Introduction
« Mais, qui suis-je pour vous ? » (Mc 8.29), cette question de Jésus semble avoir une particularité chez Marc. Car, elle révèle une fois de plus l’incompréhension des disciples et donc un désir de savoir[2]. La question suscite la curiosité et reflète une attente de réponse, qui s'accompagne plus ou moins d'inquiétude, face à l'incertitude que la réponse ne sera pas donnée, ou d'insatisfaction, qui peut se traduire par une simple déception, jusqu'au « désespoir ». Elle est « orientée » vers celui qui est censé combler cette ignorance, un « sujet » qui devrait savoir la réponse.
Généralement, quand une personne pose une question, elle est dans une position inférieure de connaissance. Dit autrement, celui qui pose la question a moins de connaissance que celui qui connaît la réponse. Mais lorsque celui qui a la réponse, pose la question, celui qui est appelé à répondre, prend un risque de se discréditer, de se contredire ou de finir par éluder la question.
Par exemple, la question que Dieu pose au début du livre de la Genèse : "Adam, où es-tu ?", est pour qu’Adam puisse répondre et dire la vérité sur ce qu’il a espéré cacher à Dieu. Cette question se répète en Gn 4.9, cette fois-ci, ce n’est plus à Adam que la question est posée, mais à Caïn qui vient de commettre le fratricide : « Où est ton frère, Abel ? ». La question de Dieu dans ce cas est comme celle contre Adam et Eve dans leur cachette. Dieu confronte le meurtrier avec une question directe concernant l'endroit où se trouve son frère Abel, avec l'intention d'opérer la repentance dans son cœur. Il est à noter que, dans les deux épisodes, à chaque fois que Dieu pose la question « Où es-tu ? » vient après « Qu’as-tu fait ? »[3]. Dieu fait ainsi remonter l’homme à la source du mal, à la responsabilité d’assumer ses actes. C’est souvent la question qui le décentre de lui-même, l’ouvrant à une prise de conscience, laissant entendre que la réponse ne peut jamais être : « je ne sais pas ».
De ces deux exemples, l’on note que la caractéristique fondamentale de la question de Dieu à l’homme, c’est de lui demander de faire un retour sur lui-même. Le questionnement est lié à cette capacité de « réflexion » qui est l’essence même de la vie intérieure et spirituelle de l’homme. Dieu interroge l’homme pour le renvoyer à la recherche de l’essence de son identité. En d’autres mots, être questionné par Dieu, c’est dans le but de faire surgir le côté spirituel, mais aussi cognitif.
En d’autres termes, c’est découvrir les limites de sa connaissance humaine. Dieu interroge l’homme pour le rappeler à la prise de conscience sur ces trois volets : cosmique, anthropologique et théologique. En fait, le Dieu omniscient n’attend pas nécessairement de réponse de la part de l’homme. Car, si certaines questions de l’homme à Dieu sont des appels au secours, des cris de détresse, celle de Dieu à l’homme est une remise en question de sa vie, de sa relation avec Dieu, de son être. En outre, Il n’interroge pas l’homme sur sa religion, mais sur l’état de sa relation ou de sa connaissance avec son Créateur. Jésus semble s’inscrire dans cette perspective.
1.1. « Qui suis-je pour vous ? » : Une question qui se reçoit d’en haut
La question semble saugrenue, voire provocatrice, tant il est évident que chacun sait qui il est, sauf peut-être les fous et les nourrissons. Pourtant, savoir qui l’on est ne peut se réduire à un nom, une date de naissance et des papiers d’identité. Et si l’on approfondit ce qu’il entend par « je », la réponse ne va plus tellement de soi.
Et surtout que lorsque quelqu’un demande : « Qui suis-je pour vous ? » nous ne savons pas comment lui répondre. Il n'y a pas de réponse claire et encore moins idoine à la question « Qui suis-je ? Mais, par contre, poser cette question ouvre en soi un chemin de réflexion, nous permettant d’abandonner de nombreuses illusions et de créer un nouveau chemin dans la vie. Parce que nous ne pouvons pas penser à une question sans penser à la réponse, car ils forment une paire. La réponse est complète, elle doit mettre fin au problème, l’anéantir, le rendre inutile. Par conséquent, si nous voulons réagir objectivement, nous ne devons pas répondre trop vite mais prendre du temps.
