Introduction
Quelle résonance faut-il accorder à la troisième parole de Jésus sur la
croix : « Femme, voici ton fils. (…) Voici ta mère. » (Jn 19,26.27) ? Quel sens doit-on donner à cette parole du
haut de la croix ? Je vais tenter de répondre à ces deux questions qui
résonnent d’un autre sens, à partir de mes réflexions en tant que bibliste
africain. L'adresse de Jésus à sa mère : « Femme, voici ton fils » et
puis au « disciple qu'il aimait » engage clairement l'un envers l'autre dans une nouvelle
relation de parentalité. Bien sûr, cette scène peut être comprise avant tout comme un signe d'affection, l'attention de Jésus à sa mère, la plaçant sous la protection de quelqu’un d’autre, son « disciple bien-aimé » pour répondre à ses besoins. Tous les bons Juifs devaient honorer leur père et leur mère. C'est ce que Jésus semble faire ici. Certes, vous pouvez aussi vous en tenir à la compréhension de cette scène de cette manière, mais je pense qu’il y a une autre
résonance qui fait écho dans la tradition africaine et qui me motive à
faire une autre lecture : une lecture comparative. C’est le
fait de confier un proche à un tiers pour prendre soin de lui ou l’acte de confiage. Cette
forme de prise en charge se révèle souvent lorsqu’on est sur le point de quitter
ce monde (mourir). Ainsi, le
verbe se trouve être le moyen le plus adéquat de transmettre sa dernière
volonté en présence de quelques témoins tirés sur le volet. Dit autrement, la
dernière volonté d’un mourant, dans ses dernières heures, est considéré
comme un testament verbal.
Car, les dernières paroles sont souvent précieuses dans l’oralité africaine.
A plus forte raison celles de Christ sur la croix. Ainsi est-il important de saisir le sens
de cette troisième parole.
En outre, la parole testamentaire, revêtue du sacré,
est un moyen adéquat de perpétuer une volonté après la mort. Il peut alors
être défini comme une parole dotée du pouvoir de prendre effet aussitôt le
décès du testateur. Cela traduit aussi la propension humaine à vouloir tout
contrôler, même au-delà de ce monde. Le testament serait ainsi le prolongement de la personne
humaine dans l’au-delà. En d’autres mots, en décidant de la façon dont la
parole sera scrupuleusement respectée, cette personne continuerait de
vivre. Serait-ce ici une manifestation du caractère inviolable et sacré de
la parole d’un mourant.
Dans cette optique, il m’est donc important d’analyser
l’une des sept paroles (la troisième) que Jésus prononce sur la croix.
Car, la déclaration « Femme, voici ton fils. (…) Voici ta mère. » (Jn19,25.27) a une connotation testamentaire.
Deux éléments importants ressortent de ce genre de discours testamentaire.
D’un côté, celui qui va mourir confie sa dernière volonté à perpétuer après
sa mort. De l’autre,
cette dernière volonté est une
recommandation suprême du mourant reçue comme une parole sacrée dont la
valeur n’est pas à négliger. En effet, la communauté doit y veiller, l’exécuter
et la transmettre. La scène de Jn
19.25-27 centrée sur Marie et le « disciple bien-aimé »
les situe dans la dernière volonté de Jésus. Mais pour quelles raisons Jésus fait-il
recours à une rhétorique testamentaire pour sa mère et son « disciple
bien-aimé » ? Telle est la question qui me taraude l’esprit.
Approche contextuelle de Jean
19.25-27
Il y a trois choses qui me frappent à la lecture de ce
texte. La première est que l’évangéliste Jean est le seul qui nous
apprenne cette circonstance qui fait un écho testamentaire dans les
dernières heures du Crucifié. Si les autres évangélistes décrivent un monde
ébranlé au moment où Jésus fut crucifié, le ciel couvert de ténèbres, le
soleil refusant sa lumière, le ciel ouvert au bon brigand pieusement
repentant, l’évangéliste Jean nous apprend ce dont les autres n’ont pas
parlé. Il s’agit de la séquence testamentaire dont Jésus fait résonner du
haut de la croix, en s’adressant à sa mère et à son « disciple
bien-aimé » : « Femme, voici ton fils. (…) Voici ta mère. » (Jn 19,26.27).
La deuxième chose est qu’il ne se trouve au pied de la croix que des femmes.
