Identité des jumeaux
La
gémellité suscite généralement des sentiments mêlés de curiosité, d’admiration
et de crainte dans la plupart des pays
africains. Elle constitue un phénomène pour le moins étrange et souvent
extraordinaire auquel on prête un grand mythe et un culte particulier. Ce mythe
est souvent fondé sur la croyance qu’ils ont de très grands pouvoirs qui
peuvent être utilisés à des fins bienfaisantes ou maléfiques.
Chez les mandjia, en
particulier, le regard porté sur les jumeaux (bé dân) suscite des interrogations. Car,
les jumeaux (bé’dân) sont des enfants
qui ne sont pas comme les autres. Ils relèveraient de la mythologie du serpent[2] et
sont les témoins d’une première humanité incomplète : ils sont ainsi vus comme des êtres dotés de pouvoirs mystiques. Soumis à des
pratiques occultes, ils sont à la fois
adorés et craints. Avoir des jumeaux (bé
dân), constitue ainsi un événement qui distingue pour toute leur existence les
parents des jumeaux et transforme leur personnalité, marquée désormais dans la
vie, aussi bien courante que religieuse, par un symbolisme particulier. De
même, dès leurs premières minutes d'existence les jumeaux (bé dân) connaissent un sort distinct : « on les laisse à même le
sol, comme si on n'en voulait pas ». Ils restent ainsi plusieurs heures, sans être
lavés, tels qu'ils sont sortis du ventre de leur mère » jusqu'à l'intervention
de sages, eux-mêmes anciens géniteurs de jumeaux. Les rites traduisent ainsi la méfiance que ressentent
spontanément la famille à la naissance des jumeaux.
Car, si on rend culte à ces enfants
particuliers, c’est parce qu’on les présente comme cause possible de graves désagréments.
On souligne d'abord l'obligation pour leurs parents de leur rendre un culte aux
multiples étapes, « et cela fait beaucoup de dépenses ! » soupirait une mère de
jumeaux. Le grief le plus sérieux est que les jumeaux peuvent être source de maux,
particulièrement pour leurs parents. On dit d'eux que «s'ils sont méchants ils
peuvent nuire à leurs proches. Ils peuvent envoyer divers maux à leurs pères ou
mères, aussi on les craint ! … Ce ne sont pas de bons enfants... », confirme un
père des jumeaux[3].
Mythes
animaliers liés à la naissance des jumeaux
.
La grossesse gémellaire, chez
les Mandjia, est souvent chargée des superstitions et de mythes.
En d’autres termes, le caractère de ces
naissances gémellaires a une base mythique : nombre de cosmogonies et de
religions font une large place au principe de gémellité. Les jumeaux sont alors
perçus comme une sorte de prodige dont le surgissement ébranle l’ensemble de
l’ordre cosmique et de l’ordre social, soit qu’ils les compromettent, soit, au
contraire, qu’ils les régénèrent. Ils sont le reflet ou le redoublement de
l’ordre du monde qui met en scène la confusion des choses, le mélange du
ciel et de la terre. A cet effet, certains mythes
animaliers jouent un rôle déterminant pendant la grossesse gémellaire chez les Mandjia. Nous en retiendrons deux :
le mythe de la mante religieuse (mantis
religiosa) et celui du serpent.
La
Mante religieuse, appelée aussi "prie-Dieu" ou "bigote", est
un des insectes les plus spectaculaires et aussi l'un des plus mystérieux dans
certaines tribus centrafricaines, notamment dans la tribu Mandjia. Si la mante représente la malchance et le mauvais œil chez certains peuples, la
superstition, chez les Mandjia, la considère bénéfique,
et dans certains cas, d'essence divine. Elle a aussi un don d'extra-lucidité
comme nous le rapporte cette superstition : quand un voyageur s'égare, il lui suffit de suivre la
direction que lui indique la mante de ses "mains jointes". Dans une autre variante, la mante symbolise la procréation, elle est sacrée et
protégée. Une mante religieuse qui entre dans une maison est porteuse d'un
message : « Une des femmes de la maison en âge de procréer
est enceinte des jumeaux ».
Mais, également, l'apparition de la
Mante Religieuse peut être synonyme d'angoisse surtout pour les mères ayant des
adolescentes qui ne sont pas mariées. Être enceinte hors mariage est qualifié
de mauvaises mœurs et la famille perd la considération sociale de la
communauté. Il n'était pas rare qu'une fille tombée enceinte hors mariage soit
chassée, bannie de la communauté avec sa mère qui elle- même était rendue
coupable de mauvaise éducation envers sa fille. Donc, l'apparition de la mante
religieuse est accueillie avec bonheur et espoir par les couples qui veulent
avoir des jumeaux et avec angoisse et rejet pour les jeunes filles qui seraient
annoncées enceintes.
Ainsi, la Mante est l’expression vivante de la naissance des jumeaux. Ceci s’explique par une
présence incarnée de sa dualité. Car, notons-le, dans le mythe Mandjia, c’est
un dieu androgyne avec une tête mâle et le reste du corps femelle. Mi-homme, mi-femme,
la Mante religieuse incarne tous les paradoxes : les interprétations maléfiques
côtoient les dévotions les plus excessives. C'est l'ambivalence, le jeu des contraires,
l'attraction-répulsion qui la rendent si fascinante dans la plupart des
croyances. Une telle dualité ne laisse personne indifférent et lui confère une place
de choix dans la trame magique de la Nature.
