samedi 2 mai 2020

CONFINEMENT ET PARESSE


Paresse et l’acédie

En plein milieu du confinement, il y eut l’aveu d’un ami en ces termes: « Par lassitude, je commence à avoir la paresse ». La lassitude : cet état de grande fatigue morale. Pourtant, il y a quelques mois, chacun louait le temps libre, aspirait à un temps pour soi, se sentait enfin libéré du travail à la fin de la journée. La paresse était sympathique, publicitaire et militante. Le temps libre était un moment du soulagement. Car, le travail consumait une extraordinaire quantité d’énergie physique et soustrayait l’homme à la réflexion, à la méditation, à l’affection familiale. L’épuisement professionnel provoquait le burn-out[1].  Mais voilà qu’entre résignation et frustration pendant ce confinement, la paresse apparaît comme un vice,  péché capital. Notons que la paresse comme péché capital apparaît bien tard. Comme l’expliquent Carla Casagrande et Silvana Vecchio dans leur ouvrage Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge[2]. Le péché originel c’est l’acédie, cet état de lassitude du moine, d’inquiétude du cénobite face à l’apparente inutilité de sa vocation. L’acédie est donc d’abord un vice monastique, c’est la tristesse qui empêche toute contemplation selon Cassien et qui décline en oisiveté, somnolence, inquiétude, vagabondage de l’esprit, verbosité et curiosité. Faiblesse du corps pour les uns, faiblesse de l’âme pour les autres, l’acédie laïque est différente de la monastique : oisiveté, indolence, paresse, amertume, ennui sont plus visibles et plus blâmables que la tristesse du moine. L’acédie se transforme alors en paresse et en mélancolie. Au fond, elle ressemble de très près à ce que les psychiatres appellent aujourd’hui la dépression ou le trouble maniaco-dépressif. Or entre le péché et la maladie, la différence est immense, la volonté ne pouvant véritablement s’exercer que sur la seconde. Alors, comment peut-on définir la paresse aujourd’hui ?

Sens du mot « Paresse »

Le mot français « paresse », vient de parece, au douzième siècle, de l’ancien français, peresce qui dérivait du latin pigritia, de piger, qui répugne à, paresseux, indolent (dictionnaire Gaffiot). Le paresseux répugne au travail et à l’effort et se complaît dans l’inaction. Cette indolence peut être due à l’indifférence ou au manque de volonté. Le dictionnaire Robert donne un certain nombre de mots approchants : Fainéantise, indolence, lâcheté (vx), mollesse, néantise (vx) ; fam. cagnardise, cosse, flemme, rame. Apathie, inertie, langueur, négligence, nonchalance, nonchaloir (vx). Désoeuvrement, oisiveté. Il fournit aussi un certain nombre d’expression savoureuse comme équivalent de « se laisser aller à la paresse » : - Acagnarder (s’), dorloter (se), prélasser (se). Cf. fam. Tirer au cul, au flanc, ne pas se fouler la rate, ne pas en ficher un coup, une rame, une secousse, se tenir, rester les bras croisés, ne pas se faire d’ampoules, ne rien faire, ne pas se casser, se tourner les pouces, se les rouler, avoir les pieds nickelés. - Paresser.

Et voici pour la paresse intellectuelle : Assoupissement, engourdissement, lenteur, lourdeur et aussi facilité. En termes médicaux, on parlera d’atonie, le contraire de tout cela étant : Activité, application, effort, énergie, travail. – Rapidité, puisque, comme chacun le sait, la paresse, l’un des sept péchés capitaux, « est mère de tous les vices »[3].

En grec, on trouve plusieurs mots pour désigner lenteur et paresse. oknéô, être lent, paresseux ; tarder, différer ; hésiter, différer ; oknos, la lenteur, d’où la paresse et la nonchalance ; indécision, hésitation, crainte (dictionnaire Bailly). Oknos est un personnage allégorique qui enroule une corde qu’une ânesse ronge à mesure – en parlant d’un travail ou d’une entreprise qui n’aboutissent pas.

Améléia est la négligence, l’indifférence ; améléô, ne pas s’inquiéter, négliger, mélété étant le soin, l’inquiétude. Nochélia est aussi lenteur et nonchalance ; nochélés, qui se meut lentement, lourd, nonchalant. L’individu désigné comme bradus est lent ; il va lentement, bradéos, et manifeste une certaine lenteur d’esprit, bradunoia.

Argos désigne celui qui ne travaille pas à la terre ; qui est donc paresseux, oisif. Le a- privatif revient dans apraxia, inaction, inertie ; repos, loisir, insuccès ; apragia, inaction, inertie ; aprageô, ne rien faire ; demeurer inactif ; aprargon, qui ne s’occupe pas d’affaires ; qui aime la tranquillité, paisible ; apraktéô, ne rien faire ; apraktos, qui ne fait rien, qui n’arrive à rien, vain.

