La lecture de la Bible en Afrique est marquée par un double souci : celui d’établir un lien entre la « Parole de Dieu » et le vécu africain et celui de la lire afin d’en tirer suffisamment profit dans l’espoir de survivre dans l’au-delà. Ce qui vaut pour la Bible vaut pour l’Apocalypse johannique. La lecture de l’Apocalypse en contexte africain prend souvent appui sur les circonstances de l’existence. En d’autres termes, le contexte culturel, politique et socio-économique de l’Afrique amène souvent le lecteur africain à privilégier des thèmes inhérents à ses attentes au sujet de la vie ou de la mort. Ce souci existentiel est la marque de la lecture de l’Apocalypse en Afrique.
On s’en doute, les grilles de lecture de l’Apocalypse sont nombreuses. Nous
n’en retiendrons que quelques-unes. Dans un premier temps, nous évoquerons la
manière dont l’Apocalypse johannique fait l’objet d’une pluralité de lectures.
Nous mettrons l’accent sur deux lectures : celle du déterminisme et celle
de l’articulation entre rapport au monde et attente de la délivrance. Dans un
second temps, nous analyserons certains motifs de lecture de l’Apocalypse où
sont repérables quelques thèmes théologiques essentiels pour la culture
africaine : sa dimension prophétique et son message d’espérance.
1.
L’Apocalypse,
une lecture plurielle
La lecture africaine de l’Apocalypse de Jean se décline au pluriel. Cela est lié, d’une part à la multiplicité d’interprétations que
l’on trouve au niveau contextuel, d’autre part aux différentes écoles
d’interprétation selon les options doctrinales des églises. Nous évoquerons à
titre d’exemples deux façons de lire l’Apocalypse johannique, réminiscences de
l’héritage missionnaire.
L’Apocalypse est souvent lu dans une attitude de fatalisme et de passivité. La façon dont l’Apocalypse présente le jugement des nations, la victoire de
Dieu sur les puissances du mal, la venue du Christ, le jugement dernier (Ap 20)
conduit le chrétien africain à considérer tous les drames vécus en Afrique comme ayant
été prévus en tant que signes avant-coureurs de la fin des temps. Pour paraphraser l’évangile, « il
y aura des guerres, des famines, des épidémies et autres désastres »,
l’Eglise sera persécutée par des puissances mondiales qui feront des chrétiens
des martyrs. Ainsi, censés vivre
actuellement la fin du monde, attendant simplement le retour de Jésus
qui inaugurera le glorieux règne final (Ap 7,16-17) et une période de
mille ans où Satan sera lié (Ap 20,1-5), le chrétien se voit dans une situation
où presque rien de son existence ne peut être modifié. Ce qui est fait est
fait. Il ressort, de cette lecture, que Dieu a déjà écrit
l’Histoire : quoi qu’il arrive, son plan est sûr, on peut lui faire confiance.
De cette manière de lire
l’Apocalypse découle la compréhension du problème du mal et particulièrement du
mal subi. Dieu nous enjoint de ne pas nous venger, mais de remettre la
vengeance entre ses mains. Tel est le leitmotiv
de la plupart des chrétiens africains. Car, le cri des victimes est
entendu, leur dignité sera rétablie, leur exigence de réparation sera
satisfaite par un effet de mémoire de Dieu. C’est dire que l’intégralité de
notre vécu est enregistrée et conservée de manière infaillible dans l’attente
du jugement de Dieu. Ainsi, Dieu ne laisse rien se perdre de ce qui nous
concerne. C’est donc à Dieu de juger notre vécu dans le présent et dans le
futur, après la mort terrestre. C’est ce qui apparaît dans la vision
d’Apocalypse 20 sous la figure du « livre de vie ». Par le
« livre de vie », la porte du salut est ouverte en permanence pour
tous ceux qui prennent conscience de leur mauvaise conduite et changent de
comportement.
Le chrétien africain se sent à l’aise dans cette grille de lecture. Pour
lui, le « livre de vie » où se trouve noté tout ce qui
lui est arrivé traduit que Dieu lui fera justice, le consolera et reconnaîtra
sa personne et ses droits. C’est pourquoi, d’ailleurs, dans une situation victimes/coupables, abusés/abuseurs, l’homme africain s’oblige à se
remettre entre les mains de Dieu par l’évocation de la formule : « Ca ne fait rien. Dieu est Grand ! » ou « Dieu existe ». Cette formule
imprécatoire n’est pas destinée à louer la grandeur divine, ni à confirmer son
existence, mais plutôt à faire appel au jugement du Dieu vengeur afin que celui
qui fait le mal soit puni. C’est dire que le message « Prends garde ! Dieu te demandera compte
de ta vie » est la pointe de ce qui se révèle dans les « livres
ouverts » en Ap 20,12-13. De même, le jugement de chacun « selon ses œuvres » en Ap14,13
évoque ce Dieu qui convoquera chacun dans un face à face où il s’intéressera personnellement à nos actions. Du
coup, la perspective du jugement général s’estompe au profit du jugement de
chacun « selon ses œuvres » (kata
ta erga autôn).
