38. Jean lui dit : « Maître, nous
avons vu quelqu’un chassant les démons en ton nom et nous voulions l’en
empêcher parce qu’il ne n
ous suivait pas. » 39. Mais Jésus dit : « Ne l’en empêchez pas. En effet, il n’est personne qui, faisant miracle en mon nom, puisse juste après dire du mal de moi. 40. En effet, quiconque n’est pas contre nous est pour nous.
ous suivait pas. » 39. Mais Jésus dit : « Ne l’en empêchez pas. En effet, il n’est personne qui, faisant miracle en mon nom, puisse juste après dire du mal de moi. 40. En effet, quiconque n’est pas contre nous est pour nous.
2. Polémique sur l’identité de l’exorciste
étranger
L’exégèse de Mc 9.38-40 nous place devant une conception
polémique profilée dont il s’agit de dégager l’enjeu et les conséquences. Il
s’agit d’un entretien de Jésus avec l’un des Douze qui engage un certain nombre
de questions : qui est ou n’est pas disciple de Jésus ? Qui a le
droit d’agir au nom du Christ ? De quelle nature est la vraie grandeur d’un
disciple, et plus généralement de chaque croyant ? Et comment transformer
la concurrence en coopération entre les différents groupes chrétiens? De toutes
ces questions, la polémique sur « l’exorciste étranger » paraît
significative. Il semble même que Mc attache une importance particulière aux
sentences de Jésus pour l’ouverture à « ceux du dehors ». Il insiste
notamment sur le péril que font courir à la communauté les questions de la
prééminence ou de la domination d’un groupe sur d’autres, et de la façon
d’inclure ou d’exclure un membre. En effet, la question qui traverse notre
exégèse est celle du statut de l’exorciste chrétien et de la tolérance envers
les autres. Nous analyserons en effet deux idées directrices et conclurons par
quelques remarques.
2.1. Polémique
sur la question d’ « être »
un exorciste chrétien
2.1.1. « Maître,
nous avons vu quelqu’un chassant les démons en ton nom » (v.38a).
L’intervention
de Jean[1]
(c’est lui qui est le porte-parole des Douze, lui qui réclamera avec son frère
une place de choix dans le royaume de Dieu en Mc 10.35-37) reflète une
situation troublée : le disciple ose rejeter hors de la foi chrétienne
celui qui ne partage pas ses positions et il en appelle au jugement de Jésus
pour que cet « exorciste étranger » soit jugé : « Maître,
nous avons vu quelqu’un chassant les démons en ton nom ». L’analyse
statistique de cette déclaration fait ressortir l’importance d’un certain
nombre important de mots à connotation fortement théologique : Dida,skale, evn
tw/| ovno,mati, evkba,llonta daimo,nia. Tout cela
explique sans doute que le disciple Jean paraît avoir bien retenu
l’enseignement de Jésus sur le fait d’être un vrai disciple (Mt 12.30 ; Lc
11.23) et traduit l’absence d’ouverture du groupe (Mc 9.38b) à « ceux du
dehors ». L’usurpation des exorcistes juifs, racontée en Ac 19.11-17, par
exemple, serait de nature à confirmer la légitimité de l’intervention de Jean
auprès de Jésus. Pourtant, on peut aussi bien comprendre que Jésus et ses
disciples pratiquaient l’exorcisme, de même que d’autres juifs (Mt 12.27 ;
Lc 11.19). D’ailleurs, l’intervention de Jean peut expliquer que d’autres
exorcistes juifs auraient eu recours au nom de Jésus pour chasser les démons.
