dimanche 29 janvier 2017

LES MURS DE LA SÉPARATION : DES REMPARTS CONTRE L'AUTRE

Les murs aux frontières ne nous étonnent plus vraiment, ils se sont banalisés au point de nous faire oublier que le surnom d’alors du Mur de Berlin était « le mur de la honte ». Nulle honte désormais à ériger un gigantesque mur à sa frontière, cela peut même être considéré comme une ressource politique, comme le président américain Donald Trump l’avait montré.

Pourtant, depuis la plus Haute Antiquité jusqu’au Moyen Âge, les murs étaient des remparts permettant de protéger une ville souvent, parfois un territoire, contre des invasions étrangères ou « barbares ». Mais aujourd'hui, ériger un mur haut et solide est une réponse à une menace protéiforme, d'autres murs tout aussi solides, parce que très intériorisés. De part et d’autre des murs  s’érigent de l’intérieur de soi jusqu’à l’extérieur de soi.  C’est dire que « la tentation du mur n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. Ces refus apeurés de l’autre, ces tentatives de neutraliser son existence, même de la nier, peuvent prendre la forme d’un corset de textes législatifs, l’allure d’un indéfinissable ministère, ou le brouillard d’une croyance transmise par des médias qui, délaissant à leur tour l’esprit de liberté, ne souscrivent qu’à leur propre expansion à l’ombre des pouvoirs et des forces dominantes.[2]».
 
  C’est  ce que Isaac Newton affirme avec raison : « les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts ». Cette assertion donne une vision assez restrictive des murs, perçus comme obstacles, séparations, exclusions
 
    Pourtant, le mur protège moins bien qu’il ne sépare, il y a toujours des brèches ou des armes plus sophistiquées pour le franchir. Paradoxalement,  cela n’empêche pas sa multiplication, comme s’il s’avérait plus indestructible symboliquement qu’il n’est vulnérable matériellement. 

    La problématique aujourd’hui est de savoir : Dans quelles mesures le mur peut-il sécuriser un peuple qui veut vivre dans une forme d’ethnocentrisme, d’exclusivisme, c’est-à-dire, cette facilité de s’emmurer pour vivre seul et exclure l’autre ?  Avant d’aborder le sujet, il me semble en effet nécessaire de cerner les différentes acceptions attribuées au mot « mur ».

1.      Ce qui définit le mot « mur »

    Le mot « mur » vient du reste du latin murus, qui désigne l’« enceinte » d’une ville, à distinguer de « murailles » (moenia) et du « mur de construction » (paries), qui donnera en français « parois »). D’abord simple palissade en bois, comme en témoignent, par exemple, les découvertes archéologiques du premier site de la future Lutèce, puis en pierres avec chemin de ronde et tours. L’amélioration de l’armement aux XVe et XVIe siècles oblige les ingénieurs à concevoir de nouvelles configurations défensives, dont l’apogée sera le plan en étoile si cher à Vauban[3]

Dans la Bible, le mot hébreux  "mibhcar" est le terme assez souvent utilisé dans l’AT pour désigner le « mur, forteresse, clôture, muraille » destiné à se protéger contre les ennemis (Es 17.3 ; 1s 6.18 ; 2 R 3.19). Son équivalence grecque est ochuroma « forteresse » (2Cor 10.4), mais il y a d’autres termes grecs dans le NT,  qui désignent le terme « mur », par exemple, teichos (rempart), ochorumata (équivalent du mot hébreux mibhcar). Mais dans notre contexte, nous retenons le mot "mesotoichon"  utilisé en Éphésiens 2, 14-15 (mesotoichon tou phragmou=mur de séparation).  

    En règle générale, dans l’antiquité grecque,  toutes les cités sont fortifiées, la nature et l’envergure des fortifications étant déterminées par la topographie. Seules des cités comme Sparte, dont la réputation la précède, et des collectivités plus pauvres qui possèdent peu de choses de valeur sont dépourvues de murailles substantielles. La principale structure défensive est un mur d’enceinte interrompu à des intervalles stratégiques par des tours rondes ou carrées. L’épaisseur du mur, ainsi que la hauteur, la forme et l’emplacement des tours sont des éléments importants. Les murs et les tours sont normalement en calcaire. Des meurtrières dans les murs des tours permettent aux archers de tirer sur les attaquants[4].  Mais qu’est-ce qui motive cette tendance à recourir au mur ? 


