retour des ethnies – La violence identitaire,  Abidjan, Imprimerie Multiprint, 1999, 125 p.
[10] Brice Arsène Mankou, « Le tribalisme, », Le Portique [En ligne], 5-2007 | Recherches, mis en ligne le 14
décembre 2007, consulté le 30 avril 2019