La question de
savoir qui détient le pouvoir, comment il l'a obtenu et comment
il l'exerce, détermine la légitimité du détenteur.
De même, la
question des usurpations, ou plus largement des personnes qui s'arrogent une
identité pour détenir un pouvoir auquel ils n'ont pas droit (comprenant
aussi les impostures), n'est pas inconnue de l'histoire de l’humanité.
Qu’est-ce
qu’une usurpation ? L’usurpation dénote le comportement de l'imposteur
qui s'attribue une chose à laquelle il ne peut prétendre, notamment le pouvoir.
Pourtant, dans l’imaginaire humain, l’instinct le plus fort est la soif de commander,
avoir le pouvoir, être en autorité. Tentation à laquelle tout homme est souvent
exposé. La plupart des gens qui aspirent à devenir des Chefs politiques ou
religieux se trouvent dans le même état : la soif d’acquérir le
prestige, l’honneur, la gloire. Certains, pour assouvir
complètement leur soif, arrivent à imposer le culte de personnalité, c’est-à-dire,
le sentiment élevé de fierté, de dignité, d’honneur personnel. Mais, n’oublions
pas que le pouvoir est comme l’alcool. S’il n’est pas consommé par une âme
humble, il ouvre le chemin à toutes sortes de vices : mensonges, orgueil,
demi-vérités, dictature, hypocrisies, la quête de
supériorité (devenir comme Dieu) ou l'absolutisme.
C’est, d’ailleurs, le premier péché relevé dans le jardin
d’Eden : « …vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Dieu…»
(Gn 3.4). Devenir comme Dieu, c’est faire abstraction de tout ce qui
procède de la volonté de Dieu en soi et la remplacer par sa propre volonté.
C’est décentrer Dieu comme source d’autorité et s’accaparer de son trône. Le
sentiment d’être indispensable et irremplaçable mène aussi facilement au culte
de la personnalité. Nous avons souvent remarqué que des
chefs politiques ou religieux influents, populaires, et charismatiques tombent,
la plupart du temps, dans la tentation de croire qu’ils sont irremplaçables et
que, dans l’intérêt de leur mission, ils ne devraient pas céder leur place. Ils
s’accrochent ainsi au pouvoir, refusent de quitter leur poste et insistent pour
tenir les rênes jusqu’au dernier souffle alors qu’ils auraient dû procéder au
passage du témoin aux autres. Cette visée carriériste de se dire « Moi,
rien que moi » génère bien souvent l’appropriation exclusive du
pouvoir de manière illégitime. En conséquence, plusieurs politiques ou
serviteurs de Dieu considèrent le pays, les Églises comme des propriétés
privées et trouvent qu’ils n’ont de compte à rendre à personne. La
tentation de s’approprier du pouvoir guette en particulier ceux que Paul décrit
en 1 Tm 5, 17 : ces hommes qui s’approprient de double honneur, non pas
parce qu’ils « peinent à la parole et à l’enseignement », mais
parce qu’ils veulent faire parler d’eux, occuper la scène médiatique et y
montrer leurs airs en faisant place à l’exubérance.
Dans ce
contexte, nous remarquons que le propre de l'être humain est de se servir du
pouvoir au profit de son désir d'être dieu. Dans cette logique de la
divinisation par le pouvoir, il est courant de chercher un fondement ultime,
une légitimité au pouvoir que l'on possède afin de satisfaire cette volonté de
déité affichée. Ainsi, le pouvoir a donc tendance à faire croire qu'il est de
droit divin, et que ses enjeux sont les enjeux de Dieu lui-même. De ce fait,
A. Malraux pointe certaines raisons qui poussent l’homme à cette soif du
pouvoir: « les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir... Ce qui
les fascine dans cette idée, voyez-vous, ce n'est pas le pouvoir réel, c'est
l'illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c'est de gouverner, n'est-ce pas
? Mais, l'homme n'a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre. D'être
plus qu'homme dans un monde d'hommes. Échapper à la condition humaine. Non pas
puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la volonté de puissance
n'est que la justification intellectuelle, c'est la volonté de déité : tout
homme rêve d'être Dieu » (A. Malraux, la condition humaine,
Paris : Gallimard, 1996, p.175).