C’est dans cette perspective que Jésus interroge Ses disciples. Les deux questions posées dans un style assez laconique et suggestif, nécessitent deux niveaux de compréhension : L'une relève des opinions populaires (ce qu’on appelle croyance religieuse) au sujet de Jésus « Que disent les gens à mon sujet ? Qui suis-je d’après eux ? » (“Τίνα με λέγουσιν οἱ ἄνθρωποι εἶναι ?”) et l'autre engage l’implication directe des disciples, « pour vous » (Ὑμεῖς ), dans leur relation personnelle avec le Maître « Et vous, que dites-vus ? Pour vous, qui suis-je ?» (“Ὑμεῖς δὲ , τίνα με λέγετε εἶναι ?”).
Précisons que la deuxième question semble aller au-delà afin d’ouvrir aux disciples la possibilité d’avoir une bonne réponse. En posant la question à ses disciples, Jésus voit-il en eux une croyance conforme à celle des opinions populaires qui lui attribuent des identifications imaginaires ? N'oublions pas que les questions posées font appel à une responsabilité indispensable aux disciples afin de faire la différence entre avoir la croyance religieuse et la foi chrétienne.
Comme nous avons pu le constater, la question « Qui suis-je au dire des gens ? » a amené les disciples à substituer divers signifiants au nom de Jésus. Dans leur réponse, deux de ces signifiants correspondent à des noms qui ont déjà identifié d’autres personnes. Aussitôt prononcés, l’on y sent que ces noms n’ont rien à faire avec l’identité de Jésus. Ce qui se produit, par contre, est une fausseté que Jésus n’a pas contestée.
Remarquons ici ce qui se passe après avoir demandé : « Mais pour vous, qui suis-je ? » Aussitôt, Jésus conteste l’utilisation du signifiant Christ. Cela signifie-t-il que Jésus ne contestait pas ce qui était faux, seulement ce qui était vrai ?
Nous pensons plutôt que le fait acquis d’une signification n’a rien à faire dans cette question. Car ce qui se trouve laissé en plan dans la non-contestation des fausses identités, ce sont les problèmes des disciples, non les problèmes de Jésus. Leurs problèmes ont trait, à notre avis, aux conséquences de ce qu’ils pensaient être la résurrection des morts. Ils pensaient tout particulièrement à des pouvoirs ou des privilèges qui devaient leur revenir : par exemple, d’être comme Élie et de quitter ce monde sans passer par la mort ; d’occuper le rang le plus élevé parmi les autres disciples ; d’occuper le rang le plus élevé auprès de Jésus dans le royaume de Dieu.
Mais lorsque Jésus conteste l’usage de l’identification à Christ, nous pouvons penser, que là se situe le problème de Jésus, non le problème des disciples. Ce problème de Jésus n’est sans doute pas sans rapport avec sa façon de parler de lui-même. Fréquemment il se déclare « fils de l’homme ». Autrement dit, il s’adresse à lui-même, assez souvent pour qu’on le remarque, non en termes de « je » et de « moi », mais en s’appelant soi-même une troisième personne[4].
Cette inversion des rapports du « moi » à « l’autre » manifeste une désubjectivation qui amène sa troisième personne à le ramener à la réalité de la vie et à lui dicter tous ses comportements. Il y a d’abord ceux qui semblent se dessiner pour lui dans sa mort violente prochaine. Le « fils de l’homme » disait-il, devra beaucoup souffrir, être méprisé, être flagellé, être mis à mort.[5].
Du coup, la formulation de la question, et sa réponse, se transforment d’un évangile à l’autre. Ce déplacement nous invite à un parcours, dont le point d’arrivée et de départ est aussi le lieu où la question se pose, lieu de l’Autre, lieu où un sujet amorce la rencontre de son désir. « Qui suis-je ? » met en jeu non pas une reconnaissance de soi, ni une quête d’identification, mais bien plutôt des déplacements provoqués par un ou plusieurs noms où s’insurge un manque à être[6].