Les hommes ont fui. En Mt 26,56 et Mc 14,50-51 soulignent que « …tous
les disciples l’abandonnant, s’enfuirent » et Pierre, un peu plus
tard, le renie. (Mt 26,69). C’est dire que les disciples hommes avaient une
autre idée sur Jésus et, à l’exception de celui que Jésus aimait, ils sont tous
absents à Sa crucifixion. Pour Matthieu, Marc et Luc, les femmes se tiennent
à distance de la croix, pour Jean, au pied de la croix : cela ne
change pas grand-chose pour cette étude. Les femmes sont là.
En d’autres termes, les siens sont représentés par
quatre femmes et le disciple que Jésus aimait. Mais, pour mettre l’accent
sur l’auditoire réceptif des dernières volontés de Jésus, l’auteur se
focalise sur deux figures importantes de l’ensemble du récit : la mère
de Jésus et le disciple bien-aimé. Ce qui est également intéressant dans cette scène, c’est
que ces deux personnages sont anonymes (comme c’est d’ailleurs le cas dans
l’ensemble de l’Évangile). On peut se demander pourquoi, mais on peut aussi
dire qu’en omettant de les nommer, c’est le lien de proximité les unissant
à Jésus qui est ainsi mis en exergue : « mère », « bien-aimé
» sont deux termes qui marquent bien cette proximité affective. En effet, Jésus
adresse son testament, du haut de la croix, aux deux intimes. Lui qui part
vers Son Père, lui qui sera désormais absent, ne les laisse pas dans le
désarroi, démunis. Il remet les deux dans une perspective de prise en
charge et de responsabilité l’un envers l’autre. Comme il a été souligné plus
haut, Jésus, en prononçant cette parole, veut tout simplement perpétuer sa
volonté de les unir dans une nouvelle parentalité. Comme cela se dit en
Afrique, il fait naître en effet des liens familiaux d’une singularité
inédite.
La troisième chose est que la figure du père est effacée. Le
lien filial prend alors la place du lien conjugal, au détriment de
tout. Le terme « femme, voici ton fils » (Γύναι ίδε ο υιός σου) semble avoir une signification symbolique très forte : il résonne
comme l'annonce de quelque chose de fondamentalement nouveau que Jésus instaure
peu avant de rendre l’âme même si une telle déclaration n’a aucun sens à la vue humaine. Et la
question est de savoir pour quelles raisons, malgré sa propre souffrance,
Jésus présente son « disciple bien-aimé » à sa mère comme un
fils (ο υιός) chargé de
la prendre en charge ? « Voici
ton fils » (ίδε ο υιός σου) : le
terme “fils” (ο υιός) apparaît ici comme un nom. Et, nommer dans la Bible est un
acte qui induit et suppose l’avènement d’un sujet inséparable de ce nom,
qu’il porte et qui le porte, participant à ses prérogatives et sa
destinée : comme l’illustre le rite du judaïsme biblique.
L’attribution du nom « fils » au « disciple bien-aimé »
l’identifie dans la filiation et la parentalité instaurées. Ainsi naît un
nouveau lien, une nouvelle responsabilité, une nouvelle famille. Ici, il s’agit d’une
parenté qui n’est pas biologique mais affective et éthique. C’est comme en
Afrique, on est parent parce qu’on partage le même espace social et
affectif ; c’est ce qu’on appelle une parenté de fréquentation affective.
On peut l’observer par l’usage fréquent du mot frère, sœur, mère,
père, oncle (tonton), entre personnes qui n’ont pourtant
aucun lien biologique de parenté, mais qui sont unis par une approche affective.
C’est ce que nous remarquons dans le texte. Les deux termes « ton fils » (ο υιός σου) et « ta mère »
(η μήτηρ σου) sont chargés de connotations affectives mais également éthiques. Ils sont
également connotés des conceptions spirituelles en rapport aux liens
familiaux. En d’autres mots, le « disciple bien-aimé »
apparaît ici comme un fils remplaçant « le Fils aîné d’une multitude de frères » (Rm8.29). Dit
autrement, le « disciple
bien-aimé » devient « fils », et donc le successeur de Jésus sur
terre et revêtu d’une double responsabilité suivante :
Dans un premier temps, cela
peut surprendre, mais dans ce texte, le « disciple bien-aimé »
reçoit, selon la parole testamentaire de Jésus, le devoir d’un fils chargé
de prendre soin de la mère. Dans cette famille nouvellement constituée et
qui perdurera après le départ de Jésus, le « disciple bien-aimé »
se voit donc chargé de ce rôle spécifique de prendre soin de sa mère. C’est pourquoi, d’ailleurs, la rhétorique
testamentaire de Jésus fait effet d’une spontanéité d’obéissance à sa volonté.
