mercredi 15 août 2012

UN REGARD SUR LA LECTURE DE L'APOCALYPSE DANS L'AFRIQUE CONTEMPORAINE ( Dr Jimi ZACKA)


Introduction  

La lecture de la Bible en Afrique est marquée par un double souci : celui d’établir un lien entre la « Parole de Dieu » et le vécu africain et celui de la lire afin d’en tirer suffisamment profit dans l’espoir de survivre dans l’au-delà. Ce qui vaut pour la Bible vaut pour l’Apocalypse johannique. La lecture de l’Apocalypse en contexte africain prend souvent appui sur les circonstances de l’existence. En d’autres termes, le contexte culturel, politique et socio-économique de l’Afrique amène souvent le lecteur africain à privilégier des thèmes inhérents à ses attentes au sujet de la vie ou de la mort. Ce souci existentiel est la marque de la lecture de l’Apocalypse en Afrique. 
On s’en doute, les grilles de lecture de l’Apocalypse sont nombreuses. Nous n’en retiendrons que quelques-unes. Dans un premier temps, nous évoquerons la manière dont l’Apocalypse johannique fait l’objet d’une pluralité de lectures. Nous mettrons l’accent sur deux lectures : celle du déterminisme et celle de l’articulation entre rapport au monde et attente de la délivrance. Dans un second temps, nous analyserons certains motifs de lecture de l’Apocalypse où sont repérables quelques thèmes théologiques essentiels pour la culture africaine : sa dimension prophétique et son message d’espérance.  
1.          L’Apocalypse, une lecture plurielle

La lecture africaine de l’Apocalypse de Jean se décline au pluriel. Cela est lié, d’une part à la multiplicité d’interprétations que l’on trouve au niveau contextuel, d’autre part aux différentes écoles d’interprétation selon les options doctrinales des églises. Nous évoquerons à titre d’exemples deux façons de lire l’Apocalypse johannique, réminiscences de l’héritage missionnaire. 
L’Apocalypse est souvent lu dans une attitude de fatalisme et de passivité. La façon dont l’Apocalypse présente le jugement des nations, la victoire de Dieu sur les puissances du mal, la venue du Christ, le jugement dernier (Ap 20) conduit le chrétien africain à considérer tous les drames vécus en Afrique comme ayant été prévus en tant que signes avant-coureurs de la fin des temps. Pour paraphraser l’évangile, « il y aura des guerres, des famines, des épidémies et autres désastres », l’Eglise sera persécutée par des puissances mondiales qui feront des chrétiens des martyrs. Ainsi, censés vivre actuellement la fin du monde, attendant simplement le retour de Jésus qui inaugurera le glorieux règne final (Ap 7,16-17) et une période de mille ans où Satan sera lié (Ap 20,1-5), le chrétien se voit dans une situation où presque rien de son existence ne peut être modifié. Ce qui est fait est fait. Il ressort, de cette lecture, que Dieu a déjà écrit l’Histoire : quoi qu’il arrive, son plan est sûr, on peut lui faire confiance.
 De cette manière de lire l’Apocalypse découle la compréhension du problème du mal et particulièrement du mal subi. Dieu nous enjoint de ne pas nous venger, mais de remettre la vengeance entre ses mains. Tel est le leitmotiv de la plupart des chrétiens africains. Car, le cri des victimes est entendu, leur dignité sera rétablie, leur exigence de réparation sera satisfaite par un effet de mémoire de Dieu. C’est dire que l’intégralité de notre vécu est enregistrée et conservée de manière infaillible dans l’attente du jugement de Dieu. Ainsi, Dieu ne laisse rien se perdre de ce qui nous concerne. C’est donc à Dieu de juger notre vécu dans le présent et dans le futur, après la mort terrestre. C’est ce qui apparaît dans la vision d’Apocalypse 20 sous la figure du « livre de vie ». Par le « livre de vie », la porte du salut est ouverte en permanence pour tous ceux qui prennent conscience de leur mauvaise conduite et changent de comportement. 

Le chrétien africain se sent à l’aise dans cette grille de lecture. Pour lui, le  « livre de vie »  où se trouve noté tout ce qui lui est arrivé traduit que Dieu lui fera justice, le consolera et reconnaîtra sa personne et ses droits. C’est pourquoi, d’ailleurs, dans une situation victimes/coupables, abusés/abuseurs, l’homme africain s’oblige à se remettre entre les mains de Dieu par l’évocation de la formule : « Ca ne fait rien. Dieu est Grand ! » ou « Dieu existe ». Cette formule imprécatoire n’est pas destinée à louer la grandeur divine, ni à confirmer son existence, mais plutôt à faire appel au jugement du Dieu vengeur afin que celui qui fait le mal soit puni. C’est dire que le message « Prends garde ! Dieu te demandera compte de ta vie » est la pointe de ce qui se révèle dans les « livres ouverts » en Ap 20,12-13. De même, le jugement de chacun « selon ses œuvres » en Ap14,13 évoque ce Dieu qui convoquera chacun dans un face à face où il s’intéressera personnellement à nos actions. Du coup, la perspective du jugement général s’estompe au profit du jugement de chacun « selon ses œuvres » (kata ta erga autôn).
L’Apocalypse est ainsi souvent interprétée selon l’idée que notre conduite sur terre détermine notre destin après la mort, que cela soit une punition ou une récompense. Les récompenses pour ceux qui triomphent, ne sont-elles pas décrites à la fin de chacune des lettres aux sept églises, tandis que les punitions pour les lâches sont décrites dans 21,8 ? Devant le grand trône blanc, les morts ne sont-ils pas jugés selon leur conduite ? En 22,12, Jésus, annonçant Son retour proche, ne proclame-t-il pas : « j’apporte avec moi le salaire que je vais payer à chacun, en proportion de son travail. » ?  Dans l’introduction à la plupart des lettres aux sept églises, Jean n’annonce-t-il pas : « Je connais ta conduite ». En 2,23, ne déclare-t-il pas à l’église de Thyatire qu’il payera chacun selon ses œuvres ? Il s’ensuit que, pour les chrétiens africains qui lisent l’Apocalypse, notre deuxième vie sera décidée en fonction de notre conduite pendant notre vie sur terre.  Il y a cependant là, du point de vue de la théologie chrétienne, une question de fond et il est indispensable de lire attentivement le texte de l’Apocalypse. Ainsi, par exemple, en Ap 14,13, ce sont « ceux qui meurent dans le Seigneur » qui se « reposent de leurs fatigues, car leurs œuvres les accompagnent ». C’est l’expression « dans le Seigneur » qui est centrale. C’est cet « être avec le Christ » qui rend fructueuses les « œuvres » du croyant et ainsi donne l’espérance du Royaume, et non pas le contraire : ce n’est pas notre conduite ici-bas qui conditionne notre futur dans l’au-delà, c’est notre relation de foi au Christ ! Il y a sans doute là une réorientation théologique à opérer… et elle ne concerne d’ailleurs pas que les chrétiens africains !