Les noms de fils de l’homme[7], de Christ de Dieu[8], de fils du Dieu vivant[9] révèlent tour à tour l’écart de la demande du « Qui suis-je ? », révélant l’impossibilité de dire totalement le sujet qu’il représente. La question est non de l’attente d’un titre, mais de l’examen de notre propre « croire ». En qui croyons-nous ?
Du coup, définir la croyance, ou le croire, est un exercice difficile. Car, lorsqu’on s’intéresse aux croyances religieuses, on constate que les définitions sont rares dans la littérature biblique. Heureusement, l’évangile de Marc, nous rapporte la question « Qui suis-je ? » posée par le personnage principal Jésus. Finalement, ces questions posées aux disciples ne nous amènent-elles pas à l’examen de notre propre « croire » ? En quelle divinité ou en qui croyons-nous ?
1.2. « Que disent les gens à mon sujet ? Qui suis-je d’après eux ? » (v.27)
Car, la demande : « Que disent les gens à mon sujet ? Qui suis-je d’après eux ? » (“Τίνα με λέγουσιν οἱ ἄνθρωποι εἶναι ?) (v.27c), par le seul fait qu’elle s’articule comme demande, pose expressément l’Autre comme présent ou absent et comme pouvant donner ou non cette présence. Pour le dire avec plus de clarté encore, le sujet ne désire pas recevoir ceci ou cela, ni avoir ceci ou cela. En d’autres mots, ce n’est pas une question d’examen scolaire que Jésus pose à ses disciples. Il ne tient pas à savoir si les gens l’ont reconnu pour qui il était ou s’ils l’ont pris pour quelqu’un d’autre. Il ne tient pas non plus à savoir si ses disciples ont été plus clairvoyants que les gens du peuple. Au-delà de la satisfaction à être reconnu pour qui on est, il y a ce que signifie toute prière. Il y a la demande d’amour visant à obtenir de l’Autre (qui parle) qu’il donne son être même. Cette demande d’amour s’adresse à l’Autre en tant que lieu de parole et c’est là, dans ce lieu de parole, que le sujet s’attend à trouver son désir.
En effet, il y a une velléité créatrice dans l’intention propre du questionnement, quelque chose qui permet de faire déplacer les disciples dans leur façon de croire, mais aussi de les démarquer de la manière dont les « gens » croient en Jésus. Il faut d’abord savoir ce que le grand public (ou les religieux) pense de la personne du Maître. Le terme « gens… » (οἱ ἄνθρωποι) fait allusion à la croyance ambiante en Sa personne. Mais au-delà des opinions et des rites religieux, combien de « gens » ont-ils vraiment une croyance de foi en Lui ?
Il faut noter que, déjà, Marc avait soulevé le voile sur les idées qui se donnaient libre cours dans le peuple juif, de la base au sommet[10]. De la foule anonyme à la personne même d’Hérode Antipas, s’exprimaient des opinions similaires à celles maintenant recueillies de la bouche des disciples. Pour les uns, Jésus est assimilé à Jean-Baptiste ou à Elie ; pour d’autres, à l’un des prophètes antiques (v.28). Cette vision populaire est intéressante, faisant de Jésus un envoyé de Dieu ; mais comme celle de l’aveugle de Bethsaïda au début de sa guérison, elle est encore très floue[11]. Reconnaître en Jésus un Grand prophète n’est pas sans valeur ; c’est un premier pas dans la foi. Mais cela est fort en dessous de la vérité. « Que disent les gens à mon sujet ? Qui suis-je d’après eux ? » a une portée significative[12]. Cette question semble appeler une identification en réponse. C’est aussi ce que les disciples ont dû penser. Mais chose étrange, les disciples ne mentionnent pas les noms les plus usuels employés par les gens. Ils ne répondent pas : Évidemment, pour eux, il s’en trouve que les gens ne sont pas tout à fait certains de l’identité de Jésus et demandent s’Il n’est pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon[13]. Mais d’une façon générale, les gens font comme les disciples[14] et l’appellent «Maître »[15]. Au lieu de cela, et pour des motifs non évidents, les disciples répondirent plutôt à Jésus : « Jean-Baptiste ; pour d’autres Élie ; pour
d’autres, quelqu’un des prophètes »[16] Ces rapprochements de noms avec celui de Jésus ne sont pas sans précédents dans l’Évangile de Marc.