Aussitôt, filiation et résidence s’harmonisent pour
répondre à la parole de Jésus : « Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui » (Έλαβεν αυτήν ο μαθητής εις τα ίδια). La résidence (εις τα ίδια) étant la seconde
dimension de la structure familiale, dénote ici la spontanéité à laquelle
le « disciple bien aimé » obéit à la volonté de Jésus en prenant
chez lui la mère (Έλαβεν αυτήν ο μαθητής). En effet,
l’obéissance du « disciple bien-aimé » peut être appréhendée en tant que vertu d’une part et
en tant qu’un vœu d’autre part. Dit autrement, avant d’être un vœu,
l’obéissance est d’abord et avant tout une vertu. Par
vertu, on entend « la capacité d’un individu de tendre au bien »
et l’obéissance en tant que vœu consiste à se conformer à une certaine voix
supérieure qui, en définitive remonte à Dieu. En obéissant à la dernière
volonté du Crucifié, « le disciple bien-aimé » s’engage à
un vœu, celui de prendre définitivement soin d’une mère éplorée. Il y a
lieu de retenir ici que l'obéissance véritable se concrétise dans le service
du prochain, à l 'égard duquel chacun doit avoir autant d 'attention qu'il
en porte à soi, et cela parce que, sur tous les hommes, l'amour de Dieu
étend une même sollicitude paternelle
Dans un
deuxième temps, nous
pouvons remarquer que tout au long de l’Évangile selon Jean, le « disciple
bien-aimé » est présenté comme un intime de Jésus, présent lors
des moments clefs de la mission de Jésus. Il est donc témoin, oculaire et
exemplaire, de ces événements. Par exemple, il repose sur le sein de Jésus
quand celui-ci annonce qui va le trahir (13.23) ; il est là lors de
l’interrogatoire chez Anne (18.15) ; il est présent ici, lors de la
crucifixion (19.25-27) ; puis il sera l’un des tout premiers à se rendre au
tombeau vide de Jésus et à croire qu’il est ressuscité (20.8-9).
Ainsi, le « disciple bien-aimé »,
qui est aussi l’auteur de cet Évangile, est présenté comme un personnage
parfaitement capable d’assurer la juste interprétation de tous ces
événements, la juste interprétation de tout ce qui s’est déroulé pendant le
ministère de Jésus. Et donc, quand Jésus le nomme « fils » à sa
place, il devient l’héritier légal du testament. Il lui confie légalement
cette mission d’interprétation de son œuvre. Tout comme Jésus, en tant que
Fils, devait révéler qui est Dieu, c’est maintenant sur le disciple
bien-aimé que repose la communication de tout ce qu’a pu révéler Jésus. Si
Jésus n’est plus là, ce nouveau « fils » devra continuer l’œuvre de Jésus
en l’expliquant, en témoignant, en l’interprétant correctement. C’est
d’ailleurs ce qu’il a fait en écrivant cet Évangile où nous lisons à la fin
: « C’est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a écrites.
Et nous savons que son témoignage est vrai » (Jn 21.24).
Mais qu’en est-il de la
mère ? Que représente-t-elle dans ce nouveau lien ? N’est-elle qu’une
simple réceptrice de la prise en charge de son nouveau « fils » ? Le texte ne présente pas de réciprocité
dans les rôles impartis par Jésus. Non. Le « disciple bien-aimé »
est le seul qui est investi d’une mission, si bien qu’à la fin de la scène,
reconnaissant le rôle que Jésus lui a confié, il obtempère : « il la
prit chez lui » (v. 27). Donc,
si le disciple devient « fils » (ο υιός) à la
suite de Jésus, la mère de Jésus demeure, elle, « mère » (η μήτηρ) chez son nouveau fils (ο υιός) selon la parole testamentaire. Cette
remarque est importante, parce qu’elle remet quelque part en cause une
interprétation courante de cette scène, une interprétation qui voudrait que
la mère de Jésus devienne ici « mère de tous les croyants ». Or, ici, c’est le disciple bien-aimé, devenu
« fils », en tant qu’héritier légal, qui agit envers la mère,
c’est lui qui accueille et prend soin de la « mère » (η μήτηρ). Prendre soin de sa mère est une responsabilité
éthique, morale, selon la mitsvah d’honorer ses parents.
Toutefois, au-delà de sa personne, la « mère »
(η μήτηρ), joue un rôle implicite de toute mère juive et
représente
toutes les figures réceptrices de la Parole de la Croix. Au-delà de la mère
de Jésus, ce sont tous ceux-là, les membres de la famille de Dieu
nouvellement constituée, qui sont confiés au « disciple bien-aimé »,
à ce témoin par excellence, digne de confiance, dont le rôle semble connoté
ici d’une dimension pastorale.
