jeudi 7 juillet 2016

L’ EXORCISTE ETRANGER : Lecture exégetique de Mc 9.38-40 (Prof. Jimi ZACKA)


1. Texte

38. Jean lui dit : « Maître, nous avons vu quelqu’un chassant les démons en ton nom et nous voulions l’en empêcher parce qu’il ne n
ous suivait pas. » 39. Mais Jésus dit : « Ne l’en empêchez pas. En effet, il n’est personne qui, faisant miracle en mon nom, puisse juste après dire du mal de moi. 40. En effet, quiconque n’est pas contre nous est pour nous.

2.  Polémique sur l’identité de l’exorciste étranger

     L’exégèse de Mc 9.38-40 nous place devant une conception polémique profilée dont il s’agit de dégager l’enjeu et les conséquences. Il s’agit d’un entretien de Jésus avec l’un des Douze qui engage un certain nombre de questions : qui est ou n’est pas disciple de Jésus ? Qui a le droit d’agir au nom du Christ ? De quelle nature est la vraie grandeur d’un disciple, et plus généralement de chaque croyant ? Et comment transformer la concurrence en coopération entre les différents groupes chrétiens? De toutes ces questions, la polémique sur « l’exorciste étranger » paraît significative. Il semble même que Mc attache une importance particulière aux sentences de Jésus pour l’ouverture à « ceux du dehors ». Il insiste notamment sur le péril que font courir à la communauté les questions de la prééminence ou de la domination d’un groupe sur d’autres, et de la façon d’inclure ou d’exclure un membre. En effet, la question qui traverse notre exégèse est celle du statut de l’exorciste chrétien et de la tolérance envers les autres. Nous analyserons en effet deux idées directrices et conclurons par quelques remarques.

                2.1. Polémique sur la  question  d’ « être » un exorciste chrétien

                               2.1.1. « Maître, nous avons vu quelqu’un chassant les démons en ton nom » (v.38a).

     L’intervention de Jean[1] (c’est lui qui est le porte-parole des Douze, lui qui réclamera avec son frère une place de choix dans le royaume de Dieu en Mc 10.35-37) reflète une situation troublée : le disciple ose rejeter hors de la foi chrétienne celui qui ne partage pas ses positions et il en appelle au jugement de Jésus pour que cet « exorciste étranger » soit jugé : « Maître, nous avons vu quelqu’un chassant les démons en ton nom ». L’analyse statistique de cette déclaration fait ressortir l’importance d’un certain nombre important de mots à connotation fortement théologique : Dida,skale,  evn tw/| ovno,mati,  evkba,llonta daimo,nia. Tout cela explique sans doute que le disciple Jean paraît avoir bien retenu l’enseignement de Jésus sur le fait d’être un vrai disciple (Mt 12.30 ; Lc 11.23) et traduit l’absence d’ouverture du groupe (Mc 9.38b) à « ceux du dehors ». L’usurpation des exorcistes juifs, racontée en Ac 19.11-17, par exemple, serait de nature à confirmer la légitimité de l’intervention de Jean auprès de Jésus. Pourtant, on peut aussi bien comprendre que Jésus et ses disciples pratiquaient l’exorcisme, de même que d’autres juifs (Mt 12.27 ; Lc 11.19). D’ailleurs, l’intervention de Jean peut expliquer que d’autres exorcistes juifs auraient eu recours au nom de Jésus pour chasser les démons. C’est dire même que la déclaration de Jean reflèterait donc un problème qui aurait pu se poser du temps de Jésus. Cela dit, par le terme ei;dome,n tina « nous avons vu quelqu’un », Jean tend à exclure une personne qui se tient en marge du groupe des disciples, sans se réclamer d’eux entièrement. En effet, selon le rapport de Jean, il n’y a pas de doute quant à l’identité de celui qui a le droit d’agir au nom de Jésus : le groupe des disciples de Jésus constitue une communauté sectaire. Ainsi, le pronom « nous » pourrait signifier que « chasser les démons » relève d’une action qui est du domaine réservé au cercle des Douze : seuls eux ont le droit d’agir au nom de Jésus. En effet, le terme evn tw/| ovno,mati, sou « en ton nom », utilisé en dehors du groupe, n’est là qu’une application particulière d’un procédé magique. Dans l’hypothèse, cet homme qui n’était pas disciple, aurait employé le nom de Jésus comme une sorte de vocable magique afin de chasser les démons. Ainsi, pour les disciples, il paraît impossible d’être pour Jésus ou de recourir à son nom, tout en n’ayant pas adhéré au groupe. Autrement dit : qui se réclame de Jésus pour faire des exorcismes « en son nom » doit appartenir au groupe. Pourtant, au-delà de tous ces arguments, et comme nous l’avons vu, l’utilisation du nom de Jésus pour faire des miracles est bien connue. Dans le NT, on la retrouve dans des récits concernant Pierre en Ac 3.6 ; 4.10 ; 9.34. Il y a aussi un cas d’exorcistes juifs (les fils de Scéva), tentant en vain d’utiliser le nom de Jésus pour chasser les démons (Ac 19.13). De même, la pratique de l’exorcisme au nom d’une autre personne est bien connue dans le judaïsme[2]. De plus, si l’on examine la pratique de l’exorcisme par les disciples, on se rend compte qu’elle est un peu nuancée : même si Jésus leur a donné l’autorité pour chasser les démons « en son nom » (Mc3.14s ; 6.7) et non à un groupe plus large, on peut se demander comment il se fait qu’un autre y réussisse mieux qu’eux (9.14). En d’autres termes, l’interdiction imposée par Jean  à « l’exorciste étranger » relève-t-elle d’une raison valable ?      