C’est pourquoi, la question posée aux disciples, à ce moment précis, à une valeur christologique très capitale. Depuis une longue période, ces hommes ont suivi Jésus dans son enseignement et tous ses faits et gestes. Ils ont parcouru à ses côtés un périple qui n’était pas seulement géographique, mais spirituel rythmé des miracles. L’heure semble propice au Maître pour faire le point sur cette longue pédagogie de la foi. Il s’agit de savoir si les amis de Jésus sont encore enfermés dans cet « aveuglement » dont il a dénoncé la persistance fâcheuse en Mc 8.17-18. Ont-ils une perception plus nette de son identité véritable ?
La question ainsi posée à ses disciples soulève un autre aspect de la vie chrétienne. La distinction du « croire que Dieu existe » de « avoir la foi en Christ ». Dans l’épître de Jacques 2.19, il est écrit : « Tu crois qu'il y a un seul Dieu, tu fais bien ; les démons le croient aussi, et ils tremblent. ». Du coup, s'agit-il de savoir si on est enfermé dans une forme de croyance religieuse ou si l’on a une relation très personnelle avec Christ. Toute la question de la vie chrétienne, repose sur ce point : car, il est possible de croire en l’existence de Dieu sans placer en lui toute sa confiance, ni vouloir entrer avec lui dans cette relation en quoi la foi consisterait. Certains vont alors jusqu’à suggérer que la croyance n’est pas indispensable à la foi. Autrement dit, le terme croire bénéficie de l’heureuse ambiguïté de pouvoir désigner à la fois la ferme assurance de l’existence d’un être ou d’une chose et en même temps le doute sur son existence réelle.
Par contre, avoir la croyance de foi, c’est croire fermement en quelqu’un ou en l’existence de quelque chose. Ici, on croit quand on est sûr de l’existence d’une chose ou d’un être dont on est incapable d’en rendre compte par des preuves matérielles parce que retiré dans une zone inaccessible à toute expérience humaine.
Tâchons de mieux comprendre ce que c’est que croire : d’abord, croire, par contraste avec un savoir, « c’est tenir pour vrai », un objet de connaissance invérifiable ou encore un jugement incertain, une représentation insuffisamment définie, un pseudo-concept[17]. En effet, Paul Ricoeur considère la croyance comme une instance existentielle incontournable, débordant largement la quête de vérité, adossée à l’espérance de trouver un objet de croyance qui soit susceptible de donner sens à la vie humaine et à l’univers[18].
Et comme Best F. le souligne avec raison, croire, c’est « l’espoir de compenser le mal, de trouver une consolation aux malheurs, aux souffrances, bref de contrer l’existence du mal, conduit à croire en un Dieu tout-puissant, ayant le pouvoir de protéger les humains du mal, possédant les attributs que souhaitent les êtres humains (Intelligence, bonté, sagesse et autres qualités) »[19]. Cette croyance en Dieu qu’est la foi n’est pas nécessairement liée aux croyances religieuses. En outre, dans cet épisode, Jésus Lui-même, en interrogeant ses disciples à deux niveaux, distingue religion et foi, la foi pouvant même devenir une instance critique des religions[20], surtout lorsqu’elles sont considérées sous leurs aspects institutionnels[21]. En effet, les disciples doivent-ils procéder à une mutation de la croyance religieuse à la foi ? Telle est la question qui s’impose.
2. De la croyance religieuse à la foi chrétienne
En principe, l’essence du christianisme est une foi. Cette identité entre foi et religion est propre au christianisme. C’est pourquoi, la religion chrétienne semble donc bien se démarquer du phénomène de la croyance religieuse.
Au regard de ce qui précède, il y a souvent une tendance d’avoir une ambition explicative de la religion, qui consiste à dire que nous avons tous en commun un Dieu unique (monothéisme). Par conséquent, nous nous attachons au credo des croyances religieuses telles que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, qu'Allah est grand, que Mahomet est son prophète, qu'il existe un grand tout indivisible, etc. Afin d’éviter toute ambiguïté, confusion et absurdité (autant que possible), nous limitons nos ambitions explicatives (déjà grandes) aux religions monothéistes dans lesquelles les gens croient en l’existence d’un Dieu unique.