C’est dire même que la déclaration de Jean reflèterait donc un problème qui
aurait pu se poser du temps de Jésus. Cela dit, par le terme ei;dome,n tina « nous avons vu
quelqu’un », Jean tend à exclure une personne qui se tient en marge du
groupe des disciples, sans se réclamer d’eux entièrement. En effet, selon le
rapport de Jean, il n’y a pas de doute quant à l’identité de celui qui a le
droit d’agir au nom de Jésus : le groupe des disciples de Jésus constitue
une communauté sectaire. Ainsi, le pronom « nous » pourrait signifier
que « chasser les démons » relève d’une action qui est du domaine
réservé au cercle des Douze : seuls eux ont le droit d’agir au nom de
Jésus. En effet, le terme evn tw/|
ovno,mati, sou « en ton nom », utilisé en dehors du groupe, n’est
là qu’une application particulière d’un procédé magique. Dans l’hypothèse, cet
homme qui n’était pas disciple, aurait employé le nom de Jésus comme une sorte
de vocable magique afin de chasser les démons. Ainsi, pour les disciples, il
paraît impossible d’être pour Jésus ou de recourir à son nom, tout en n’ayant
pas adhéré au groupe. Autrement dit : qui se réclame de Jésus pour faire
des exorcismes « en son nom » doit appartenir au groupe. Pourtant,
au-delà de tous ces arguments, et comme nous l’avons vu, l’utilisation du nom
de Jésus pour faire des miracles est bien connue. Dans le NT, on la retrouve
dans des récits concernant Pierre en Ac 3.6 ; 4.10 ; 9.34. Il y a
aussi un cas d’exorcistes juifs (les fils de Scéva), tentant en vain d’utiliser
le nom de Jésus pour chasser les démons (Ac 19.13). De même, la pratique de l’exorcisme
au nom d’une autre personne est bien connue dans le judaïsme[2]. De
plus, si l’on examine la pratique de l’exorcisme par les disciples, on se rend
compte qu’elle est un peu nuancée : même si Jésus leur a donné l’autorité
pour chasser les démons « en son nom » (Mc3.14s ; 6.7) et non à
un groupe plus large, on peut se demander comment il se fait qu’un autre y
réussisse mieux qu’eux (9.14). En d’autres termes, l’interdiction imposée par
Jean à « l’exorciste
étranger » relève-t-elle d’une raison valable ?
2.1.2. « […] et nous
voulions l’en empêcher parce qu’il ne nous suivait pas »
La
raison que prône Jean s’inspire d’une conception sectaire : pour qui ne fait
pas partie du groupe des disciples, il est illégitime qu’il puisse pratiquer un
exorcisme « au nom de » Jésus. Le couple verbal vkwlu,w
« empêcher » et avkolouqe,w « suivre » souligne l’excitation
illusoire des disciples de faire valoir leur prééminence sur d’autres groupes.
Notons au passage que l’expression « nous suivre » est unique dans
les évangiles, car il n’est jamais question de suivre les disciples :
généralement c’est Jésus qu’on suit. Ainsi, cette notion de
« suivre » les disciples implique ici une adhésion absolue au groupe.
Autrement dit : « en un sens plus vague et moins théologique :
il s’agit de s’agréger concrètement au groupe formé par Jésus et ses disciples[3]. »
En
outre, l’interdiction opposée par les disciples à l’exorciste étranger relève
du souci de mettre en valeur leur propre réputation, autrement dit c’est
travailler pour la renommée de leur groupe et non pour la cause du Seigneur. La
bonne réputation est celle d’appartenir au cercle des Douze et c’est en effet
le seul critère d’ « être disciple » du Christ. En empêchant
ainsi l’exorciste étranger d’agir « au nom de » Jésus, on voit donc
bien apparaître les tentations qui menacent le groupe : « préciser
des prérogatives, tracer des frontières, et finalement étouffer l’Esprit en
prétendant que son action ne saurait s’exercer que par les canaux prévus[4] ».
2.2. Une
pedagogie d’ouverture envers l’autre (v.39-40)
4.2.1. « […] Ne l’en
empêchez pas. En effet, il n’est personne qui, faisant miracle en mon nom,
puisse juste après dire du mal de moi. » (v.39).
Que
faire si quelqu’un, sans être disciple, agit au nom de Jésus ? « Ne
l’empêchez pas d’agir ! » réplique Jésus. Car, l’essentiel n’est pas
dans l’accomplissement des miracles au nom de Jésus. Ce qui compte vraiment,
c’est se servir du nom de Jésus et aussitôt après mal parler de lui. On se demandera
alors : comment quelqu’un peut-il mal parler de Jésus ? Il ne le peut
qu’en refusant l’autorité de Jésus ou, si l’on préfère, en « péchant
contre l’esprit » (Mc 3.29), c’est-à-dire, « être prisonnier d’une
puissance d’aveuglement qui fait que l’homme confond ce qui vient de Dieu avec
ce qui vient de Satan[5].»