             2.1.2. « […] et nous voulions l’en empêcher parce qu’il ne nous suivait pas » 


     La raison que prône Jean s’inspire d’une conception sectaire : pour qui ne fait pas partie du groupe des disciples, il est illégitime qu’il puisse pratiquer un exorcisme « au nom de » Jésus. Le couple verbal  vkwlu,w « empêcher » et avkolouqe,w  « suivre » souligne l’excitation illusoire des disciples de faire valoir leur prééminence sur d’autres groupes. Notons au passage que l’expression « nous suivre » est unique dans les évangiles, car il n’est jamais question de suivre les disciples : généralement c’est Jésus qu’on suit. Ainsi, cette notion de « suivre » les disciples implique ici une adhésion absolue au groupe. Autrement dit : « en un sens plus vague et moins théologique : il s’agit de s’agréger concrètement au groupe formé par Jésus et ses disciples[3]. »
     En outre, l’interdiction opposée par les disciples à l’exorciste étranger relève du souci de mettre en valeur leur propre réputation, autrement dit c’est travailler pour la renommée de leur groupe et non pour la cause du Seigneur. La bonne réputation est celle d’appartenir au cercle des Douze et c’est en effet le seul critère d’ « être disciple » du Christ. En empêchant ainsi l’exorciste étranger d’agir « au nom de » Jésus, on voit donc bien apparaître les tentations qui menacent le groupe : «  préciser des prérogatives, tracer des frontières, et finalement étouffer l’Esprit en prétendant que son action ne saurait s’exercer que par les canaux prévus[4] ». 


                2.2. Une pedagogie  d’ouverture envers l’autre (v.39-40)


                               4.2.1. « […] Ne l’en empêchez pas. En effet, il n’est personne qui, faisant miracle en mon nom, puisse juste après dire du mal de moi. » (v.39).