Pourtant, au-delà, nous y voyons bien une différence entre la croyance et la foi. La croyance seule apparaît comme une opinion parmi tant d'autres, alors que la foi nous fait entrer dans une relation qui oriente toute notre vie et change radicalement notre vie quotidienne.
Car, souvent, les gens croient. Mais quand nous disons habituellement « je crois », cela ne veut pas dire que j'ai la foi, mais plutôt « j'accepte l'idée que... » Il est facile pour nous de penser que Dieu existe. La Bible nous explique dans Ecclésiaste 3 : 11 que « Dieu a mis dans le cœur de l’homme la pensée de l’éternité, bien que l’homme ne puisse pas saisir l’œuvre que Dieu fait, du commencement à la fin ». Il est également facile de comprendre qu’Il nous aime et veut nous bénir. Dieu guérit, oui. Dieu fait des miracles, oui. Dieu est Tout-Puissant, oui. Dieu nous aime, oui. Mais l’acceptation ne suffit pas, il faut aller plus loin jusqu’à la foi. Car, la foi agit, et c'est ce qu'elle aime faire. Elle ne peut pas aller plus loin, si elle ne possède pas les capacités requises pour traduire la vérité biblique dans la réalité physique.
C’est pourquoi, à la question « Qui suis-je pour vous ?», Jésus attend une réponse adéquate à cette révélation divine. C’est « l'obéissance de la foi » (Rom. 1.5 ; cf. Rom. 16.26 ; 2 Corinthiens 10.5-6), par laquelle l'homme s'appuie pleinement et ouvertement sur Dieu. Cette foi comporte une double adhésion : à Dieu qui révèle et à la vérité qu’il révèle en Son Fils Jésus-Christ, à cause de la confiance accordée à la personne qui affirme. C’est pour cela que “nous ne devons croire en nul autre que Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit”.
En outre, la première question de Jésus, « Que disent les gens à mon sujet ? Qui suis-je d’après eux ? », fait dévoiler que, si la croyance ne se transforme pas en foi, elle devient ce que nous appelons une « croyance religieuse », c’est-à-dire, des croyants fervents. C’est là que se trouvent la plupart d’entre nous. Lorsque nous n’avons pas la vraie foi, qui est la justice de Dieu, nous lui substituons la justice humaine, fondées sur des œuvres. Tout est nécessaire pour pratiquer la foi religieuse : une présence régulière à l'église, ponctuée des prières, des jeûnes, la mémorisation des versets bibliques, de l’écoute des sermons à la longueur de journée. Mais au-delà de tout cela, il y a un manque de foi qui se cache derrière ses longues et belles prières. En effet, les croyances religieuses ne produisent pas de résultats comme le fait la foi. Au bout d’un certain temps, nous finissons par juger, critiquer et mépriser les autres. La croyance religieuse est arrogante parce qu’elle repose sur notre propre justice et nos propres capacités.
La religion n’est pas seulement un acte, c’est une croyance qui nous pousse à nous concentrer sur des choses spirituelles au lieu d’être une personne pieuse. Dieu ne nous enseigne jamais quoi faire, mais lui permet de nous transformer afin que nous soyons conformes à l'image du Christ. La croyance religieuse nous rend superficiels et nous ne faisons jamais l’expérience de la profonde transformation intérieure qu’apporte la Parole de Dieu. La croyance religieuse nous éloigne de Dieu et nous conduit à la mort parce qu’elle nous amène à vivre une fausse vie basée sur le mérite personnel et l’apparence.
Mais, la question de Jésus : « Qui suis-je pour vous ? » veut nous amener à comprendre que croire ne suffit pas. Ce que nous croyons doit être traduit en actes guidé par l’Esprit, c’est-à-dire en foi. Autrement, nous risquons de devenir des gens pieux qui se contentent de répondre aux exigences de la loi ou des dogmes. Il nous faut passer de la croyance religieuse à la foi en Sa personne, de l'opinion publique à une relation personnelle avec « Lui ». Il ne s’agit pas de se limiter seulement à un "Dieu qui existe" mais d'aller au-delà pour expérimenter une relation personnelle avec "l'homme de Galilée", de « Dieu a dit » nous devons passer à « je vis selon Dieu ».
