Introduction
« Quel ami fidèle et tendre ! »,
tel est le titre d’un cantique souvent
chanté dans la plupart des églises protestantes, louant ainsi les vertus d'une amitié singulière avec Jésus portant les fardeaux de ses amis jusqu'à la croix. Autrement dit,
« être ami de Jésus » ou « avoir Dieu pour ami » est une grâce infinie. Mais, la question est de savoir comment rendre une
telle amitié possible.
Voilà une question que l’on peut se
poser lorsqu’on ne prend pas la mesure réelle du terme « ami ». Car, le mot « ami », bien qu’étant
dévalué par son usage abusif aujourd’hui,
est bel et bien chargé de sens.
Et nous pensons que « être ami de
Jésus » n’est pas l’apanage d’une catégorie de chrétiens ou de
serviteurs de Dieu. Lui-même de sa
bouche l’a déclaré à ses disciples qui, probablement sur le moment, n’avaient
pas compris toute l’importance que cela pouvait revêtir : « Vous êtes mes amis » ou « je vous ai appelés amis ». Si
certains ne s’attachent qu’au service tout en oubliant ce lien, Jésus les
appelle à aller plus loin dans cette relation, à rentrer dans l’amitié jusqu’à
« donner leur propre vie ». Combien en effet ont pu alors expérimenter ce
genre d’amitié que Jésus appelle de tous ses vœux ?
Il convient de rappeler que c’est au soir
de sa vie qu’il a tenu ces propos à ses disciples. Ayant vécu trois ans avec
lui, ils étaient devenus, selon Lui, des amis. Il pouvait maintenant leur
partager ses dernières volontés. Car, les disciples avaient bravé des épreuves
pour en arriver là. Suivre Jésus en ce
temps-là ne devrait pas être une simple promenade. Il fallait être prêt à payer
les prix. Les adversaires étaient nombreux et agressaient quotidiennement le
groupe.
C’est
pourquoi, le texte de Jean 15.13-15 rappelle véritablement ce qu’est l’amitié à
partir des versets 13-15 : « Il n’y
a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (v.13)dit
Jésus à Ses disciples et peu plus loin, il ajouta : « vous êtes mes amis si vous , si vous faites
ce que je vous commande » (v.14) et comme pour élargir l’horizon de ce
qu’Il voulait dire à Ses disciples, il rajouta : « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce
que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait
connaître tout ce que j'ai appris de mon Père.… » (v.15).
En relisant les assertions de Jésus, nous
découvrons que le concept de l’amitié ici a une portée théologique très dense.
Et l’Apôtre Jean, le bien-aimé de Jésus,
puisque c’est de lui qu’il s’agit, semble être mieux placé pour nous en
parler. Mais notons également que le concept de l’amitié mentionné dans
l’évangile de Jean ne date pas seulement de la période néotestamentaire, mais date
également de l’époque vétérotestamentaire. Sans risque de nous tromper, Hénoc (Ge 5.22) a connu une amitié très
significative avec Dieu. Abraham, le père de la foi, a également expérimenté
avec force un indéfectible lien d’amitié avec Yahweh. Lui qui partit de chez lui sans destination précise, fut
conduit par cet ami pas à pas, à travers monts et vallées. Le parcours de Moise
nous révèle qu’il parlait avec Dieu comme un homme à son ami (Ex 33.11). C’est
un signe fort d’une relation d’amitié avec Dieu. David était aussi ami de Dieu,
« homme selon le cœur de Dieu »
(1S 13,14). C’est pourquoi, David s’écriait ainsi : « mon
âme est attachée à toi, ta droite me soutient !» (Ps 63.9). Tous ces
exemples démontrent combien la relation d’amitié était dans le cœur du projet
de Dieu.
Mais,
être « ami de Jésus » suscite
aussi tant d’interrogations : qu’est-ce que l’amitié ? De quelle
amitié Jésus parle-t-il dans ce texte ? Quel type d’amitié Dieu veut- il de
nous ? Ce sont des questions auxquelles nous tenterons de répondre. Ainsi, nous
pensons articuler notre étude en trois volets : il s’agit d’abord de
définir l’amitié, ensuite de repérer les formes d’amitié, et enfin de dire quelles
sont les vertus de l’’amitié.