     Que faire si quelqu’un, sans être disciple, agit au nom de Jésus ? « Ne l’empêchez pas d’agir ! » réplique Jésus. Car, l’essentiel n’est pas dans l’accomplissement des miracles au nom de Jésus. Ce qui compte vraiment, c’est se servir du nom de Jésus et aussitôt après mal parler de lui. On se demandera alors : comment quelqu’un peut-il mal parler de Jésus ? Il ne le peut qu’en refusant l’autorité de Jésus ou, si l’on préfère, en « péchant contre l’esprit » (Mc 3.29), c’est-à-dire, « être prisonnier d’une puissance d’aveuglement qui fait que l’homme confond ce qui vient de Dieu avec ce qui vient de Satan[5].» N’est-ce pas justement dans la réplique  de Jésus aux pharisiens, qui l’accusent d’avoir Beelzéboul, qu’il dit :«Tout sera pardonné aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes autant qu’ils auront blasphémé. Mais quiconque blasphème contre l’Esprit - Saint n’aura jamais de pardon, mais est coupable d’un péché éternel » ? C’est dire qu’il est une forme de blasphème contre quoi Dieu ne peut rien : c’est le blasphème contre le Saint-Esprit, c’est-à-dire, rejeter volontairement la révélation de Dieu, alors qu’on l’a perçue se manifester.
     Par ailleurs, la péricope semble compléter les instructions à tenir envers les pécheurs. C’est la leçon du pardon contenant un simple avis sur la conduite à tenir envers le prochain  dont on a eu à se plaindre. Entré dans cette voie, Mc semble toucher les pouvoirs de l’Eglise. La leçon de la correction fraternelle et de la conduite à tenir envers le pécheur doit se lire dans une grille à ne pas juger[6]. De même,  l’ordre d’éviter le pécheur impénitent n’est pas en contradiction avec le précepte du pardon indéfini, car la contradiction n’existerait que si l’un et l’autre devaient être attribués réellement à Jésus. En effet, l’obligation de ne plus regarder comme frère celui que la communauté officielle ne peut ni ne veut plus compter parmi les siens ne dispense pas le chrétien de pardonner quiconque coupable d’un tort personnel commis envers lui.
     D’ailleurs, pour Mc, le fait d’accueillir « au nom de Jésus » les enfants, c’est déjà accueillir « ceux du dehors », c’est-à-dire, ceux qui sont sans défense, sans droit. En fait, c’est finalement accueillir les « pauvres ». C’est en effet un problème de vulnérabilité. « Ce n’est pas une question de condescendance, mais l’expression de l’amour kénotique de Dieu, tel qu’il s’est révélé dans son fils ; c’est pourquoi, en imitant cette attitude, c’est l’envoyé de Dieu, et Dieu lui-même qu’on rencontre[7]. »   
     En outre, le kakologh/sai, me « parler mal de moi » ne renvoie pas non plus au fait de remettre en cause l’autorité de Jésus, mais c’est aussi se comporter comme yeudoprofh/thj un « faux prophète » (Mc 13.22). Notons au passage que les faux prophètes se présentent comme des « brebis » parmi le peuple alors qu’ils sont en fait des « loups ». L’évocation des faux prophètes est souvent suivie du discernement de leurs œuvres : il font « des prodiges et des miracles en vue d’égarer si possible les élus ». Il faut donc se méfier de ces prometteurs d’espérances vaines. En