Relecture de Jn 19.25-27 dans
une perspective de parentalité africaine
1.
Deux clefs de lectures en résonance avec
la parentalité africaine
La péricope de Jn 19.25-27 propose
deux volets d’interprétations en résonance avec la parentalité africaine :
le premier volet est celui de la prise en charge d’un parent âgé en
regard de l’individualisme des sociétés occidentales. Car, la question de
la prise en charge d’une personne âgée dans certaines traditions africaines
est centrale, respectée, et fait objet de tous les égards. Cette prise en
charge résulte d’une solidarité familiale robuste, établie culturellement
et indéboulonnable, symbole d’une identité africaine essentialisée,
s’opposant à la vieillesse occidentale incarnée par ses maisons de
retraite. En effet, les termes « Femme, voici ton fils. (…)
Voici ta mère. » (Jn 19,26.27) offrent
des pistes de réflexion sur la pratique traditionnellement observée au sein
des dynamiques familiales en Afrique. Le deuxième volet évoque le caractère
testamentaire qui se profile derrière la dernière parole de Jésus
caractérisée par l’impératif « Voici » (ίδε…), même s’il n’est pas explicite. On en trouve l’écho en Mc
3.34b : « Voici ma mère et mes frères… ». Jésus
utilise le même « voici » pour solennellement présenter
une solution non pas excluante, mais incluante. « Qui
fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi frère, et sœur et mère ».
(v. 35).
Cet impératif « voici »
(ίδε…) résonne comme un titre de consécration, de confirmation,
et d’appartenance :« Voici » (v32) les êtres
qui ont le plus d’importance pour Dieu, ceux qui ont un lien sacré de sang.
Par « voici » (ίδε…) Jésus fait ici une révélation capitale. Il évoque une prise de
distance vigoureuse par rapport aux liens du sang. Car, les liens familiaux
peuvent être unis par le sang et désunis dans la vie concrète. Dit
autrement, partager le même sang ne signifie pas forcément bien s’entendre
ou s’aimer. Certaines relations avec des membres de sa propre famille—y
compris au cœur même des fratries—peuvent être conflictuelles voire
réellement nocives. D’ailleurs,
les relations que Jésus a entretenues avec sa famille ont apparemment été
marquées par le conflit. Ses frères « ne
croyaient pas en lui », relève l’Evangile de Jean (7, 5),
et ils s’inquiètent : « Il
est fou », disent-ils dans l’Evangile de Marc (3, 21). Le
jour de la crucifixion, de sa famille proche, seule Marie est présente.
Jésus, de son côté, ne s’étonne pas de l’incrédulité des siens : « Un prophète n’est méprisé que dans
sa patrie, dans sa parenté et dans sa maison »,
déplore-t-il (Mc 6, 4). Lui-même semble n’accorder qu’une importance
secondaire aux liens du sang. « Si
quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants,
ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon
disciple » (Luc 14, 26).
En effet, dans cette formule, Jésus n’exclut pas la famille
biologique, bien au contraire, mais il souligne qu’il y a moyen d’être
encore plus glorieux, qu’il y a un chemin qui peut apporter encore plus de
fierté, qu’il y a une démarche ouvrant sur une plus grande appartenance
encore. Cette manière nouvelle de faire, c’est d’être de sa famille deux
fois, non seulement de sa famille de sang, mais de sa nouvelle famille créée
selon la volonté de Son Père : « Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là
est mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc 3.35).
Il propose à sa famille de sang
d’embarquer aussi dans cette nouvelle relation liée au royaume de Dieu ici-et
maintenant. Ainsi, dans le « voici » (ίδε…), sont indiqués tous ceux qui ont reçu le privilège
de devenir enfants de Dieu.
En effet, les termes « femme » et
« fils » provoquent une dynamique, celle d’appartenir à
une nouvelle alliance, non pas celle de sang mais celle qui fait la volonté
de Dieu. Du coup, dans ce nouveau lien,
cette parole testamentaire du haut de la croix, fait d’eux des héritiers des
dernières volontés du Crucifié. Voici ce qui attire mon attention : cette
manière de dire ses dernières volontés trouve écho dans la tradition
africaine. C’est-à-dire, la parole testamentaire a, dans les traditions africaines
— tout au moins celles que je connais et qui concernent toutes les régions
d’Afrique Centrale — un caractère sacré lié à une origine empreinte de « forces
éthériques » déposées en elle.