N’est-ce pas justement dans la réplique
de Jésus aux pharisiens, qui l’accusent d’avoir Beelzéboul, qu’il dit
:«Tout sera pardonné aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes autant
qu’ils auront blasphémé. Mais quiconque blasphème contre l’Esprit - Saint
n’aura jamais de pardon, mais est coupable d’un péché éternel » ? C’est
dire qu’il est une forme de blasphème contre quoi Dieu ne peut rien :
c’est le blasphème contre le Saint-Esprit, c’est-à-dire, rejeter volontairement
la révélation de Dieu, alors qu’on l’a perçue se manifester.
Par
ailleurs, la péricope semble compléter les instructions à tenir envers les
pécheurs. C’est la leçon du pardon contenant un simple avis sur la conduite à
tenir envers le prochain dont on a eu à
se plaindre. Entré dans cette voie, Mc semble toucher les pouvoirs de l’Eglise.
La leçon de la correction fraternelle et de la conduite à tenir envers le
pécheur doit se lire dans une grille à ne pas juger[6]. De
même, l’ordre d’éviter le pécheur
impénitent n’est pas en contradiction avec le précepte du pardon indéfini, car
la contradiction n’existerait que si l’un et l’autre devaient être attribués
réellement à Jésus. En effet, l’obligation de ne plus regarder comme frère
celui que la communauté officielle ne peut ni ne veut plus compter parmi les
siens ne dispense pas le chrétien de pardonner quiconque coupable d’un tort
personnel commis envers lui.
D’ailleurs,
pour Mc, le fait d’accueillir « au nom de Jésus » les enfants, c’est
déjà accueillir « ceux du dehors », c’est-à-dire, ceux qui sont sans
défense, sans droit. En fait, c’est finalement accueillir les
« pauvres ». C’est en effet un problème de vulnérabilité. « Ce
n’est pas une question de condescendance, mais l’expression de l’amour kénotique
de Dieu, tel qu’il s’est révélé dans son fils ; c’est pourquoi, en imitant
cette attitude, c’est l’envoyé de Dieu, et Dieu lui-même qu’on rencontre[7]. »
En
outre, le kakologh/sai, me « parler
mal de moi » ne renvoie pas non plus au fait de remettre en cause
l’autorité de Jésus, mais c’est aussi se comporter comme yeudoprofh/thj un « faux
prophète » (Mc 13.22). Notons au passage que les faux prophètes se
présentent comme des « brebis » parmi le peuple alors qu’ils sont en
fait des « loups ». L’évocation des faux prophètes est souvent suivie
du discernement de leurs œuvres : il font « des prodiges et des
miracles en vue d’égarer si possible les élus ». Il faut donc se méfier de
ces prometteurs d’espérances vaines. En effet, l’hypocrisie des pharisiens
éclate encore dans la minutie avec laquelle le disciple Jean réclame
« l’étranger » à son « Maître ». En d’autres termes, dida,skale
peut traduire une fidelité à la vie spirituelle très riche, probablement très
charismatique, et aboutir à une méconnaissance du Christ pour ce qu’il est.
C’est pourquoi, en citant Esaïe 29.13, Jésus oppose l’obéissance des lèvres
(celle des pharisiens hypocrites) à l’obéissance qui serait celle du cœur (Mc 7.6).