Le mythe du serpent comme source du
pouvoir des jumeaux[5]
Selon la croyance Mandjia,
la Mante est la génitrice du serpent. C’est pourquoi, le serpent est une représentation
gémellaire, force créatrice et destructrice ou encore lien entre le Ciel et la
Terre. Avec des
variantes diverses, il est également un génie ou un esprit protecteur, fécondateur
des jumeaux. La grossesse gémellaire est véritablement attribuée à une mère
serpent et non à la mère biologique. Les jumeaux sont ainsi soit appelés en
langue Sango « ngbô »
(serpent) ou « bé dan »
(enfant du serpent) en Mandjia, ou des serpents personnifiés. Lorsque les
jumeaux naissent dans une famille, le serpent devient l’animal totem du clan. Car,
il est la source vitale des jumeaux. . La naissance de jumeaux est désormais considérée
comme un signe de bon augure, sans qu’ait disparu pour autant la peur
qu’inspirent leurs pouvoirs obscurs. En d’autres
mots, tuer un serpent, c’est priver les jumeaux de vie, couper le cordon de
leur existence, même si les jumeaux ne meurent jamais, car, ce ne sont
pas des dieux mais des êtres supra-naturels.
De même, grâce à la « mère-serpent »,
la gémellité
confère aux jumeaux, d’une part la
complétude et la perfection voulue aux origines par le Créateur, d’autre part
la prodigalité sur le plan physique comme sur le plan intellectuel et
psychique. Les jumeaux sont en conséquence une bénédiction attribuée à une
famille, le signe d’une fécondité accrue dont le mérite revient à la mère des
jumeaux tout autant célébrée; ils ont le pouvoir de protéger des activités telles
que la récolte, la pêche ou la chasse et même chasser les malheurs dans la
famille. Ils sont un don précieux offert à la famille, à qui ils ne peuvent
procurer que santé, fortune et protection contre la mort, à condition qu’elle
en prenne soin et les élève équitablement, sans heurt, sans provoquer leur
colère, ni même leur insatisfaction par des dons inégaux. En cas contraire, ils
engendreraient les effets inverses de ceux attendus : la maladie, la ruine
et la mort. Il est « interdit de contredire, de gronder, d’irriter, de
frapper les jumeaux, au risque de déclencher des malheurs et de les voir
retourner là d’où ils sont venus [6]».
C’est pourquoi, Il ne
faut pas dire du mal des jumeaux, ni avoir de mauvaises pensée à leur égard
pour ne pas encourir la piqûre du scorpion, dont ils sont eux-mêmes protégés et
dont ils peuvent nous guérir si nous nous excusons. Car, il y a des dons très
souvent particuliers qui sont accordés aux jumeaux, notamment dons de guérison
et de divination dus à leur relation avec l’invisible. Les jumeaux sont aussi
capables « de se changer en serpent ou en scorpions symbolisant la
gémellité avec leur huit pattes représentant les huit membres des jumeaux ». Les
jumeaux étant en quelque sorte une vivante réplique des dieux ou leur
manifestation, nul ne saurait les importuner sans manquer de respect à ces
derniers. Ils sont en conséquence l’objet de prévenances et de précautions chez
les Mandjia.
La naissance des jumeaux comme dualité mystique
Le jumeau, garçon ou fille, qui naît le
premier est, dit-on, « le cadet», le second, « l’aîné ». Car, le « cadet »,
premier-né, est l’envoyé précurseur de l’aîné,
second-né. Les jumeaux constituent ainsi un nouveau couple face à celui de
leurs parents, le complétant et parfois s'y opposant : ils sont à la fois
illustration de la fécondité de leurs géniteurs et menace pour celle-ci. D'une
accumulation de petits faits ressort l'idée que les jumeaux ne sont qu'un seul être
en deux personnes. Cette preuve vivante du principe de dualité, leur
confère une parcelle de surnaturel qui rejaillit en partie sur l’enfant qui
vient au monde après eux. On peut donc les regarder comme des manifestations
idéales de fécondité; comme des êtres dotés de pouvoirs propres,
partageant une seule âme. Les
jumeaux portent ainsi à la fois des
dynamismes positifs et des tensions maléfiques ; ils sont marqués du signe
de l’ambivalence et leur caractère faste ou néfaste dépend de l’équilibre de
ces forces.
Prof.
Jimi ZACKA
[1]
Les Mandija sont une population d'Afrique centrale, surtout
présente au centre de la République centrafricaine où ils
représentent le troisième groupe du pays (13 %). Cf. Wikipedia
[2] Dans les mythes de la tribu Mandjia, le
serpent occupe une place majeure et revêt une dimension spirituelle forte. Le
serpent cosmique peut être mâle et femelle à la fois, représentation
gémellaire, force créatrice et destructrice ou encore lien entre le Ciel et la
Terre.
[3] Interview accordée le 14 Février 2015 à
Bangui.
[4]
A propos des
croyances aux Mantes religieuses, lire Akoum A.
et al., Mythes et croyances du monde, Afrique, Amérique, Océanie Ed. Brepols. 1991
[5] Lire par exemple Probst-Biraben J.-H. « Le
Serpent, persistance de son culte dans l'Afrique du Nord. ». In: Journal de la Société des Africanistes, 1933,
tome 3, fascicule 2. pp. 289-295;
[6] Chez les Mandjia,
les jumeaux seraient une émanation des génies dans le sens où leur naissance
est le résultat de la pénétration de la femme par un être surnaturel.