Définir l’amitié
Pour définir l’amitié, nous osons
dire que l’amitié est un type de relation humaine liant des individus. L’ami
n’est ni un frère, ni l’amant objet de la passion d’amour. À la différence des
liens de parenté excluant le choix, l’ami est librement choisi comme tel.
Autrement dit, on peut être des frères sans être des amis ou être des amis sans être des frères. On peut subir sa
famille, on ne subit pas son ami ; on se réjouit de partager avec lui une
relation privilégiée. Les liens familiaux sont marqués par des inégalités (un
père est supérieur à son fils, l’aîné n’est pas le cadet). Dans l’amitié, au
contraire, les sujets sont dans des rapports d’égalité et se rencontrent dans
l’élément de l’intériorité.
Du coup, l’on remarque que la vie humaine
dépend des relations dans lesquelles elle se meut. Là où la qualité et la
diversité des relations est médiocre, l’être humain souffre et végète. Là où
s’exerce une dynamique relationnelle porteuse d’harmonie, la vie humaine
prospère et fleurit. C’est dire l’importance de l’expérience sociale. C’est
dire l’effet bienfaisant de l’amitié. Et là où nous pouvons percevoir une joie
qui apparaît, une plénitude qui s’esquisse, nous ressentons quelque part la
présence de Dieu dans l’expérience relationnelle. C’est pourquoi, d’ailleurs,
Jürgen Moltmann nous apprend à « découvrir l’amour de Dieu dans l’amour
entre les hommes et, dans l’amour de Dieu, l’amour entre les hommes »[1].
Car, « l’expérience de l’Esprit de Dieu n’est pas limitée à l’expérience de soi
du sujet humain. Elle est un élément constitutif dans l’expérience du Tu, dans
l’expérience communautaire et dans l’expérience de la nature »[2].
Ainsi, pour Moltmann, cette expérience nous fait entrer dans l’univers d’une
« amitié ouverte » en déclinant les différents aspects de cette
amitié. En effet, « un ami, c’est quelqu’un qui t’aime bien ».
« L’amitié unit le respect de la liberté à une affection profonde pour la
personne. Elle unit l’affection à la fidélité. Nous pouvons compter sur l’ami.
Comme amis, nous sommes dignes de confiance pour d’autres…Les amis s’aident
mutuellement dans la détresse, mais surtout pour partager la joie que donne la
vie et ressentir le bonheur d’exister. Une joie qui n’est pas partagée rend
mélancolique. Se réjouir ensemble est aussi bon que compatir… Parce que ne
peut vivre que sans crainte, elle tient dans la durée, et sa force douce
l’emporte sur la violence de l’inimitié qui n’a pas le temps. Dans l’inimitié,
nous nous figeons intérieurement et extérieurement. Dans l’amitié, nous nous
ouvrons et devenons vivants »[3].
Cette définition implique aussi qu’il peut y avoir plusieurs formes d’amitiés.
Les formes d’amitié
À
propos des formes d’amitié, nous pensons à Aristote qui va
introduire sa propre recherche par deux questions qui sont : « Est-il possible d’être l’ami de quelqu’un
quand on est méchant ? » et « Y a - t
- il une ou plusieurs formes d’amitiés
? » (Aristote, )[4].
Pour cela, il établit comme point de départ de son raisonnement que les hommes
aiment ce qui est aimable, c’est-à-dire ce qui est bon, plaisant ou utile.