Le discernement du véritable disciple, apte à agir au nom de Jésus, relève
d’une responsabilité exaltante qui se manifeste dans une attitude d’écoute et
de faire la volonté de Dieu (cf. Mc 3.34-35). De même, comme l’affirme Mt
7.15-22, il ne suffit pas d’avoir fait, au nom de Jésus, des miracles, pour
être reconnu par lui au jour du jugement, mais il faut avoir fait la volonté du
Père céleste. Jésus veut ainsi montrer à ses disciples ce que signifie non
seulement un partage de vie avec l’exorciste étranger, mais aussi ce que c’est
que lui appartenir. Encore une fois, Jésus met ses disciples dans une
situation compromettante après avoir mis ses parents dans une attitude
révulsive en Mc 3.33. Mc veut ainsi souligner l’impossibilité où se trouve tout
homme, même ses proches, de comprendre le mystère de la relation avec Dieu. autrement dit, Mc veut nous montrer que
même ceux qui sont les plus proches de Jésus ne peuvent comprendre le mystère
de l’appartenance à Dieu. Du coup, le constat est que la signification de
l’église reste incomplète pour la compréhension des disciples, et, pour en
saisir la portée, il faut sous-entendre que l’église n’est pas ce qui est
visible ni physique mais ce qui est invisible. L’église est quelque chose du
Royaume de Dieu sur terre. En
effet, le Règne de Dieu déjà annoncé en Mc 1.14-15 est à identifier avec
l’arrivée de Jésus. Sur cette toile de fond, l’église est le corps du Christ
sans qu’on puisse confondre le Christ et l’église. Si le Christ est venu
libérer les hommes de toutes les servitudes, ce n’est pas pour imposer une
organisation ecclésiastique détaillée. Toutefois, comme le souligne Lamarche,
« la discrétion de Jésus concernant l’Eglise spécialement chez Mc, en
contraste avec son instance relative au Royaume eschatologique, n’est pas un
« oubli » concernant l’Eglise, ni un moindre souci, mais l’expression
du respect « infini » du Christ envers la liberté humaine[8].»
Cela dit, par le terme mh. kwlu,ete auvto,n « ne
l’empêchez pas », l’accent semble être mis sur les traits judaïsants
ou enthousiastes des disciples, caractérisés par leur aspect stéréotypé, leur
refus de coopérer avec ceux dont ils jugent les comportements inadéquats, leur
tentation, comme groupe homogène et distingué, de dominer sur les autres alors
qu’ils sont appelés à servir. En ce sens, la réplique de Jésus est à lire comme
une pédagogie qui invite à l’ouverture, voire même au pardon. C’est dire
qu’« elle pose en même temps la question de l’existence de personnes qui
ne sont ni disciples, ni adversaires de Jésus, mais se tiennent dans une sorte
de neutralité tout en utilisant son nom dans leurs pratiques[9].»
2.2.2. « […] Quiconque n’est pas contre nous est
pour nous » (v.40)
Ce
passage se présente sous la forme d’un apophtegme. Mais, nous commencerons par
sa comparaison avec l’autre affirmation chez Mt et Lc : « Quiconque n’est
pas contre nous est pour nous » (Mc 9.40) et « Qui n’est pas avec moi,
est contre moi et ne coalise pas avec moi, mais disperse » (Mt 12.30// Lc
11.23). Dans les deux cas, il s’agit d’exorcisme. Mais la première sentence,
comme l’affirme Delorme, justifie des exorcistes qui, en recourant au nom de
Jésus, reconnaissent que sa puissance vient de Dieu. La seconde, par contre,
réfute l’argument de ceux qui attribuent à Satan la puissance de Jésus sur les
démons[10]. De
plus, il y a nuance entre le « nous » de la première et le
« moi » de la seconde. « On peut dire que l’exorciste étranger
coalise avec Jésus : le seul problème est le fait qu’il n’appartienne pas
au groupe des disciples. Mais selon la parole du Seigneur, il n’est pas
indispensable d’appartenir à ce groupe (ou, au niveau de la rédaction de Mc, à
la communauté des chrétiens) pour recourir en toute vérité au nom de Jésus et
pour agir avec puissance[11].» Par
contre, le récit matthéen reflète une situation troublée : Mt n’ose pas
rejeter hors de la foi chrétienne ceux qui ne partagent pas ses positions, mais
il en appelle au jugement de Dieu pour que ces chrétiens sans loi soient
chatiés (Mt 5.19 ; 7.15-23 ; 13.40-43). Mc, à la différence de Mt,
recommande une attitude d’ouverture et
de miséricorde ici-bas et lors du jugement.
ainsi, dans le contexte marcien, la
sentence « Quiconque n’est pas contre nous est pour nous » est une
règle valable autant pour l’exorciste étranger que pour les disciples :
c’est-à-dire, il ne faut pas récuser la capacité chrétienne des autres groupes.