effet, l’hypocrisie des pharisiens éclate encore dans la minutie avec laquelle le disciple Jean réclame « l’étranger » à son « Maître ». En d’autres termes,  dida,skale peut traduire une fidelité à la vie spirituelle très riche, probablement très charismatique, et aboutir à une méconnaissance du Christ pour ce qu’il est. C’est pourquoi, en citant Esaïe 29.13, Jésus oppose l’obéissance des lèvres (celle des pharisiens hypocrites) à l’obéissance qui serait celle du cœur (Mc 7.6). Le discernement du véritable disciple, apte à agir au nom de Jésus, relève d’une responsabilité exaltante qui se manifeste dans une attitude d’écoute et de faire la volonté de Dieu  (cf. Mc 3.34-35). De même, comme l’affirme Mt 7.15-22, il ne suffit pas d’avoir fait, au nom de Jésus, des miracles, pour être reconnu par lui au jour du jugement, mais il faut avoir fait la volonté du Père céleste. Jésus veut ainsi montrer à ses disciples ce que signifie non seulement un partage de vie avec l’exorciste étranger, mais aussi ce que c’est que lui appartenir.  Encore une fois, Jésus met ses disciples dans une situation compromettante après avoir mis ses parents dans une attitude révulsive en Mc 3.33. Mc veut ainsi souligner l’impossibilité où se trouve tout homme, même ses proches, de comprendre le mystère de la relation avec Dieu. autrement dit, Mc veut nous montrer que même ceux qui sont les plus proches de Jésus ne peuvent comprendre le mystère de l’appartenance à Dieu. Du coup, le constat est que la signification de l’église reste incomplète pour la compréhension des disciples, et, pour en saisir la portée, il faut sous-entendre que l’église n’est pas ce qui est visible ni physique mais ce qui est invisible. L’église est quelque chose du Royaume de Dieu sur terre. En effet, le Règne de Dieu déjà annoncé en Mc 1.14-15 est à identifier avec l’arrivée de Jésus. Sur cette toile de fond, l’église est le corps du Christ sans qu’on puisse confondre le Christ et l’église. Si le Christ est venu libérer les hommes de toutes les servitudes, ce n’est pas pour imposer une organisation ecclésiastique détaillée. Toutefois, comme le souligne Lamarche, « la discrétion de Jésus concernant l’Eglise spécialement chez Mc, en contraste avec son instance relative au Royaume eschatologique, n’est pas un « oubli » concernant l’Eglise, ni un moindre souci, mais l’expression du respect « infini » du Christ envers la liberté humaine[8]  
Cela dit, par le terme mh. kwlu,ete auvto,n « ne l’empêchez pas », l’accent semble être mis sur les traits judaïsants ou enthousiastes des disciples, caractérisés par leur aspect stéréotypé, leur refus de coopérer avec ceux dont ils jugent les comportements inadéquats, leur tentation, comme groupe homogène et distingué, de dominer sur les autres alors qu’ils sont appelés à servir. En ce sens, la réplique de Jésus est à lire comme une pédagogie qui invite à l’ouverture, voire même au pardon. C’est dire qu’« elle pose en même temps la question de l’existence de personnes qui ne sont ni disciples, ni adversaires de Jésus, mais se tiennent dans une sorte de neutralité tout en utilisant son nom dans leurs pratiques[9] 