2.
La prise en charge dans le
contexte hébraïque en rapport à la parentalité africaine
Dans
la Bible, à première vue, il y a peu de références à la prise en charge
proprement dite des vieillards. Mais le fait que le cinquième
commandement (Exode 20.12) qui enjoint de respecter ses parents,
se trouve à la charnière des impératifs envers le divin et des devoirs
envers le prochain, semble significatif. Respecter les vieillards, c’est
donc les prendre en charge ou prendre soin d’eux. On peut
supposer que les parents devraient rester à proximité de leurs enfants, du
moins de l’un de leurs enfants. Cette injonction, est longuement illustrée
dans le Talmud (T.B. Kiddushin 33ab). Était-ce à cela que Jésus s’était-il
référé pour confier sa mère au « disciple bien-aimé » ? Car, le Talmud souligne aussi que dans la vieillesse, la femme prend de l’importance et
de la valeur dans la famille.
En lisant
des sources extra-talmudiques, on découvre que Ben Sira (le
Siracide) qui vécut au IIIème siècle avant notre ère, dans son
ouvrage d’éthique, insiste sur le respect dû aux parents
; il énonce que même lorsque les parents perdent leur équilibre psychique,
il ne faut pas les abandonner.
En outre, il est prescrit que « Philon d’Alexandrie, qui vécut
au Ier siècle, nous parle des Esséniens. Il précise que dans cette secte
les vieux étaient traités avec le même respect et souci que ceux que les
enfants ont envers leurs parents. Ils étaient pleinement pris en charge,
aux frais de la communauté ».
Dans les traditions africaines, prendre
soin des personnes âgées est constitutif du testament oral. Car, la
vieillesse revêt un caractère quasi sacré.
Le statut d’être vieillard fait ainsi passer le vieux de son vivant du
monde visible au monde invisible. C’est une personne sage, qui, après sa
mort, deviendra sacrée, inspirant crainte et respect. Comme il se conçoit
dans les croyances africaines : « tout ce
qui est se fait de manière visible possède une contrepartie invisible
et qu’il y a une interaction. ».
Cela signifie que la prise en charge d’une personne âgée relève d’une
responsabilité éthique. Ce
phénomène suscite le fait qu’en prenant soin d’un « vieux » dans
la famille ou en dehors de la famille, on génère une source de bénédictions.
C’est également l’expression de confiance placée en celle ou celui à qui
cette charge est assignée par le testateur. Ceci n’est pas obligatoirement
synonyme d’adoption. Il s’inscrit dans un principe moral prescrit dans les normes
parentales ou familiales, et le respect de l’appliquer provient souvent d’une
source testamentaire. Dans ce cas, le « vieillard » est une ressource et non pas un problème ou un poids. Les familles en prennent soin et s’en occupent
parce que les signes de vieillesse sont expressifs et la
prise en charge devient de plus en plus prégnante.
Malheureusement, aujourd’hui
face aux contraintes spatiales, financières et environnementales, et
puisque les relations parentales se modernisent de plus en plus, la
parentalité est-elle toujours vécue comme de la même manière ? Est-elle tentaculaire
ou illimitée ?
La réponse est que l’on note désormais une restriction de l’espace de
la parentalité et une segmentation des groupes communautaires. Les cas de prise en charge ne suivent plus les recommandations
traditionnelles. De nombreuses familles se transfèrent des campagnes vers
les villes. Leurs anciens ne veulent pas se déplacer et demeurent seuls
dans les villages. On assiste paradoxalement à un délitement des
solidarités familiales et à l’émergence de situations souvent préoccupantes
comme l’isolement des personnes âgées, surtout en milieu rural.
Toutefois, le principe acquis demeure
toujours comme vecteur d’une éthique fondamentale dans la tradition orale. Puisque
la longue vie est un don du Ciel,
celui /celle qui rejette cette responsabilité, c’est-à-dire, qui délaisse
son père, ressemble au blasphémateur et celui qui ne prend pas soin de sa
mère est maudit. En d’autres mots, mal agir
envers une personne âgée, même si cela ne se voit pas dans le corps
physique, même s’il n’y a aucune trace, cela s’inscrit dans le monde
spirituel qui garde la mémoire de tout ce qui a été vécu. Ainsi, cette
mauvaise action va continuer à agir sous forme de malédiction dans un monde
plus subtil et elle peut même traverser les générations et devenir un
problème, une mauvaise écriture à travers le temps. Cela est valable pour
une bonne action. C’est pourquoi ; « …le bien fait à un père/une
mère ne sera pas mis en oubli ».