Jésus lutte ici contre le monopole d’une quelconque vérité et, par ailleurs, il
refuse d’enfermer la puissance divine dans une certaine homogénéité. Agir au
nom de Jésus doit servir la cause de Dieu et non la renommée personnelle. L’autre
ne peut être « contre nous » puisqu’il agit à cause de l’appartenance
au Christ. Et s’il n’est pas « contre nous », alors il est
« pour nous », c’est-à-dire, pour le salut des hommes. En effet, nous
sommes tous renvoyés à la même mission : « Allez dans le monde entier
pour prêcher l’Evangile à toute la création […] en mon nom, ils chasseront les
démons… » (Mc 16.17). Du coup, nous remarquons que ces quelques versets de
la « finale longue » fournissent une clé essentielle à la compréhension
de cette sentence. Mc, soucieux de rattacher l’envoi en mission à l’ouverture à
d’autres chrétiens, donne toute une importance à cette maxime comme élément
central de l’éthique communautaire.
Le
motif de ce « commandement éthique » nous renvoie en effet aux échos
du raisonnement paulinien (1 Co 12.3-14). L’exhortation de Paul en 1Co12
concerne l’utilisation des dons spirituels qui doit toujours être soumise à la
seigneurie du Christ. Car, la rivalité parmi les Corinthiens au sujet de
l’usage des dons avait divisé l’église (12.4-6). Pour Paul, c’était une fausse
rivalité, car les chrétiens sont différents dans leurs dons, dans les occasions
de service qui leur sont offertes, et dans la manière dont la puissance de Dieu
est manifestée par leur moyen. Mais derrière toute la diversité se trouve le
donateur unique qui unifie, Dieu lui-même. C’est pourquoi, l’idée même du corps
implique qu’il y a plusieurs membres qui sont complémentaires et dépendant les
uns des autres (1Co 12.14). La comparaison du corps employée par Paul fait
directement allusion à cette maxime : « Quiconque n’est pas contre
nous est pour nous ». Car en Christ, tous forment un corps (Son corps),
dans lequel chaque membre a un rôle à jouer. Etant membre d’un seul corps, on
ne peut être l’un contre l’autre.
De
ce fait, c’est cette capacité de ne pas disqualifier l’autre qui peut faire du
chrétien un disciple qui se réclame du Christ. Autrement dit, l’ouverture
envers « ceux du dehors » est une leçon de tolérance qui s’inscrit
dans la continuité de l’œuvre du Christ. Alors que les disciples déplorent à
juste titre, en tout cas, les déficiences doctrinales des
« étrangers », Jésus les invite à avoir un regard accueillant pour
ceux qui leur apparaissent comme des chrétiens, des chrétiens du seuil ou de la marge.
« Toute relation positive avec Jésus, même quand elle ‘exprime en dehors
du cadre ecclésial, même quand elle est gravement incomplète, devrait être pour
ceux du dedans source de joie et d’action de grâces. Ils doivent apprendre à accepter
avec générosité qu’il n’existe pas de monopole du disciple et (que) le Fils de l’homme
est libre de son action[12].»
3. Les enseignements de Mc 9.38-40
3.1.
Ecclesiologie et anthropologie dans Mc 9.38-40
Le
projet théologique de Marc dans Mc 9.38-40 fait ressortir un double
souci : d’une part, c’est une nouvelle compréhension de servir le Christ,
sans qu’il en fasse pour autant une obligation ou une norme. En effet, Marc ne
semble pas vouloir introduire une nouvelle structuration des ministères dans
les communautés auxquelles il s’adresse, ni en privilégier une parmi celles qui
sont à sa disposition. Il place les diverses formes du service chrétien dans
une vision d’ensemble en les interprétant de manière nouvelle : la
puissance du nom de Jésus agit, certes, à l’intérieur de l’église, mais elle
n’est pas limitée aux seuls ministères officiels. La grâce divine se répand
aussi à l’extérieur du cercle des disciples, c’est-à-dire, en dehors de
l’église. Ainsi, la sentence « Qui n’est pas contre nous est pour
nous » condamne toute réaction sectaire ou exclusive. Elle nous invite à
faire confiance à l’action de Dieu, dans le sens de la réflexion de
Gamaliel : « si vraiment l’œuvre (des chrétiens) vient de Dieu, vous
n’arriverez pas à la détruire » (Ac 5.39). Dans ce contexte, la responsabilité
de l’exorciste étranger, comme « serviteur du Christ », s’exerce
devant Dieu, juge et bâtisseur de l’œuvre pour le salut de l’homme. En effet,
le don charismatique n’est plus l’effet dynamique de l’Esprit dans un horizon
ecclésiologique ; il est devenu l’effet de la grâce pour chaque croyant.