Ainsi, on peut en déduire que les hommes recherchent une amitié qui leur est
utile dans le sens où ils recherchent ce qui leur fait du bien, ou ce qui leur
fait plaisir (le bien et le plaisant sont ici les fins de la recherche des
hommes). Étant donné que ce qui fait du bien, ou plaisir, aux hommes n’est pas
une chose universelle (un homme peut estimer que ce qui est bon pour lui est la
possession de nombreux biens matériels, tandis qu’un autre pensera que le bien
est la connaissance, chaque homme a donc sa propre conception du bien), il faut
ici se pencher sur les notions de bien en soi et de bien pour soi. Le bien en
soi est ce qui est universellement bon, le bien véritable, alors que le bien
pour soi est le bien qui apparaît bon à chacun. Cette distinction nous permet d’établir
trois formes d’amitié, à savoir qu’une
personne est un ami quand elle sait ce qui est véritablement bon pour son
prochain ; on introduit donc ici la notion de bienveillance. Il existe
cependant une amitié qui est fondée sur
l’intérêt, dont au moins l’un des enjeux n’est pas réellement le sacrifice de
soi et ne cherche pas à partager une amitié, mais plutôt la volonté de faire du
profit. C’est une amitié au sein de
laquelle on ne recherche pas la qualité, mais l’agrément, en conséquence
celle-ci est facilement dissoute car les deux personnes peuvent changer et l’une
peut devenir inutile pour l’autre. Les amitiés intéressées (dont Aristote
considère qu’elles concernent fréquemment une catégorie d’individus car ils ont
besoin de plus d’aide qu’autrui) ne peuvent pas durer car l’intérêt que l’on
peut tirer d’une personne n’est jamais permanent ; or lorsque le motif de
l’intérêt disparaît, l’amitié disparaît également. Enfin, il y a des amitiés
liées aux plaisirs. Quant aux amitiés
que motive le plaisir, elles semblent être plus régulières chez les jeunes, car
ceux-ci ne réfléchissent pas encore sur le long terme et le sens véritable du
bien, ils sont guidés par leurs affections et ce qui leur semble plaisant dans
l’immédiat. De fait, le changement d’âge, qui implique de poser un regard nouveau
sur les choses, va également entraîner un changement de plaisirs, et si deux
jeunes amis évoluent de façon différente ils ne prendront plus autant de
plaisir en compagnie l’un de l’autre et leur amitié s’évanouira.
Mais, l’amitié dans son vrai sens est sans aucune
arrière-pensée, c’est une amitié
véritable, ou achevée (philia) et
elle est fondée sur la vertu de chacun des deux partenaires. La philia se définit donc comme deux personnes «
qui se ressemblent sur le plan de la vertu » et « qui se souhaitent du bien
l’une à l’autre en tant que personnes de bien ». Un ami est donc quelqu’un qui souhaite du bien à
quelqu’un d’autre qui lui est cher, et l’amitié est longue car la vertu est un
état qui dure et qui est stable. Cependant, la stabilité de l’amitié implique
qu’elle est longue à se mettre en place car les hommes vertueux sont rares et
ils doivent d’abord se trouver, puis passer beaucoup de temps ensemble afin de
se reconnaître en tant que tels et d’obtenir la pleine confiance de l’autre. Le
souhait de devenir l’ami d’une personne est donc plus rapide à se mettre en
place que l’amitié achevée, c’est pourquoi nombreuses sont les personnes qui se
témoignent des marques d’amitié mais ne sont pas des amis pour autant. Disons
donc que l’amitié est ici la forme spirituelle et éthique de l’éros. Elle
implique l’estime, l’admiration de l’autre. Mais, pour Jésus, il s’agit d’avoir
une amitié au-delà de philia. Ainsi, il déclare
: « il n’y a pas de plus grand amour que
de donner sa vie pour ses amis ».
L’amitié
vertueuse
Cette déclaration de Jésus met en rapport
amour et amitié. L’amour dont il est
fait mention ici, est dénué de l’eros
et de philea. C’est un amour
authentique détaché du plaisir, sans distraction aucune, tourné vers le
sublime, vers ce qui est incorruptible. C’est l’amour (agapê) , du verbe (agapeô = aimer), différent cependant
de (phileô =
aimer) qui veut dire avoir de l’affection pour…, prendre plaisir à… phileô,
dans la pratique est surtout un amour
sélectif, suivant des considérations plutôt subjective. Un père aimera par
exemple son enfant plus que l’enfant d’un autre. Mais Christ a utilisé ce terme
propice de agapê, pour
signifier l’affection inconditionnelle pour le prochain. Il est objectif,
volontairement dirigé vers ceux que l’on chérit. Cet amour n’est possible que
sur le plan divin. Platon l’évoque en
ces termes : « Mourir pour
autrui, ceux-là seuls le veulent, qui s’aiment »[5].
Mais, placée sur les lèvres du Christ, cette déclaration est d’une portée
incomparable au regard du sacrifice qui devait s’en suivre. Lui, l’a vraiment
voulu et l’a fait. La version Darby rend compte de ce fait en disant : « personne n’a un plus grand amour que
celui-ci ». Ici, la phrase est dite de façon que l’affection du Christ soit
comparée seulement à la plus forte qui existe parmi les hommes[6].
Le terme grec employé est [oudeis]
qui veut dire (personne, aucun, rien)[7].