En effet, Jésus se livre à une diatribe envers ces détenteurs du
pouvoir qui s’accaparent de quelque chose qu’ils ne méritent pas, en ces termes: «…Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes.
Ainsi, ils portent de larges phylactères, et ils ont de longues franges à leurs
vêtements; ils aiment la première place dans les festins, et les premiers
sièges dans les synagogues; ils aiment à être salués dans les places publiques,
et à être appelés par les hommes Rabbi, Rabbi…» (Matthieu 23 : 2-11).
Ainsi, Paul enfonce le clou par quelques injonctions contre la tentation
d’usurper le pouvoir. Pour lui, de tels hommes sont « des traîtres,
emportés, enflés d’orgueil, aimant le plaisir plus que Dieu, ayant l’apparence
de la piété mais reniant ce qui fait de force… » (2Tm 3.4). Et, il
exhorte de ce fait pour « que personne donc ne mette sa gloire dans des
hommes… » (1Co 3.21).
La parabole
du mauvaise Serviteur en Mt 24.48-51 illustre bien que le pouvoir du Maître a
été usurpé. A l'absence de son Maître, le Serviteur
s'accapare du pouvoir et se substitue à lui. Pour bien
comprendre cette parabole, il faut savoir qu'exercer une violence
légitime sur les serviteurs, ou faire la fête à l'heure du travail, sont deux
privilèges réservés exclusivement au Propriétaire de maison. Pourtant, le
serviteur à qui le Maître a confié sa maison, n'est pas devenu pour autant le
propriétaire. Mais, en battant ses compagnons et en fêtant avec les ivrognes,
il outrepasse ses droits et prend la place de son Maître (v.49). C'est cela usurper le
pouvoir ou alors voler l'autorité du Maître. Ce texte fait l'écho d'une autre
parabole en Mt 21, 33-46, où l'usurpation du pouvoir des vignerons s'exerce par
la main mise sur la vigne de maître, suivie d'homicide.
En fait, par
abus de pouvoir, les vignerons ont voulu contraindre le maître de la vigne à
exister d'une autre manière, ils ont voulu le reconstruire à leur manière et en
fait, ils le contraignent à ne pas exister, c'est pourquoi ils tuent le fils.
Plus de fils, plus d'héritier, plus de maître. Telle est leur logique. La
leçon de l’évangile est ainsi inversée par rapport à celle d’Esaïe :
car ce sont les vignerons qui
sont mauvais et non la vigne ; de même le châtiment tombe sur les vignerons et non sur la vigne. De cette manière,
Jésus demande à ses interlocuteurs – les autorités juives – de ne pas tant se
préoccuper des déviances du peuple que de leur "abus de pouvoir". Un
pouvoir dont ils ne méritent plus l’usage.
C'est dire que le fait
que le maître tarde à venir ou le maître n'envoie que son Fils pour réclamer
ses droits, dans tous les deux cas, ne permet pas aux serviteurs de
s'approprier les droits du Propriétaire de Maison ou de la vigne. Personne, y
compris ceux qui servent le Christ ou ceux qui sont dotés d'un quelconque
pouvoir, ne sont les remplaçants du Propriétaire (Dieu). Car, Son Fils,
lui-même, qui est venu pour servir, nous apprend à rester à notre place de
serviteur.
C'est pourquoi, une série
de questions s'impose à nous: n'avons-nous pas à remettre en question notre
pouvoir de décision, notre manière de diriger les autres, un peu comme si
l'Église, la communauté, les institutions, le peuple ou les familles étaient les nôtres et
non plus la propriété de Dieu lui-même dont nous sommes seulement les gérants ?