L’Apocalypse est ainsi souvent interprétée selon l’idée que notre conduite
sur terre détermine notre destin après la mort, que cela soit une punition ou
une récompense. Les récompenses pour ceux qui triomphent, ne sont-elles pas
décrites à la fin de chacune des lettres aux sept églises, tandis que les
punitions pour les lâches sont décrites dans 21,8 ? Devant le grand trône
blanc, les morts ne sont-ils pas jugés selon leur conduite ? En 22,12,
Jésus, annonçant Son retour proche, ne proclame-t-il pas : « j’apporte avec moi le salaire que je vais
payer à chacun, en proportion de son travail. » ? Dans l’introduction à la plupart des lettres
aux sept églises, Jean n’annonce-t-il pas : « Je connais ta
conduite ». En 2,23, ne déclare-t-il pas à l’église de Thyatire qu’il
payera chacun selon ses œuvres ? Il s’ensuit que, pour les chrétiens
africains qui lisent l’Apocalypse, notre deuxième vie sera décidée en fonction
de notre conduite pendant notre vie sur terre.
Il y a cependant là, du point de vue de la théologie chrétienne, une
question de fond et il est indispensable de lire attentivement le texte de
l’Apocalypse. Ainsi, par exemple, en Ap 14,13, ce sont « ceux
qui meurent dans le Seigneur »
qui se « reposent de leurs fatigues, car leurs œuvres les
accompagnent ». C’est l’expression « dans le Seigneur » qui est
centrale. C’est cet « être avec le Christ » qui rend fructueuses les
« œuvres » du croyant et ainsi donne l’espérance du Royaume, et non pas
le contraire : ce n’est pas notre conduite ici-bas qui conditionne notre
futur dans l’au-delà, c’est notre relation de foi au Christ ! Il y a sans
doute là une réorientation théologique à opérer… et elle ne concerne d’ailleurs
pas que les chrétiens africains !
2. L’Apocalypse, un message prophétique et
d’espérance
Dans un second temps, l’Apocalypse est
considéré comme un message prophétique et d’espérance. Comme nous l’avons
déjà noté, même si l’Apocalypse johannique se lit comme un livre de jugement où Christ se révèle comme juge
de l’Eglise et du monde, à cela se rattache aussi un autre élément
important : l’Apocalypse est un livre prophétique.
D’ailleurs, comme livre prophétique,
Richard Bauckham note avec raison que « l’Esprit joue un rôle essentiel dans l’activité divine pour établir
le royaume de Dieu dans le monde »[1]. En effet, l’activité de l’Esprit par l’intermédiaire des
prophètes chrétiens à l’intérieur des Eglises révèle une autre dimension
théologique : l’espérance. En fait, la victoire du Christ sur la
mort et sur le mal est signe d’une réelle espérance pour les hommes et les
femmes d’Afrique aujourd’hui. En faisant
« toutes choses nouvelles »,
Christ mettra fin à la mort, aux larmes, aux détresses (21,4). Mais il est
aussi écrit que la vie a le dernier mot de l’histoire : « je te donnerai la vie comme prix de ta
victoire » (2,10).
C’est dire que la
sotériologie de l’Apocalypse constitue ainsi le socle d’espérance de tout
chrétien africain. Cette espérance est souvent motivée par la notion de
promesse. Si Dieu est bon et s’il ne change jamais son attitude ni ne nous
délaisse, alors, quelles que soient les difficultés — le monde tel que nous le voyons est tellement
loin de la justice, de la paix, de la solidarité et de la compassion — pour les
croyants africains ce n’est pas une situation définitive. Dans leur foi en
Dieu, les africains puisent l’attente d’un monde selon la volonté de Dieu ou,
autrement dit, selon son amour. Car, pour l’homme africain, une promesse est
une réalité dynamique qui ouvre des possibilités nouvelles dans la vie
nouvelle. Cette promesse regarde vers l’avenir, mais elle s’enracine aussi dans
une relation avec Dieu qui nous parle ici et maintenant, qui nous appelle à
faire des choix concrets dans notre vie. Les semences de l’avenir se trouvent
dans une relation présente avec Dieu. Du coup, l’espérance chrétienne ne
signifie pas, pour un chrétien africain,
une vie dans les nuages, le rêve d’un monde meilleur. Elle n’est pas une
simple projection de ce que nous voudrions être ou faire. Elle nous porte à
voir les semences de ce monde nouveau déjà présentes aujourd’hui, à cause de
l’identité de notre Dieu, à cause de la vie, la mort et la résurrection de
Jésus Christ. Cette espérance est en plus une source d’énergie pour vivre
autrement, pour ne pas suivre les valeurs d’une société fondée sur le désir de
possession et de compétition.
À cet égard, si l’engouement des chrétiens
africains pour la lecture de l’Apocalypse trouve sa raison d’être dans
l’impression d’une compatibilité avec leur culture, leurs croyances religieuses
et leur imaginaire, il est peut-être temps de prendre conscience que
l’Apocalypse porte aussi un regard critique sur cette culture, ces croyances et
cet imaginaire, comme elle le porte sur la culture, les croyances et
l’imaginaire du chrétien occidental[2]. C’est à
ce prix que la lecture de l’Apocalypse sera pour le croyant, africain — mais
pas seulement pour lui ! — un moyen de découvrir l’aventure de Dieu dans
l’histoire des hommes, aventure d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Dr Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue
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Dr Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue
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Source : Publié dans la Revue Protestante Foi & Vie n°3 Octobre 2012
https://www.foi-et-vie.fr/archive/byauthor.php?author=Zacka,%20Jimi
https://www.foi-et-vie.fr/archive/byauthor.php?author=Zacka,%20Jimi
[1] R. Bauckham, La théologie
de l’Apocalypse, Paris, Cerf, 2006, p. 127.
[2] Sur ce point, cf. E. Cuvillier, « Jean de Patmos,
prophète de la fin d’un monde », dans Jacques Vermeylen éd., Les
prophètes de la Bible et la fin des temps, Paris, Cerf, 2010, p. 257-272.