En Rom12.11, l’apôtre Paul utilise le terme oknéô  pour dire : «  Ayez du zèle, et non de la paresse (oknéô) ». Il s’agit ici de la paresse, du manque d’activité dans le service. Le même terme (okneo) est utilisé en Mt25.26 pour désigner le serviteur méchant et paresseux (pônêre doule kai oknêre). Ici la paresse consiste à ne pas faire valoir le don que le Seigneur nous a confié. C’est proprement le caractère du monde, car, sous ce rapport, tout homme a reçu un don ; mais combien il est sérieux d’enfouir ce don et de ne pas s’en servir pour plaire au Maître ! Celui qui, placé dans le cep, est un sarment sans fruit sera bientôt jeté dehors et brûlé au feu. Il en sera ainsi du professant ; mais combien cet exemple est fait pour atteindre notre conscience à nous, chrétiens, afin que nous n’entendions pas ces paroles : « Méchant et paresseux esclave ! ». Mais, la paresse est-elle toujours  un péché ou également une vertu ?


Droit à la paresse 

C’est une question qui s’impose. Car, Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, dans Le Droit à la Paresse, a défendu la thèse selon laquelle une société en bonne santé devait impérativement, pour survivre, instaurer un « droit à la paresse » afin que ses citoyens puisse avoir le temps matériel de  consommer   les richesses qu'elle produit et ainsi entretenir la dynamique de production [4]».

Pour Lafargue, la paresse, en effet, est une vertu conviviale qui rapproche les gens, qui les fait se rencontrer, qui les détourne des rivalités meurtrières de la politique et de l'économie, mais c'est aussi une disposition du corps et de l'esprit qui, loin du tracas des affaires, permet à l'homme de se retrouver dans un studieux face à face avec lui-même. Ce n'est qu'en état de paresse que l'homme peut vivre pleinement sa double nature d'individu unique et d'être social. Que l'on songe pour s'en convaincre à ce prince des paresseux que fut Socrate : sans paresse point de philosophie, c'est-à-dire point de réflexion ni d'échanges. Point de civilisation[5].  Cette paresse perdue, dont la pensée orientale a su longtemps préserver les douceurs, l'Occident la réinvente à chaque fois que les à-coups du progrès semblent vouloir l'en éloigner. Sans paresse donc, point d'indépendance. Elle est la première des libertés individuelles, le premier de ces droits de l'homme, nés, au siècle de Lumières, des « rêveries» de quelques « promeneurs solitaires »[6].

Paul Lafargue n’est pas seul dans la défense de la paresse. Les philosophes Aristote, Epicure et Cicéron insistent déjà sur la nécessité de bien dissocier la vie publique et le travail du loisir, afin de se ménager un temps de méditation, de lecture et de contemplation. Ainsi, pour Aristote, « plus on possède la faculté de contempler, plus on est heureux ». Car, synonyme de servitude pour l’Antiquité, le travail est devenu une valeur des sociétés modernes. Et si la paresse nous mettait sur la voie d’une société plus juste favorisant l’épanouissement de chacun ?


Le confinement, un défi au temps


La paresse est la propension à ne rien faire, la répugnance pour le travail. Elle est un des sept péchés capitaux punis par la morale chrétienne qui définit le travail et l'effort comme des valeurs suprêmes : « Les désirs du paresseux le tuent parce que ses mains se refusent à l’action. » (Proverbes 21.25). De fait, la paresse est un mode de vie pour certains et une tentation pour tous. C’est pourquoi,  l’Apôtre Paul nous enseigne à faire  bon usage de notre temps (Eph5.16), car nous ne savons pas ce que le futur nous réserve. Lorsque nous réalisons pleinement que notre vie ici-bas n’est qu’un grain de sable par rapport à l’éternité, nous commençons alors à mettre nos priorités à la bonne place. Le temps, en effet, est intimement lié à la finitude humaine. 