In fine, l’homme qui refuse d’admettre l’existence d’un fondement sur lequel sa foi s’enracine, ressemble à un homme qui tenterait en vain de s’extraire d’un marécage en tenant ses propres cheveux. Croire en chrétien, c’est admettre que ce sens qui ne dépend pas de nous et que nous ne pouvons que recevoir, nous est déjà donné, de telle manière qu’il suffit de le saisir et de nous y abandonner. Ainsi, nous pouvons nous appuyer sans crainte sur ce sens. Le christianisme se présente donc comme une réponse à cette interrogation qui nous est posée « Qui suis-je pour vous ? » et nous définit comme homme de foi. La réponse à la question nous est donnée par Dieu en Jésus-Christ. Ainsi, par la foi, le chrétien devient un adversaire de l’absurde ou du non-sens. Il peut donner un sens plus profond à la réponse donnée à la question.
Même si, à la question : « « Que disent les gens à mon sujet ? Qui suis-je d’après eux ? », les disciples veulent faire plaisir à Jésus. Ils lui répondent donc du mieux qu’ils peuvent pour le satisfaire. Ils lui offrent d’abord différents personnages importants à qui il pourrait s’identifier : « Jean-Baptiste ... Élie ... un des anciens prophètes ressuscité » (Lc 9,19). Pour qualifier le point où Jésus s’identifierait à ces personnes, les termes de Moi ou d’Idéal du Moi sont également impropres. Les disciples le savent. Jésus le sait aussi. Il leur demande donc une seconde fois « Qui suis-je ?» Cette fois, Pierre répond avant tous les autres : « Le Messie» (Mc 8,29). Le « Messie », c’est l’énoncé d’une valeur, d’une fonction. Pour les Juifs, depuis longtemps, le « Messie » représente au plus haut degré le prestige, la prestance, la préséance. Par ces mots, Pierre a sans doute dévoilé toute son admiration pour son maître. Et Jésus a probablement compris que Pierre (et les autres disciples) ne pouvait pas mieux affirmer son amour qu’en le complimentant du prestige d’être le plus fort, d’avoir la puissance.
En tout cas, il ne les réprimanda pas. « Il leur prescrivit de ne le dire à personne » (v.30). Puis, se détournant de l’énoncé de Pierre, il ajouta : « Le fils de l’homme doit souffrir beaucoup, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter » (Mc8,31). Répétons-le pour mieux préciser. Jésus se détourna effectivement, se sépara bel et bien du signifié de l’énoncé de Pierre, pour arriver à se situer dans un certain type idéal de souffrance, de rejet, de mise à mort violente, par le biais de l’image d’un fils d’homme auquel il s’identifie, tout en prédisant sa victoire sur la mort.
Pourquoi ce détournement par lequel Jésus situe son Moi sur un modèle tout à fait différent de celui que venait d’énoncer Pierre ? Rappelons-nous que la demande de Jésus à ses disciples suivait une autre demande de Jésus que le texte évangélique définit comme une prière à Dieu. En rapprochant les deux demandes, nous avons interprété la double interrogation de Jésus à ses disciples comme une façon déguisée de leur demander : « Est-ce que les gens m’aiment ? Est-ce que vous m’aimez ? ». Si les disciples avaient répondu : « Les gens t’aiment, mais nous t’aimons beaucoup plus. La preuve, c’est que nous sommes toujours avec toi. Nous ne t’abandonnerons jamais... », rien ne nous assure que Jésus leur aurait manifesté son entière satisfaction. Il leur aurait peut-être dit tout de suite ce qu’il dit plus tard à Pierre : « Je te le dis, Pierre, le coq ne chantera pas aujourd’hui que par trois fois tu n’aies nié me connaître » (Mc 8,33). Mais ici, mis en présence des réponses de ses disciples, il est clair, qu’au-delà de la demande, il ne saurait être question d’avoir satisfait Jésus. D’ailleurs, cette insatisfaction fait pour ainsi dire partie intégrante de la structuration que Mc présente de Jésus. Pour le dire autrement, dans Mc, Jésus ne veut pas ce qu’il désire.