C’est la résonance du message dans le
« Voici ta mère » de Jésus du haut de la
Croix en s’adressant à son ami le « disciple bien-aimé » lorsqu’Il lui confie sa
mère.
3.
Le
testament oral : une tradition forte dans la parentalité africaine
Dans
la tradition africaine, la mort et la vie sont intimement liées ; la mort
ne se comprend qu’à l’intérieur de la dialectique avec la vie, et la vie,
dans la dialectique avec la mort. Vivre la mort implique aussi des valeurs
culturelles qui orientent et donnent sens aux attitudes devant sa propre
mort ou la mort des autres. Ces attitudes sont commandées par les
significations rituelles qu’on attribue à la mort.
Mourir, selon les croyances africaines, n’est pas disparaître mais
changer de statut, c’est-à-dire, devenir esprit, ancêtre, etc., autant de
croyances spirituelles que le christianisme ou qu’aucune religion importée
n’a pu déraciner. On accorde ainsi plus d’attention à la dialectique qui
s’articule entre la parole d’un mort et celle d’un vivant.
C’est pourquoi, le testament oral joue un rôle essentiel
dans les dynamiques familiales africaines. En fait, il existe deux types de
testaments : oral et écrit. Et si dans les sociétés
modernes, les testaments oraux peuvent être problématiques, puisqu’ils sont
beaucoup moins fiables que les testaments écrits, le testament oral, comme
celui de Jésus sur la croix, a un rôle déterminant dans la civilisation
orale.
3.1.
Pertinence de la verbalité dans le testament oral
Un testament oral a aussi ses formes légales contraignantes,
par lesquelles il faut prouver la parole exacte du testateur.
En fait, la validité est attestée par les grands détenteurs
des traditions orales
constitués des gens qui croient que si la parole est authentiquement
exacte, il convient d’être exact avec elle. Car, ce qui est
derrière le testament lui-même, c’est donc bien la valeur même de l’homme
qui donne sa dernière volonté, la valeur de la chaîne de transmission à
laquelle il se rattache, la fidélité de la mémoire individuelle et
collective et le prix attaché à la véracité de son testament. En un mot, le
lien de l’homme avec la Parole. En d’autres termes, là où
l’écrit n’existe pas, l’homme est lié à sa parole. Il est engagé par elle.
Il est sa parole et sa parole témoigne de ce qu’il est. La
cohésion même de la famille repose sur la valeur et le respect de sa
parole. Dans la croyance africaine, si on aime quelqu’un et qu’il
disparaît, c’est son corps de terre qui n’est plus là, mais sa parole
testamentaire continue à exister et parfois, certains êtres le sentent et
continuent à vivre avec lui à travers sa parole, et des souvenirs qui ont
lieu d’une façon plus subtile, mais qui sont pourtant tout aussi réelles et
vivantes. Les membres de la famille doivent être conscients de cette parole
testamentaire et donc, non d’une façon abstraite, mais à travers son
existence quotidienne.
À
cet effet, pour valider le testament oral selon les rituels traditionnels,
on se réunit à la fin des veillées funéraires.
Cette séance met toujours l’accent sur de différentes questions liées à la
dernière volonté du défunt concernant la succession et l’héritage, mais
aussi d’autres responsabilités. Il y
a lieu de souligner ici que la parole de ce dernier est considérée comme une
parole léguée par celui qui est devenu « esprit ». Ses caractères
propres sont la verbalité et la transmission. Un document écrit est un objet : un manuscrit.
Mais un document verbal peut être défini de plusieurs façons, puisqu’un
témoin peut interrompre son témoignage, se corriger, se reprendre, etc.
Aussi faut-il user d’un certain arbitraire pour définir le témoignage comme
l’ensemble de toutes les déclarations du défunt. Le testament oral dans une
famille africaine est un message transmis d’une génération à celle qui
suit. Car toutes les données verbales ne sont pas des traditions. On
distingue d’abord le témoignage verbal du témoignage
oculaire qui possède une grande valeur parce qu’il s’agit d’une source «
immédiate », non transmise, où les aléas de déformation du contenu sont
minimisés.
C’est
pourquoi, tout testament oral valable doit remonter d’ailleurs à un
témoignage oculaire. Il faut écarter aussi la rumeur, qui est bien
une transmission de message mais dont le caractère propre est de traiter de
« bruits » qui courent.