                        2.2.2. « […] Quiconque n’est pas contre nous est pour nous » (v.40)


            Ce passage se présente sous la forme d’un apophtegme. Mais, nous commencerons par sa comparaison avec l’autre affirmation chez Mt et Lc : « Quiconque n’est pas contre nous est pour nous » (Mc 9.40) et « Qui n’est pas avec moi, est contre moi et ne coalise pas avec moi, mais disperse » (Mt 12.30// Lc 11.23). Dans les deux cas, il s’agit d’exorcisme. Mais la première sentence, comme l’affirme Delorme, justifie des exorcistes qui, en recourant au nom de Jésus, reconnaissent que sa puissance vient de Dieu. La seconde, par contre, réfute l’argument de ceux qui attribuent à Satan la puissance de Jésus sur les démons[10]. De plus, il y a nuance entre le « nous » de la première et le « moi » de la seconde. « On peut dire que l’exorciste étranger coalise avec Jésus : le seul problème est le fait qu’il n’appartienne pas au groupe des disciples. Mais selon la parole du Seigneur, il n’est pas indispensable d’appartenir à ce groupe (ou, au niveau de la rédaction de Mc, à la communauté des chrétiens) pour recourir en toute vérité au nom de Jésus et pour agir avec puissance[11].» Par contre, le récit matthéen reflète une situation troublée : Mt n’ose pas rejeter hors de la foi chrétienne ceux qui ne partagent pas ses positions, mais il en appelle au jugement de Dieu pour que ces chrétiens sans loi soient chatiés (Mt 5.19 ; 7.15-23 ; 13.40-43). Mc, à la différence de Mt, recommande une attitude d’ouverture et  de miséricorde ici-bas et lors du jugement.
     ainsi, dans le contexte marcien, la sentence « Quiconque n’est pas contre nous est pour nous » est une règle valable autant pour l’exorciste étranger que pour les disciples : c’est-à-dire, il ne faut pas récuser la capacité chrétienne des autres groupes. Jésus lutte ici contre le monopole d’une quelconque vérité et, par ailleurs, il refuse d’enfermer la puissance divine dans une certaine homogénéité. Agir au nom de Jésus doit servir la cause de Dieu et non la renommée personnelle. L’autre ne peut être « contre nous » puisqu’il agit à cause de l’appartenance au Christ. Et s’il n’est pas « contre nous », alors il est « pour nous », c’est-à-dire, pour le salut des hommes. En effet, nous sommes tous renvoyés à la même mission : « Allez dans le monde entier pour prêcher l’Evangile à toute la création […] en mon nom, ils chasseront les démons… » (Mc 16.17). Du coup, nous remarquons que ces quelques versets de la « finale longue » fournissent une clé essentielle à la compréhension de cette sentence. Mc, soucieux de rattacher l’envoi en mission à l’ouverture à d’autres chrétiens, donne toute une importance à cette maxime comme élément central de l’éthique communautaire.
     Le motif de ce « commandement éthique » nous renvoie en effet aux échos du raisonnement paulinien (1 Co 12.3-14). L’exhortation de Paul en 1Co12 concerne l’utilisation des dons spirituels qui doit toujours être soumise à la seigneurie du Christ. Car, la rivalité parmi les Corinthiens au sujet de l’usage des dons avait divisé l’église (12.4-6). Pour Paul, c’était une fausse rivalité, car les chrétiens sont différents dans leurs dons, dans les occasions de service qui leur sont offertes, et dans la manière dont la puissance de Dieu est manifestée par leur moyen. Mais derrière toute la diversité se trouve le donateur unique qui unifie, Dieu lui-même. C’est pourquoi, l’idée même du corps implique qu’il y a plusieurs membres qui sont complémentaires et dépendant les uns des autres (1Co 12.14). La comparaison du corps employée par Paul fait directement allusion à cette maxime : « Quiconque n’est pas contre nous est pour nous ». Car en Christ, tous forment un corps (Son corps), dans lequel chaque membre a un rôle à jouer. Etant membre d’un seul corps, on ne peut être l’un contre l’autre.
     De ce fait, c’est cette capacité de ne pas disqualifier l’autre qui peut faire du chrétien un disciple qui se réclame du Christ. Autrement dit, l’ouverture envers « ceux du dehors » est une leçon de tolérance qui s’inscrit dans la continuité de l’œuvre du Christ. Alors que les disciples déplorent à juste titre, en tout cas, les déficiences doctrinales des « étrangers », Jésus les invite à avoir un regard accueillant pour ceux qui leur apparaissent comme des chrétiens, des  chrétiens du seuil ou de la marge. « Toute relation positive avec Jésus, même quand elle ‘exprime en dehors du cadre ecclésial, même quand elle est gravement incomplète, devrait être pour ceux du dedans source de joie et d’action de grâces. Ils doivent apprendre à accepter avec générosité qu’il n’existe pas de monopole du disciple et (que) le Fils de l’homme est libre de son action[12]