L’un  de mes professeurs m’a dit un jour « Ce que l’on fait de notre temps, c’est ce que l’on fait de notre vie ». Aussi évidente que soit cette maxime, elle m’avait échappé et j’avais désappris à en tenir compte pour guider mon action. Dans le quotidien, il paraît difficile de faire de cette phrase un cap à tenir sans interruption. Reconnaître un tel poids au temps qui passe sur nos vies n’est pas une chose facile lorsqu’une partie conséquente de notre temps individuel est consacré à des activités qui nous fatiguent ou nous obligent envers d’autres individus. Horaires fixes, présentéisme, « réunionite », conventions, management trop exigeant, pression, ennui, l’individu n’est maître de son temps dans aucune de ces situations de vie au travail. L’investissement de temps demandé à l’individu devient trop cadré, trop important, ou bien il est monopolisé par des tâches sans valeur, trop répétitives… Car finalement, derrière ce qui est demandé et ce qui doit être produit, c’est du temps qu’on y passera, qu’il est vraiment question. Or, nous ne disposons pas de plusieurs types de temporalités que nous pourrions employer indépendamment les unes des autres. Un peu de temps de travail, puis du temps de loisir, du temps avec nos enfants et enfin du temps pour soi, l’ensemble de notre vie est rythmé par une seule et même temporalité, la nôtre. La qualité de notre vie dépend de la qualité de notre temps, la quantité de temps investit pour une activité est nécessairement, puisque nous sommes des êtres finis, la privation de temps pour une autre.

Le confinement est une manière de « racheter le temps ». C’est ce que  Bachelard tient tant à traiter de la problématique des rythmes temporels, c’est qu’il en est un pour lequel il souhaite particulièrement s’engager : le repos. L’homme se veut être un penseur du repos, non pas de la paresse, mais d’une certaine sagesse qui a à cœur de respecter les grands rythmes de la vie dans le temps qui est accordé à chaque individu[7].

Et comme Pascal le souligne : ”Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pouvoir rester en repos“. En effet, la conscience est incapable de supporter un face-à-face avec elle-même, c’est la source du malheur et de la misère de l’homme. L’homme agité croit se trouver lui-même, mais en réalité il se fuit, il n’agite que du vide. Ce que mon ami a appelé : « j’ai la paresse » n’est qu’un temps perdu, le temps pendant lequel il a été à la merci des autres. Ainsi, le confinement nous permet d’aller à la recherche du temps perdu : se reconstruire.


Confinement : à la recherche du temps perdu (Éph 5.16).

Retrouver le temps perdu, ce n’est pas revenir en arrière, mais pouvoir ressaisir une occasion ratée, rattrapé ce qui est cause de notre regret. La question porte sur notre capacité à pouvoir faire fi de cette irréversibilité. Mais est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? A force d’être attaché à son passé, c’est l’avenir qui est raté. Dès lors, nous devrions faire face à ce confinement  pour reconstruire l’avenir. C’est ce que l’apôtre Paul souligne en d’autres termes  dans Éph 5.16 ::« Faites un bon usage de toute occasion qui se présente à vous, car les jours que nous vivons sont mauvais ». Pour l’apôtre Paul, le temps est une bénédiction que Dieu nous accorde : il est mal exploité, voire perdu, lorsqu’il n'est pas employé selon Son dessein. Si jusqu'ici, nous avons perdu notre temps, nous devons redoubler de vigilance pour que cela cesse. Ce temps, que des milliers d'hommes sur leur lit de mort, rachèteraient à n’importe quel prix, combien peu y pensent, et à quelles bagatelles, ils le gaspillent quotidiennement ! Beaucoup ont rapidement tendance à se plaindre des temps mauvais ; il serait bon qu'ils soient plus empressés à racheter ce temps ! Ne soyons pas imprudents : le mépris de notre devoir, et la négligence de notre âme, révèlent la plus grande folie qui soit. De même pour Luther :   « Un chré­tien ren­contre sur son che­min tant d’obs­tacles et tant de choses qui peuvent lui faire né­gli­ger une bonne œuvre, qu’il doit, comme un pri­son­nier, s’ar­ra­cher à ses chaînes, dé­ro­ber le temps ou l’acheter bien cher, par exemple, au prix de la fa­veur des hommes, quand il a égard à ce pro­verbe:Les amis sont des vo­leurs de temps. »

Prof. Jimi ZACKA, PhD
Exégète, Anthropologue




[1] Le burn-out est un syndrome qui s’exprime par un ensemble de symptômes particuliers : épuisement émotionnel, professionnel, désinvestissement de la relation à autrui et diminution du sentiment d’efficacité personnelle. Une origine commune, souvent évoquée comme cause du burn-out, est une relation stressante, chronique, difficile, voire pathologique, à autrui.

[2] Lire Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge , coll.Histoire, Paris Flammarion : 2009

[3] Cf. Anne Mounic, « Etymologie de la Paresse », Revue littéraire & artistique Temporel, N°7, 25 Avril 2009.
[4] Paul Lafargue, Droit à la paresse. Refutation du « droit au travail » de 1948., Réimpression: Paris: François Maspero, 1969.
[5] Ibid
[6] Ibid
[7] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, éd. Stock, Paris, 1932