De ce fait, Dieu reste le seul et dernier dispensateur des charismes, et pour
cette raison, la manifestation de Sa
puissance peut aller au-delà de la communauté chrétienne.
D’autre part,
l’exorciste étranger, certes, n’appartient pas au cercle des Douze. Mais dans
sa réponse, Jésus ne met pas l’accent sur l’adhésion à un groupe, c’est-à-dire,
sur le lien à sa propre personne. Au contraire, il s’intéresse au problème du
salut de l’homme. Autrement dit, nous retrouvons ici l’écho de Mc 3.1-6 où les
pharisiens, très soucieux de l’observance du sabbat, minimisent la guérison de
l’infirme. Pour eux, ce qui est essentiel, ce n’est pas la guérison de l’homme
mais c’est l’observance de la
Loi. En effet, Jésus les interroge sur l’attitude à adopter
le jour de sabbat : peut-on faire le bien ou le mal ? Sauver une vie
ou la perdre ? Ces questions
mettent en valeur l’opposition : faire le bien / faire le mal. Ce qui est
important pour Jésus, en effet, ce n’est pas d’être prisonnier des règles qui
interdisent toute action au bien-être de l’homme, mais de sauver une vie, ou de
« faire le bien ». L’opposition soulevée par Jésus laisse témoigner
d’un souci qu’il a pour le salut de l’homme, bien qu’il voie la préoccupation des
pharisiens. On dirait qu’il prend, dans cet épisode, l’initiative de guérir
l’homme d’une façon analogue à celle de l’exorciste étranger. En fait, d’après
les pharisiens, soigner et guérir un malade le jour du sabbat serait un travail
défendu ; d’après Jésus, c’est un bienfait, une bonne œuvre. D’après les
disciples, guérir au nom de Jésus sans appartenir au groupe est une
usurpation ; d’après Jésus, « Qui n’est pas contre nous, est pour
nous ». En effet, faire du bien est
un devoir et un droit de tous les jours contre lequel il n’y pas de loi ;
si l’on n’a qu’à vouloir pour sauver la vie d’un homme. La défense de faire du
bien à l’homme équivaudrait, dans ce cas, à un ordre de lui faire le mal ;
empêcher quelqu’un de guérir un malade, est vouloir abandonner le malheureux à
la souffrance qui l’accable et à la mort qui le menace : tel peut être
l’écho de la voix du Jésus johannique : « le voleur ne vient que pour
dérober, égorger et détruire ; moi, je suis venu afin que les brebis aient
la vie, et qu’elles l’aient en abondance » (Jn 10.10).
3.2. Consignes à la communauté chrétienne
Comme
cela est souvent constaté, la question de la légitimité et de l’identité de
l’exorciste est fondamentale dans les églises pentecôtistes pour deux
raisons : d’une part, qui est habileté à pratiquer l’exorcisme dans
l’église ; d’autre part, il est
rare qu’on admette que le Christ ait réellement octroyé à « tous les
croyants » le pouvoir de chasser les démons. L’exorcisme ne peut être
exercé que par un pasteur charismatique ayant acquis des qualifications
spirituelles. La situation conflictuelle entre
les « pasteurs-exorcistes » et les «
guérisseurs-exorcistes » est très présente sur le terrain ecclésiologique.
Ces conflits d’identité opposent et relient à la fois, à l’intérieur et à
l’extérieur des églises, les tenants de l’exorcisme dont l’identité est bien
reconnue par l’église, et les « exorcistes » de fortune en marge de l’église.
Les deux camps, souvent, exercent l’exorcisme en se réclamant de Dieu. Cela
n’empêche pas que les pasteurs des églises considèrent, dans la majorité des
cas, comme des « hors la loi », des « disqualifiés »
bibliques, ou des « agents du diable» les
« guérisseurs-exorcistes » qui opèrent en dehors de la communauté
chrétienne.