Qu'est-ce que le Christ a à dire un jour dans la manière dont les
communautés sont gérées aujourd'hui ?
Bien souvent,
puisque le Christ tarde à venir, nous ne croyons plus tellement à son retour et
nous décidons alors de diriger les Églises, selon nos idées, nos dogmes,
nos préjugés et non plus en référence à notre Maître, un peu comme les
gouvernants de ce monde qui s'accaparent toujours du pouvoir de façon usurpée
et croient l'exercer éternellement.
Pourtant, dans
la parabole du mauvais serviteur (Mt 24.48-51), le Seigneur Jésus souligne
qu'un serviteur démontre son vrai caractère par la façon dont il se conduit en
attendant le retour de son Maître (v.45). Tous les Serviteurs sont censés nourrir la
maisonnée en respectant les règles (v.46), mais tous ceux qui professent être des
serviteurs de Christ ne sont pas nécessairement fidèles (v.48-49). Dit autrement,
le mauvais serviteur représente le Clergé de nom dont l'attitude n'est pas
influencée par la perspective du prochain retour du Maître. Ainsi, cette
parabole de Mt 24.48-51 ou celle de Mt 21,33-46 concerne beaucoup de ceux qui
professent la foi de servir le Seigneur, mais démontrent par leur hostilité
envers leurs prochains ou leur peuple qu'ils ne s'inquiètent pas beaucoup du retour de
Christ et qu'ils peuvent toujours continuer à usurper Son pouvoir.
En conclusion,
diriger est un service, on l'oublie facilement. Ce n'est pas une sinécure, ce
n'est pas asservir les autres, ce n'est pas diriger comme le roi Hérode (Mt
2.13-23), mais se mettre au service de ses subordonnées, et chaque fois qu'un
pas est fait dans cette direction, chaque fois qu'un dirigeant se soucie de ce
que veulent ses subordonnées, on voit ce qu'un tel choix a de riche et de
prometteur.
L’Évangile de
Matthieu porte en lui-même la critique de la situation présente : «le
plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé,
et quiconque s’abaissera sera élevé » (23.11-12). Le devoir du pouvoir
est un devoir de service et de promotion de la justice, c’est sa légitimité,
c’est aussi la base de la critique que l’on peut lui adresser quand il y
faillit.
Telle est donc la
conséquence de l’humilité du Christ par rapport à l'usage du pouvoir : à la
lumière de son humilité, il devient possible d'assumer le pouvoir
pleinement, dans la liberté et la responsabilité d'une parole audacieuse, sans
se prendre pour le petit dieu de la terre. Il reste à dire qu'une telle vision
du service et de pouvoir conduit à résister aux formes de pouvoir qui
voudraient s'absolutiser, pour maintenir la relativité du pouvoir devant Dieu
et donc aussi entre les humains. Elle signifie refuser les tentatives d'ériger
une pureté illusoire, de distinguer les humains entre bons et méchants. Elle
conduit à considérer avec humour les tentatives de refuser la condition
humaine pour s'ériger en dieu, y compris entre croyants, et dénier la seule éthique véritable,
celle qui est fondée sur la gratitude vis-à-vis de ce Dieu qui nous aime tels
que nous sommes, et la solidarité avec les humains, consciente du fait qu'il
faut prendre les gens comme ils sont... de toute façon, il n'y en a pas
d'autres.
In fine, le pouvoir nous
apparaît comme une réalité ouverte à deux possibilités opposées: il peut être le
lieu de l'usurpation, de l'oppression, comme il peut devenir lieu de refuge ou de protection du faible. C'est ici où l'on voit bien où est la vocation
du pouvoir, où est sa positivité, sa légitimité ou sa négativité. On discerne aussi
là où se trouvent ses faiblesses ou ses bienfaits.
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Dr Jimi ZACKA
Théologien, Anthropologue
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