Certes, il est bien de nous fier « au dire des gens » au sujet de Jésus, mais pour nous, « qui est-il » ? Quelle place occupe-t-il dans notre vie ? Quelle importance nous lui accordons ? Contentons-nous de Le servir selon nos rites ou nos croyances ou alors nous le servons dans une dynamique relationnelle ?
Dietrich Bonhoeffer[22] un grand théologien et un pasteur protestant très connu, pendu par les Nazis pour ces idées chrétiennes et pour sa défense des Juifs, posait à ses paroissiens de Berlin la question suivante : « Si aujourd’hui on vous accusait d’être chrétien, est-ce qu’on trouverait suffisamment de preuves pour vous condamner ?» Bonhoeffer savait l’importance de la fidélité aux exigences de l’évangile. C’est dire que la réponse à la question du Christ : « Pour vous, qui suis-je ? », détermine l’engagement du chrétien à suivre Jésus Christ.
In fine, nous concluons que si la foi est l’acceptation de la vérité révélée par le Dieu de « Qui suis-je pour vous ?», alors la croyance, au contraire, est une expérience religieuse qui est encore à la recherche de la vérité absolue et est donc privée de la reconnaissance du Dieu qui s’est révélé.
Jimi ZACKA
[1] Cet article reprend de manière remaniée les grandes lignes d’un exposé présenté par Jimi ZACKA lors du séminaire scientifique organisé par le CREIAF et tenu à Kigali du 23-25 février 2022 sur le thème ; « Croyances religieuses ou croyance Chrétienne ? Que faut-il pour le Chrétien Africain ? »
[2] L’incompréhension ou l’ignorance est le thème de prédilection de l’évangéliste Marc. La place accordée à l’incompréhension des disciples est l’une de ses particularités. Il faut souligner que Marc est l’évangéliste qui présente le plus souvent dans ses récits les disciples aux côtés de Jésus, mais leur présence à ses côtés soulève assez régulièrement un paradoxe : Les disciples manifestent toutefois vis-à-vis du maître une profonde incompréhension. Ainsi Jésus s’étonne de ce qu’ils ne comprennent pas la parabole du semeur (Mc 4, 13). Il est surpris de leur manque de foi (Mc 4, 40). Ils ne reconnaissent pas Jésus qui marche sur les eaux et le prennent pour un fantôme (Mc 6, 45-52). Jésus leur reproche de nouveau leur incompréhension après la seconde multiplication des pains (Mc 8, 14-21). Les disciples sont des personnes qui ont du mal à comprendre ce que dit Jésus. Il doit tout expliquer… Il est alors aisé de percevoir que derrière les figures des disciples se profilent celles des chrétiens. En effet, l’on remarque que l’incompréhension des disciples traverse l’ensemble de l’évangile de Marc.
[3] Gn3.13 ; 4.10.
[4] Mettayer, A. « Pour vous, qui suis-je ? » : la mise en scène du sujet chez les synoptiques1. Théologiques, 10(2), 79–93., 2002
[5] Mc 8,31 ; 9,12.31 ; 10,34
[6] Mettayer, A., op.cit.
[7] Mc 3.1.
[8] Mc 8.30
[9] Mt 16.16
[10] Mc 6.14-16
[11] Mc 8 .23b-24a
[12] Mc 8,27
[13] Mc 6,3
[14] Mc 4,38; 9,5.38 ; 10,35 ; 11,21
[15] Mc 9,17 ; 10,17.20; 12,14.19.32 ; 13,1
[16] Mc 8,28.
[17] R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Nathan, coll. « Les intégrales de philo », 2009, p. 71.
[18] P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
[19] Best, Francine. « Croire, croyances religieuses, idées et idéaux », VST - Vie sociale et traitements, vol. 132, no. 4, 2016, pp. 17-21.
[20] Ibid
[21] Ibid
[22] Dietrich Bonhœffer, pasteur et théologien protestant allemand, est l’un des fondateurs de l’Église confessante, qui s’opposa à l’influence nazie qui se développait fortement dans les églises protestantes allemandes. Il meurt comme martyr de la foi et résistant politique au régime hitlérien en 1945.