C’est également
dans cette optique que la Parole du Christ sur la croix n’est pas une
parole en l’air. Ce n’est pas n’importe quelle parole. C’est une parole efficace, qui
agit, qui a du poids. C’est à la
croix, dans un cri indéchiffrable, et non pas par un discours bien
construit, que le Crucifié laisse son testament verbal à son « disciple
bien-aimé » et à sa mère : « Femme, voici ton fils. (…)
Voici ta mère. » (Jn 19,26.27).
Lui-même
comme Parole, « Au commencement était le Verbe… et le Verbe était
Dieu » (Jn 1, 1 ; cf. Gn 1, 1), enjoint par ce testament verbal à tous ceux
qui croient en Lui, d’appartenir à une
famille, l’Église, une communauté qui dépasse les simples liens du sang. Et
ceci n’est pas anodin du tout. Jésus ne nous sauve pas, Jésus ne nous donne
pas la vie, pour que nous puissions vivre nos vies de disciples chacun dans
notre coin. Non, il nous donne une famille, une famille dont les membres
peuvent se tenir les coudes dans l’épreuve, se soutenir mutuellement,
notamment lorsque la mort les frappe.
3.2.
Le testament oral, comme dialectique entre la vie et
la mort
Parler
du testament oral en Afrique révèle, comme souligné ci-haut, l'acte de
dernière volonté d’un mourant qui est, par sa structure même, un acte
profondément singulier au sein de la famille ou du clan. Du côté du
testateur, c'est une consolation de la mort : le testateur cherche à se
rassurer devant l'angoisse de la mort, la peur de quitter les siens et ses
biens, et surtout de ne pas enfreindre les principes de la tradition. De ce
point de vue, le testament est une liberté pour les vivants, la liberté
d'anticiper les conséquences de sa mort. Mais si on se place du côté des
héritiers du défunt, le testament est en effet un ordre, une loi, un
commandement.
Il passe par l’emploi des formules telles que suivantes : « Je lui
lègue telle ou telle chose », « Remettez-la-lui », «
Donnez-la-lui après ma mort », ou encore « Ceci est à lui après ma
mort ». Mais si on se borne à dire « Cette chose est à lui »,
qui signifie « Restituez-le lui », est un aveu et non un legs.
Cependant, si on dit : « Cette responsabilité est à lui dans ma
succession », c’est une disposition testamentaire valable. La présence
de témoins est donc primordiale pour que ce testament porte ses effets. Autrement dit, le testament est fondamentalement un acte normatif pour
autrui : une loi privée pour les survivants. Tout l'enjeu du sujet dépend
de ces deux aspects : d'un côté, il faut accorder une liberté testamentaire
réelle à chaque personne vivante pour lui permettre de se consoler de sa
condition mortelle. D'un autre côté, il faut éviter que la volonté du
défunt ne dégénère en tyrannie à l'égard de ses survivants. Il est
nécessaire de protéger les vivants contre les rigueurs excessives du
testateur qui prétendrait régenter outre-tombe la vie de ses proches et
empoisonner leur existence. En un mot, il s'agit de consoler les mourants
sans affliger leurs survivants.
C’est dans cette logique que la tentation de s’opposer au testament,
celle de faire ce que l’on veut au nom du droit à la liberté, quand on est
sujet désigné par le défunt comme l’exécuteur testamentaire, et la
tentation d’imposer son autorité et son pouvoir dans ce rôle, constituent
une profanation à l’encontre de l’esprit du défunt.
Pour cette raison, toute la discipline du
comportement pendant le deuil et après le deuil vise à garantir l’obéissance
à la dernière volonté du défunt. La participation et la redistribution de
la parole du défunt s’enracinent ainsi dans l’idée que c’est par la solidarité
dans le deuil que l’on peut venir à bout de la mort, comme cela apparaît
aussi dans la parole du Christ.
Le testament oral est alors présenté
comme une survie de l’âme du défunt et comme une victoire de la volonté sur
la mort. Le défunt, outre le fait que son testament soit un moyen de
prolonger sa vie, ou plutôt d’exercer son emprise sur les vivants, apparaît
comme celui qui anticipe l’apparition de problèmes – voire de les régler –
dans sa famille, son clan ou sa tribu. Par conséquent, il est interdit de
voir sa volonté viciée.