2.    La tendance à recourir au mur de  la séparation


    A prime abord, ce que dit le mur relève avant tout de la crainte et du repli sur soi : « je m’enferme afin de n’être pas exposé à l’autre, que je ne comprends pas et que je ne souhaite pas rencontrer ». Cette tendance est  motivée, entre autres, par deux besoins :

Le besoin de protection : le premier réflexe de l’homme est de se protéger. Le mur en qualité de rempart en est une illustration. Ce désir de se protéger  semble comme une mesure préventive contre l’autre. L’on redoute le frottement avec d’autres peuples et sélectionne en effet ses relations par le biais d’un recours aux frontières. Ce besoin correspond à la peur du différent. Ce sentiment de protection est largement partagé aujourd’hui partout ailleurs. Si ce mur de la honte, comme il était surnommé, a été abattu, plusieurs existent encore sur la planète : des immigrés clandestins qui tentent de franchir la clôture de 6 mètres de haut encerclant Melilla (ville espagnole au Maroc), le 28 septembre 2005, essuient des tirs ; six sont tués. Un mur de 23 kilomètres « protège » San Diego de l’arrivée des Mexicains de Tijuana et préfigure le mur de 3 200 kilomètres de béton que l’administration Bush espère réaliser entre les Etats-Unis et le Mexique, d’où viennent chaque année quatre cent mille travailleurs illégaux. C’est ce que Donald Trump tente de concrétiser aujourd’hui. Un autre mur entre Israël et la Palestine pour des raisons identitaires. Même scénario entre le Botswana et le Zimbabwe : un « mur » anti-immigration, guère efficace du reste. 

    En effet, parfois, tout se résume à cette rhétorique de stigmatisation : « L’autre a le visage de l’Etranger, du migrant, celui qui vient « manger notre pain » et déstabiliser « notre » société ».

  Quête de mécanisme identitaire: le besoin de se doter d’un mur dans une société est souvent empreint d’une envie de se donner une identité[5]. Car, c’est toujours à l’ombre de  remparts érigés que se révèlent les velléités de la séparation et se définissent les communautés, les castes, les idéologies, les croyances et les dogmes de façon singulière. C’est là où l’on commence à s’identifier par rapport aux autres. Ce besoin d’identité démontre que chaque individu se définit et est défini à partir d’une appartenance à un groupe social, à une communauté, et de la place qu’il y occupe.  C’est dire que l'identité d'un groupe social, ce n'est pas qu'une question de représentations, de symbole ou de psychologie. C'est un ensemble de pratiques et de réseaux de sociabilité, qui permettent d'entretenir des liens de solidarité et des connivences très fortes entre ses membres. Ce qui leur permet de s’identifier  entre eux et de disqualifier celui qui n’est pas des leurs ou qui ne leur ressemble pas. 

    Pourtant, un groupe peut être socialement exclu et culturellement intégré : c'est le cas des Noirs aux Etats-Unis, des beurs ou des blacks dans la banlieue française. Paradoxalement, certains groupes entretiennent des mécanismes identitaires très forts en sélectionnant leur descendance ou se réclamant de « souche ». C'est le cas notamment de ceux qui se revendiquent d’extrême-droite. Aujourd'hui, des murailles en béton séparent les communautés juives et palestiniennes en Cisjordanie. Mais ces murailles ont- elles un vrai pouvoir pour garantir la paix ? Ces murailles de séparation ne contribuent-elles pas à entretenir un climat d'inimitié ?

    Ériger un mur, quelle que soit sa nature, s’inspire d’une conception sectaire qui se traduit en ces termes: « pour qui n’appartient pas à notre communauté, il est illégitime qu’il puisse y vivre. La bonne identité est celle de nous ressembler et c’est en effet le seul critère d’être l’un des nôtres ». L’image du mur est ici évidente : la peur d’autrui. Il s’agit bien sûr du mur à l’échelle d’un quartier ou d’un territoire – non du muret qui enclôt le jardin de la maison –, du mur qui divise, oppose, agresse. Il procure une puissance illusoire et retarde la solution des conflits, l’échange de paroles[6] et le vivre-ensemble. 

    Même si l’homme est conscient de la diversité et a vocation à construire des ponts pour dépasser ces murs, cette entreprise n’est pas sans ambiguïté. La recherche d’ouvertures doit provenir de son for intérieur, de sa prise de conscience, de ce qui reste en lui comme humain. C'est ce que le Prophète Jérémie dénonce en ces mots : "Le coeur est tortueux par-dessus tout, et il est méchant: Qui peut le connaître?" (Jér.17.9). En d'autres termes, toutes velléités de discriminer, de rejeter l'autre  proviennent naturellement du cœur de l’homme. Selon le NT, l'être humain érige aussi des murs dans son cœur. Ils sont sensés le protéger mais ils l'enferment dans des positions et des situations qui l'empêchent de s'épanouir dans la paix et l'harmonie. C’est pourquoi, l’apôtre Paul parle de l'œuvre  puissante du Saint-Esprit qui est de renverser ces murailles intérieures pour que la mentalité et les pensées du Seigneur imprègnent l'homme (Phil 2:5). 