2.    L’Apocalypse, un message prophétique et d’espérance

Dans un second temps, l’Apocalypse est considéré comme un message prophétique et d’espérance. Comme nous l’avons déjà noté, même si l’Apocalypse johannique se lit comme un livre de jugement où Christ se révèle comme juge de l’Eglise et du monde, à cela se rattache aussi un autre élément important : l’Apocalypse est un livre prophétique. D’ailleurs, comme livre prophétique, Richard Bauckham note avec raison que « l’Esprit joue un rôle  essentiel dans l’activité divine pour établir le royaume de Dieu dans le monde »[1]. En effet,  l’activité de l’Esprit par l’intermédiaire des prophètes chrétiens à l’intérieur des Eglises révèle une autre dimension théologique : l’espérance. En fait, la victoire du Christ sur la mort et sur le mal est signe d’une réelle espérance pour les hommes et les femmes d’Afrique aujourd’hui. En faisant « toutes choses nouvelles », Christ mettra fin à la mort, aux larmes, aux détresses (21,4). Mais il est aussi écrit que la vie a le dernier mot de l’histoire : « je te donnerai la vie comme prix de ta victoire » (2,10).  
C’est dire que la sotériologie de l’Apocalypse constitue ainsi le socle d’espérance de tout chrétien africain. Cette espérance est souvent motivée par la notion de promesse. Si Dieu est bon et s’il ne change jamais son attitude ni ne nous délaisse, alors, quelles que soient les difficultés — le monde tel que nous le voyons est tellement loin de la justice, de la paix, de la solidarité et de la compassion — pour les croyants africains ce n’est pas une situation définitive. Dans leur foi en Dieu, les africains puisent l’attente d’un monde selon la volonté de Dieu ou, autrement dit, selon son amour. Car, pour l’homme africain, une promesse est une réalité dynamique qui ouvre des possibilités nouvelles dans la vie nouvelle. Cette promesse regarde vers l’avenir, mais elle s’enracine aussi dans une relation avec Dieu qui nous parle ici et maintenant, qui nous appelle à faire des choix concrets dans notre vie. Les semences de l’avenir se trouvent dans une relation présente avec Dieu. Du coup, l’espérance chrétienne ne signifie pas, pour un chrétien africain,  une vie dans les nuages, le rêve d’un monde meilleur. Elle n’est pas une simple projection de ce que nous voudrions être ou faire. Elle nous porte à voir les semences de ce monde nouveau déjà présentes aujourd’hui, à cause de l’identité de notre Dieu, à cause de la vie, la mort et la résurrection de Jésus Christ. Cette espérance est en plus une source d’énergie pour vivre autrement, pour ne pas suivre les valeurs d’une société fondée sur le désir de possession et de compétition
À cet égard, si l’engouement des chrétiens africains pour la lecture de l’Apocalypse trouve sa raison d’être dans l’impression d’une compatibilité avec leur culture, leurs croyances religieuses et leur imaginaire, il est peut-être temps de prendre conscience que l’Apocalypse porte aussi un regard critique sur cette culture, ces croyances et cet imaginaire, comme elle le porte sur la culture, les croyances et l’imaginaire du chrétien occidental[2]. C’est à ce prix que la lecture de l’Apocalypse sera pour le croyant, africain — mais pas seulement pour lui ! — un moyen de découvrir l’aventure de Dieu dans l’histoire des hommes, aventure d’hier, d’aujourd’hui et de demain.   

 Dr Jimi ZACKA

Exégète, Anthropologue

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Source : Publié dans la Revue Protestante Foi & Vie n°3 Octobre 2012

https://www.foi-et-vie.fr/archive/byauthor.php?author=Zacka,%20Jimi

[1] R. Bauckham, La théologie de l’Apocalypse, Paris, Cerf, 2006, p. 127.
[2] Sur ce point, cf. E. Cuvillier, « Jean de Patmos, prophète de la fin d’un monde », dans Jacques Vermeylen éd., Les prophètes de la Bible et la fin des temps, Paris, Cerf, 2010, p. 257-272.

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