C’est
dire qu’en Afrique, la mort et la vie sont intimement liées ; la mort ne se
comprend qu’à l’intérieur de la dialectique avec la vie, et la vie, dans la
dialectique avec la mort. La parole
testamentaire d’un mort implique aussi des valeurs culturelles qui
orientent et donnent sens aux attitudes devant sa propre mort ou la mort
des autres.
portée évangélique de la parole testamentaire de
Jésus
Le
Chrétien africain sait qu’il peut trouver dans la parole testamentaire de
Jésus les principes régissant des liens de parentalité et les directives
d’action à partir desquelles on peut promouvoir un humanisme solidaire. En d’autres termes, toutes les situations
humaines dans lesquelles les hommes et les femmes se trouvent impliqués renvoient
à la dernière volonté de Jésus. Il s'agit des relations entre les humains,
constamment perturbées et toujours à restaurer et à prendre soin. Rien n
'est plus urgent que de faire cesser les hostilités petites ou grandes qui
séparent et isolent des frères et sœurs dans une famille. En effet, l'importance
de vivre en famille est telle que même la relation à Dieu dépend en un sens
de son amour : « Aime Dieu et aime ton prochain », double commandement
qui n'en forme qu’un, et qui résume la parole testamentaire de Jésus (Mt
22, 37-40 ; Mc 12.31). L’amour du prochain se mesure à l’amour
qu’on se porte à soi-même. Et, dans la Bible, l’amour n’a rien à voir avec le
sentiment livré aux variations saisonnières de l’affectivité : il
s’agit de la décision de s’attacher à quelqu’un à qui l’on donne des droits
sur soi et des actes concrets qui nourrissent cette décision. Dit
autrement, vivre en communion, ne concerne pas seulement la prière et la piété,
mais toute contribution à former une famille selon la volonté de Dieu.
Car, la dernière volonté de Jésus : « Femme, voici ton fils. (…)
Voici ta mère. », renvoie au souhait de Dieu de prendre
soin de toute la famille humaine,
y compris dans le domaine matériel et social. Cette parole développe ainsi une
boussole, une forte densité théologique qui aide à vivre selon l'Évangile dans
cette nouvelle famille.
Dans les diverses cultures africaines, la relation et
l’appartenance à une communauté sont des valeurs importantes qui forgent
l’identité de la personne. La famille offre la possibilité à l’individu de
se réaliser et de contribuer à la croissance des autres dans la société au
sens large. Cette identité s’épanouit dans la beauté de la vie communautaire.
De même, comme dans le testament de Jésus, la famille est essentielle au
plan de Dieu, qui permet aux relations familiales de perdurer au-delà de la
tombe. Si nous les respectons fidèlement, les ordonnances et les alliances
sacrées nous aident à retourner en présence de Dieu, unis éternellement à
notre famille.
C’est pourquoi, l’engagement chrétien, c’est se
demander, comme le fait Jésus : « Qui est ma
mère ? Qui sont mes frères ? » (Mc3.33, Mt 10.48).
Devenir disciple de Jésus, c’est aussi écouter la parole testamentaire de
Jésus du haut de la croix qui s’adresse à nous : « Femme, voici ton fils. (…)
Voici ta mère. » et
c’est une parole dont la réponse nécessite une spontanéité d’obéissance. La radicalité de cette affirmation se trouve en Jc 1.27
où l’apôtre Jacque déclare : «
La religion pure et sans tache devant Dieu, le Père [c’est-à-dire la
piété ou la spiritualité authentique valable devant Dieu], la voici :
visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse ; se garder du monde
pour ne pas se souiller. » Dans la Bible, les orphelins et les veuves
sont les représentants des personnes les plus fragilisées puisqu’ils n’ont
personne pour pourvoir à leurs besoins et les protéger. Il est intéressant
que Jacques présente ici Dieu sous les traits du Père, c’est-à-dire comme
celui qui a la responsabilité de prendre soin d’eux. « Visiter » signifie
ici prendre soin, donner ce qui est nécessaire au bien-être. Cette
forme de solidarité est l’expression d’une spiritualité authentique. Et
c’est en parfaite cohérence avec la tradition puisque le prophète Esaïe
interroge déjà « ouvrir ta maison aux orphelins et aux veuves, et
partager ton pain avec eux, n’est-ce pas me rendre un culte ? ».
En effet, pour Jacques, la foi qui ne s’accompagne
pas d’actes concrets, d’une attitude de solidarité, est une foi morte
(2.14, 17, 26). Et une foi morte n’est pas salvatrice, ce n’est pas une foi
qui sauve.
Il est donc
important de nous soumettre à un examen autocritique tant en ce qui
concerne notre manière d’assumer notre responsabilité en termes de
solidarité qu’en ce qui concerne la responsabilité que nous devons endosser
en tant que citoyens d’une seule et même communauté universelle. En tant
que disciples de Jésus, menons cette réflexion sur la parole testamentaire
de Jésus avec sincérité et pureté de cœur.
Prof. Jimi ZACKA
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