A l’évidence, Mc 9.38-40 dépasse
cet horizon. Marc, en catéchète avisé, s’efforce d’assembler divers aphorismes
à l’adresse de la communauté chrétienne. Cet assemblage est caractérisé par
l’utilisation des sentences : « En effet, il n’est personne qui,
faisant miracle en mon nom, puisse juste après dire du mal de moi. »
(v.39) ; « […] Quiconque n’est pas contre nous est pour nous » (v.40). Jésus
reproche ainsi la tendance de la communauté à exclure les personnes qui se
tenaient en marge, sans se réclamer d’elle entièrement. De même, comme dans nos
églises aujourd’hui, nous refusons souvent d’admettre que les gens « qui
ne nous suivent pas » aient quelque chose à dire sur le Christ ou à
agir en son nom. Comme les disciples, nous croyons nécessaire de défendre ce
nom par nos discours doctrinaires, sans réaliser que nous ne défendons que le
monopole que nous avons sur la personne du Christ. Mais ici la consigne est
stricte : le Jésus marcien invite les siens au souci de la tolérance envers
le prochain. L’appel est à l’ouverture la plus large possible à ceux qui ne
sont pas notoirement des adversaires. L’aphorisme « celui qui n’est pas
contre nous est pour nous » relève ainsi d’une mise en garde pour toute
église comme celle de Marc, qui se condamne au repli sur soi et à la fermeture
envers les autres.
Conclusion
En
conclusion, notre passage n’est pas seulement à considérer comme un
petit dialogue entre Jean et Jésus au sujet d’un exorcisme. En effet,
l’histoire de l’exorcisme passe à l’arrière-plan, le récit a son point de
départ dans le sectarisme des disciples. En d’autres termes, il s’agit moins
d’un exorcisme et plus d’un enseignement sur l’ouverture. La tendance à
accaparer le nom de Jésus, la prétention de croire qu’on est le seul
dépositaire de la vérité sur le Christ et la volonté de domination sur d’autres
sont des comportements auxquels s’oppose l’attitude du Maître : « Si quelqu’un veut être le premier, il devra
être le dernier de tous et le serviteur de tous » (9.35). Finalement,
qui dans l’église, peut donc se prévaloir d’échapper aux mises en garde du
Jésus marcien ?
Prof. Jimi Zacka
Exégète, Anthropologue
[1] En ce
qui regarde le rôle de Jean dans l’épisode, nous reprenons Schlösser,
art .cit., p. 242 « En effet, Mc 9.38 est l’unique texte
synoptique où Jean fonctionne comme porte-parole du groupe des disciples. C’est
peut-être parce que le nom de Jean était lié à notre épisode que Mc l’a situé
ici, dans un contexte où interviennent les Douze (cf.9.35). Il reste que ce
même contexte autorise une explication différente. Selon toute probabilité le
rédacteur s’est inspiré de l’épisode traditionnel des fils de Zébédée avides
des premières places (Mc 10.35-45) pour la mise en forme de Mc 9.34-35. Le même épisode a pu lui suggérer le nom de Jean
comme porte-parole du groupe en 9.38, d’autant plus facilement que les deux
interventions (9.38 et 10.37) tendent à défendre le privilège des
disciples. »
[2] Nous
l’avons vu. Selon Flavius Josèphe,
Eléazar aurait recouru, entre autres moyens, au nom de Salomon pour pratiquer
un exorcisme ( Antiquités Juives, viii,
46-49). Salomon jouissait d’ailleurs d’un pouvoir spécial sur les démons selon
tradition juive. Par la même occasion,
on lit aussi l’histoire de Jacob de Kefar Sama qui tente de guérir,
« au nom de » Jésus bar Pantera (Jésus de Nazareth) R. Eliézer ben
Dama qui avait été mordu par un serpent (Toshullin II, 21-23). De même,
le recours aux noms sacrés est aussi connu dans le monde païen (Lucien, Philopseudès, 10, 12,
cité par Bultmann, Tradition, p.275).
[3] Schlosser, art.cit., p.235.
[4] Cf.
J. Valette, L’Evangile de
Marc : Parole de puissance et message de vie, Paris : les Bergers
et les Mages, 1986, T1, p. 305.
[6] Mt 18.15 ; Lc 17.4.
[8] Lamarche, op.cit.
, p.62.
[10] Cf. Delorme, « Jésus enseigne ses
disciples : Mc 9.38-48 », art.cit., p.57.
[11] Ibid
[12] Schlösser, art.cit.,
p.239. ; voir aussi J.Rademakers,
La Bonne Nouvelle
de Jésus selon Saint Marc, Bruxelles, 1974, p.259.
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