3. Les enseignements de Mc 9.38-40

            3.1. Ecclesiologie et anthropologie  dans Mc  9.38-40

      Le projet théologique de Marc dans Mc 9.38-40 fait ressortir un double souci : d’une part, c’est une nouvelle compréhension de servir le Christ, sans qu’il en fasse pour autant une obligation ou une norme. En effet, Marc ne semble pas vouloir introduire une nouvelle structuration des ministères dans les communautés auxquelles il s’adresse, ni en privilégier une parmi celles qui sont à sa disposition. Il place les diverses formes du service chrétien dans une vision d’ensemble en les interprétant de manière nouvelle : la puissance du nom de Jésus agit, certes, à l’intérieur de l’église, mais elle n’est pas limitée aux seuls ministères officiels. La grâce divine se répand aussi à l’extérieur du cercle des disciples, c’est-à-dire, en dehors de l’église. Ainsi, la sentence « Qui n’est pas contre nous est pour nous » condamne toute réaction sectaire ou exclusive. Elle nous invite à faire confiance à l’action de Dieu, dans le sens de la réflexion de Gamaliel : « si vraiment l’œuvre (des chrétiens) vient de Dieu, vous n’arriverez pas à la détruire » (Ac 5.39). Dans ce contexte, la responsabilité de l’exorciste étranger, comme « serviteur du Christ », s’exerce devant Dieu, juge et bâtisseur de l’œuvre pour le salut de l’homme. En effet, le don charismatique n’est plus l’effet dynamique de l’Esprit dans un horizon ecclésiologique ; il est devenu l’effet de la grâce pour chaque croyant. De ce fait, Dieu reste le seul et dernier dispensateur des charismes, et pour cette raison,  la manifestation de Sa puissance peut aller au-delà de la communauté chrétienne.
     D’autre part, l’exorciste étranger, certes, n’appartient pas au cercle des Douze. Mais dans sa réponse, Jésus ne met pas l’accent sur l’adhésion à un groupe, c’est-à-dire, sur le lien à sa propre personne. Au contraire, il s’intéresse au problème du salut de l’homme. Autrement dit, nous retrouvons ici l’écho de Mc 3.1-6 où les pharisiens, très soucieux de l’observance du sabbat, minimisent la guérison de l’infirme. Pour eux, ce qui est essentiel, ce n’est pas la guérison de l’homme mais c’est l’observance de la Loi. En effet, Jésus les interroge sur l’attitude à adopter le jour de sabbat : peut-on faire le bien ou le mal ? Sauver une vie ou la perdre ?  Ces questions mettent en valeur l’opposition : faire le bien / faire le mal. Ce qui est important pour Jésus, en effet, ce n’est pas d’être prisonnier des règles qui interdisent toute action au bien-être de l’homme, mais de sauver une vie, ou de « faire le bien ». L’opposition soulevée par Jésus laisse témoigner d’un souci qu’il a pour le salut de l’homme, bien qu’il voie la préoccupation des pharisiens. On dirait qu’il prend, dans cet épisode, l’initiative de guérir l’homme d’une façon analogue à celle de l’exorciste étranger. En fait, d’après les pharisiens, soigner et guérir un malade le jour du sabbat serait un travail défendu ; d’après Jésus, c’est un bienfait, une bonne œuvre. D’après les disciples, guérir au nom de Jésus sans appartenir au groupe est une usurpation ; d’après Jésus, « Qui n’est pas contre nous, est pour nous ». En effet,  faire du bien est un devoir et un droit de tous les jours contre lequel il n’y pas de loi ; si l’on n’a qu’à vouloir pour sauver la vie d’un homme. La défense de faire du bien à l’homme équivaudrait, dans ce cas, à un ordre de lui faire le mal ; empêcher quelqu’un de guérir un malade, est vouloir abandonner le malheureux à la souffrance qui l’accable et à la mort qui le menace : tel peut être l’écho de la voix du Jésus johannique : « le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire ; moi, je suis venu afin que les brebis aient la vie, et qu’elles l’aient en abondance » (Jn 10.10).  

                3.2. Consignes  à  la  communauté  chrétienne


     Comme cela est souvent constaté, la question de la légitimité et de l’identité de l’exorciste est fondamentale dans les églises pentecôtistes pour deux raisons : d’une part, qui est habileté à pratiquer l’exorcisme dans l’église ; d’autre part,  il est rare qu’on admette que le Christ ait réellement octroyé à « tous les croyants » le pouvoir de chasser les démons. L’exorcisme ne peut être exercé que par un pasteur charismatique ayant acquis des qualifications spirituelles. La situation conflictuelle entre les « pasteurs-exorcistes » et les « guérisseurs-exorcistes » est très présente sur le terrain ecclésiologique. Ces conflits d’identité opposent et relient à la fois, à l’intérieur et à l’extérieur des églises, les tenants de l’exorcisme dont l’identité est bien reconnue par l’église, et les « exorcistes » de fortune en marge de l’église. Les deux camps, souvent, exercent l’exorcisme en se réclamant de Dieu. Cela n’empêche pas que les pasteurs des églises considèrent, dans la majorité des cas, comme des « hors la loi », des « disqualifiés » bibliques, ou des « agents du diable» les « guérisseurs-exorcistes » qui opèrent en dehors de la communauté chrétienne.