3.   L’échec des murs de la séparation 

    Les murs ont pour fonction unique d’empêcher le passage des hommes (l’affamé, l’indésirable, le trafiquant, le terroriste, etc). Les murailles et les murs ont, dans l’histoire de l’humanité, eu pour fonction d’empêcher l’invasion des armées ennemies, les expansions, l’afflux des populations considérées comme indésirables, mais également – c’est le cas aujourd’hui en Europe occidentale aussi – d’isoler des populations les unes des autres (mise en ghettos de population immigrées, etc.), de s’opposer à l’arrivée de populations asphyxiées dans les pays d’abondance – réelle ou imaginaire. Mais les murs, outre qu’ils sont des moyens souvent inefficaces, ne résolvent rien. Le meilleur antidote au mur, c’est la reconnaissance mutuelle de la différence de soi et de l’autre à travers la frontière qui n’est précisément pas un mur étanche, mais un lieu de reconnaissance et de passage.
    Car, Paul dit que Christ a renversé le mur de séparation (Éph 2, 14-15)[7].  En affirmant que Christ a détruit ce mur, Paul veut dire que Christ a établi la paix entre l’homme et Dieu, ainsi qu’entre l’homme et ses semblables. Il a instauré la paix entre le juif et le païen. En renversant le mur de séparation, Christ a anéanti sa signification et non le mur matériel en lui-même. Il n’y a plus  barrière de  l’inimitié, la division, les préjugés et l’hostilité entre le juif et le païen, entre les castes nobles et les basses castes, entre riches et pauvres, entre les différentes races et entre les peuples.
    Les murs de séparation érigés pour des raisons identitaires, religieuses ou sociales ne sont que l’expression du repli sur soi. Et, le repli est souvent le signe d’une difficulté à s’affirmer face aux autres, d’un empêchement à prendre appui sur image de soi qui est restée fragile et parfois insatisfaisante. Le sentiment d’insécurité, l’image d’un monde menaçant peut nous amener à nous replier. L’ouverture aux autres  se réduit et amène à des comportements exacerbés de rejet des autres, de rejet de la différence (augmentation du racisme,  de la xénophobie).
    C’est ainsi que les peuples prétendus « civilisés » ont la tendance à séparer le monde et les gens en bons et mauvais ; pour eux, c’est un moyen efficace pour résoudre la complexité des situations confuses ou dangereuses, mais il implique toujours une distorsion de la réalité. Car, face à un monde instable et incertain, le repli sur soi ou la construction des murs dans ce seul souci de se séparer des autres  n'est qu'une réponse évasive pour se voiler la face en présence de Dieu. Dieu n’a créé aucun être humain légal ou illégal.  

    Nous sommes tous nés égaux et " il [nous] est réservé ...de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement de Dieu" (Hb 9.27).



Prof. Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue (CREIAF)




[1] Ce passage est issu d’un appel publié par Patrick Chamoiseau1 et Édouard Glissant2, dans le journal L’Humanité du 4 septembre 2007, pour s’opposer à la création de ce qu’ils appellent un Ministère -Mur, celui de l’ « Immigration, Intégration, Identité nationale et du Co développement ».
[2] Thierry Paquot, « les murs de la peur », Le Monde diplomatique, Octobre 2006, p. 32
[3] En se généralisant, la notion d'identité perd de sa consistance. Le mot peut désormais être utilisé indifféremment comme synonyme de culture ( on parle d’identité africaine, congolaise, française, etc). Un usage aussi étendu de la notion rend malaisée son approche. Il est aussi devenu courant d'assimiler le mot identité aux communautés d'appartenance : l'ethnie, la nation, la culture. Mais dans le cas présent de notre étude, nous parlons de la construction des identités nationales qui assure « le monopole de la culture légitime », selon l'expression de l'anthropologue anglais Ernest Gellner dans Nations et nationalismes (Payot, 1983).
[4] Lire à cet effet Thierry Paquot, Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, La Découverte, Paris, octobre 2006.
[7] Tout autour du parvis du Temple juif à Jérusalem se dressait un mur que les païens n’avaient pas le droit de franchir. Paul le désigne de mur de séparation, l’inimitié, car il symbolisait dans une certaine mesure l’hostilité entre les juifs et les païens. C’était également un signe que les paiens étaient loin qu’ils ne pouvaient pas s’approcher de Dieu.