En effet, l’amitié vertueuse est
présente dans le témoignage suprême de Jésus. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis…
Je ne vous appelle plus serviteur parce
que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, mais je vous ai appelé ami
parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père
(Jean 15.13-15). Et, Moltmann le fait
remarquer ainsi : « Le don que fait Jésus de lui-même est présenté comme
amour pour ses amis. Les disciples sont les amis de Jésus… Dans le don que
Jésus fait de lui-même, Dieu devient « l’ami
des hommes », de même ceux qui croient deviennent par-là les « amis de Dieu »[8].
L’amitié vertueuse, telle que nous la présente Moltmann, témoigne ainsi d’une
inspiration divine. Aussi bien, dans cette expérience, Dieu se manifeste.
Ainsi, l’amitié
vertueuse est portée par une dynamique spirituelle, une harmonie dans laquelle
elle s’inscrit. « Il existe une amitié divine et cosmique qui précède l’amitié
personnelle et qui y invite. Dans un environnement considéré comme hostile,
nous ne pouvons nouer que des amitiés exclusives en vue d’une protection
mutuelle. Dans une communauté de la création ressentie comme amicale, nous
nouons une amitié ouverte… Celui qui croît en la communauté de la création dans
l’Esprit de Dieu qui donne la vie, découvre la « sympathie de toutes choses »
et il s’y inscrit de façon consciente[9] ».
Nous avons signifié plus haut que l’amour
exprimé par le Christ ne fait point de distinction. Les amis sont alors tous
ceux qui s’approchent de lui dans une communion vraie.
L’amour,
quoique plus profond que l’amitié ne peut s’exprimer que par elle. Godet fait remarquer que le grec ina (que) conserve dans la phrase une
notion de but : « le plus haut point auquel puisse aspirer à s’élever l’amour
dans cette relation entre amis ». Jésus a pu manifester son amour pour ses disciples
jusqu’à la croix en vivant avec eux une relation amicale. Dans les bons et les
mauvais moments, à travers les festins organisés en leur honneur ou dans les
tempêtes de mer ; au quotidien, ils étaient unis par le même sort[10] ». Il est souligné en effet dans Pr 17.17, : « L'ami
aime en tout temps, et dans le malheur il se montre un frère ».
Ainsi, nous devons également mettre à
l’épreuve notre amour envers Dieu, en le soumettant à une même règle que celle de
notre amour envers l’homme. Il est mesurable par rapport à sa relation avec le
Christ c’est-à-dire à l’adoration et aux fruits qui en découlent (Jn 15.5). Aussi
montrons-nous que nous sommes ses amis en faisant ce qu’il nous demande ou ce qu’il
nous commande. Mais, il faut préciser que ce n’est pas la façon dont nous
devenons ses amis, mais la façon dont nous le montrons au monde[11].
C’est pourquoi,
David a lui-même témoigné de cette amitié avec Dieu en disant : « l’amitié de
l’Éternel est pour ceux qui le craignent, et son alliance leur donne instruction
» (Ps 25.14). Cette phrase résume à elle seule toutes les caractéristiques de l’amitié.
Le mot « amitié » qui vient de l’hébreu « sowd » veut dire également « secret
». Ce qui suppose que dans la relation d'amitié avec Dieu, il y a partage de confidence[12] . Ainsi était empreinte l'amitié de Dieu avec Abraham: « Cacherai-je à Abraham ce que je vais
faire ? » (Genèse 18 : 17).
In fine, la véritable amitié est vertueuse, c'est-à-dire, permanente, sacrificielle et confidente. C'est un espace de "refuge" pour l'un ou l'autre. Elle est la véritable rencontre de l'altérité.
In fine, la véritable amitié est vertueuse, c'est-à-dire, permanente, sacrificielle et confidente. C'est un espace de "refuge" pour l'un ou l'autre. Elle est la véritable rencontre de l'altérité.
Prof. Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue
[2] Ibid, p.59
[3] Ibid, pp.345-346.
[5] Molla,
C., Le quatrième Évangile, Genève, Labor et Fides, 1977, p.207.
[8] Moltmann, op.cit. p.347
[9] Ibid, p. 348
[10] Godet, F,
Commentaire sur l’Évangile de Saint Jean, Neuchatel, Imprimerie Nouvelle
L.A. Monnier, 1970,p.311.
[12] Godet, F., Bible annotée : le
Psaume 25, France, Clés, Bible on line, 2006.