      A l’évidence, Mc 9.38-40 dépasse cet horizon. Marc, en catéchète avisé, s’efforce d’assembler divers aphorismes à l’adresse de la communauté chrétienne. Cet assemblage est caractérisé par l’utilisation des sentences : « En effet, il n’est personne qui, faisant miracle en mon nom, puisse juste après dire du mal de moi. » (v.39) ;  « [] Quiconque n’est pas contre nous est pour nous » (v.40). Jésus reproche ainsi la tendance de la communauté à exclure les personnes qui se tenaient en marge, sans se réclamer d’elle entièrement. De même, comme dans nos églises aujourd’hui, nous refusons souvent d’admettre que les gens « qui ne nous suivent pas » aient quelque chose à dire sur le Christ ou à agir en son nom. Comme les disciples, nous croyons nécessaire de défendre ce nom par nos discours doctrinaires, sans réaliser que nous ne défendons que le monopole que nous avons sur la personne du Christ. Mais ici la consigne est stricte : le Jésus marcien invite les siens au souci de la tolérance envers le prochain. L’appel est à l’ouverture la plus large possible à ceux qui ne sont pas notoirement des adversaires. L’aphorisme « celui qui n’est pas contre nous est pour nous » relève ainsi d’une mise en garde pour toute église comme celle de Marc, qui se condamne au repli sur soi et à la fermeture envers les autres.
 Conclusion
     En conclusion,  notre passage  n’est pas seulement à considérer comme un petit dialogue entre Jean et Jésus au sujet d’un exorcisme. En effet, l’histoire de l’exorcisme passe à l’arrière-plan, le récit a son point de départ dans le sectarisme des disciples. En d’autres termes, il s’agit moins d’un exorcisme et plus d’un enseignement sur l’ouverture. La tendance à accaparer le nom de Jésus, la prétention de croire qu’on est le seul dépositaire de la vérité sur le Christ et la volonté de domination sur d’autres sont des comportements auxquels s’oppose l’attitude du Maître : « Si quelqu’un veut être le premier, il devra être le dernier de tous et le serviteur de tous » (9.35). Finalement, qui dans l’église, peut donc se prévaloir d’échapper aux mises en garde du Jésus marcien ?

Prof. Jimi Zacka
Exégète, Anthropologue


[1] En ce qui regarde le rôle de Jean dans l’épisode, nous reprenons   Schlösser, art .cit., p. 242 « En effet, Mc 9.38 est l’unique texte synoptique où Jean fonctionne comme porte-parole du groupe des disciples. C’est peut-être parce que le nom de Jean était lié à notre épisode que Mc l’a situé ici, dans un contexte où interviennent les Douze (cf.9.35). Il reste que ce même contexte autorise une explication différente. Selon toute probabilité le rédacteur s’est inspiré de l’épisode traditionnel des fils de Zébédée avides des premières places (Mc 10.35-45) pour la mise en forme de Mc 9.34-35. Le  même épisode a pu lui suggérer le nom de Jean comme porte-parole du groupe en 9.38, d’autant plus facilement que les deux interventions (9.38 et 10.37) tendent à défendre le privilège des disciples. »
[2] Nous l’avons vu. Selon Flavius Josèphe, Eléazar aurait recouru, entre autres moyens, au nom de Salomon pour pratiquer un exorcisme ( Antiquités Juives, viii, 46-49). Salomon jouissait d’ailleurs d’un pouvoir spécial sur les démons selon tradition juive. Par la même occasion,  on lit aussi l’histoire de Jacob de Kefar Sama qui tente de guérir, « au nom de » Jésus bar Pantera (Jésus de Nazareth) R. Eliézer ben Dama qui avait été mordu par un serpent (Toshullin II, 21-23). De même, le recours aux noms sacrés est aussi connu dans le monde païen (Lucien, Philopseudès, 10, 12, cité par Bultmann, Tradition, p.275).
[3] Schlosser, art.cit., p.235.
[4] Cf. J. Valette, L’Evangile de Marc : Parole de puissance et message de vie, Paris : les Bergers et les Mages, 1986, T1, p. 305.
[5] Cuvillier, Evangile de Marc, Paris : Labor&Fides, p. 79.
[6] Mt 18.15 ; Lc 17.4.
[7]  Paul Lamarche, Évangile de Marc (coll. Études bibliques n.s., 33). Paris, Gabalda, 1996. p.234.
[8] Lamarche, op.cit. , p.62.
[9] Focant, L’Evangile selon Marc, Paris : CERF, 2004,  p.361.
[10] Cf. Delorme, « Jésus enseigne ses disciples : Mc 9.38-48 », art.cit., p.57. 
[11] Ibid
[12] Schlösser, art.cit., p.239. ; voir aussi J.Rademakers, La Bonne Nouvelle de Jésus selon Saint Marc, Bruxelles, 1974, p.259.

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