lundi 15 janvier 2018

VIVRE L'AMITIE VERTUEUSE (Jn 15.13-15)


Introduction

« Quel ami fidèle et tendre ! », tel est le titre  d’un cantique souvent chanté dans la plupart des églises protestantes, louant ainsi les vertus d'une amitié singulière avec Jésus portant les fardeaux de ses amis jusqu'à la croix. Autrement dit,   « être ami de Jésus » ou « avoir Dieu pour ami » est une grâce infinie. Mais, la question est de savoir comment rendre une telle amitié possible.  
Voilà une question que l’on peut se poser lorsqu’on ne prend pas la mesure réelle du terme « ami ».  Car, le mot « ami », bien qu’étant dévalué par son usage abusif aujourd’hui,   est bel et bien chargé de sens. Et nous pensons que « être ami de Jésus » n’est pas l’apanage d’une catégorie de chrétiens ou de serviteurs de Dieu.  Lui-même de sa bouche l’a déclaré à ses disciples qui, probablement sur le moment, n’avaient pas compris toute l’importance que cela pouvait revêtir : « Vous êtes mes amis » ou « je vous ai appelés amis ». Si certains ne s’attachent qu’au service tout en oubliant ce lien, Jésus les appelle à aller plus loin dans cette relation, à rentrer dans l’amitié jusqu’à « donner leur propre vie ».  Combien en effet ont pu alors expérimenter ce genre d’amitié que Jésus appelle de tous ses vœux ?
     Il convient de rappeler que c’est au soir de sa vie qu’il a tenu ces propos à ses disciples. Ayant vécu trois ans avec lui, ils étaient devenus, selon Lui, des amis. Il pouvait maintenant leur partager ses dernières volontés. Car, les disciples avaient bravé des épreuves pour en arriver là.  Suivre Jésus en ce temps-là ne devrait pas être une simple promenade. Il fallait être prêt à payer les prix. Les adversaires étaient nombreux et agressaient quotidiennement le groupe.
     C’est pourquoi, le texte de Jean 15.13-15 rappelle véritablement ce qu’est l’amitié à partir des versets 13-15 : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (v.13)dit Jésus à Ses disciples et peu plus loin, il ajouta : « vous êtes mes amis si vous , si vous faites ce que je vous commande » (v.14) et comme pour élargir l’horizon de ce qu’Il voulait dire à Ses disciples, il rajouta : « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père.… » (v.15).
     En relisant les assertions de Jésus, nous découvrons que le concept de l’amitié ici a une portée théologique très dense. Et l’Apôtre Jean, le bien-aimé de Jésus,  puisque c’est de lui qu’il s’agit, semble être mieux placé pour nous en parler. Mais notons également que le concept de l’amitié mentionné dans l’évangile de Jean ne date pas seulement de la période néotestamentaire, mais date également de l’époque vétérotestamentaire. Sans risque de nous tromper,  Hénoc (Ge 5.22) a connu une amitié très significative avec Dieu. Abraham, le père de la foi, a également expérimenté avec force un indéfectible lien d’amitié avec Yahweh. Lui qui partit de chez lui sans destination précise, fut conduit par cet ami pas à pas, à travers monts et vallées. Le parcours de Moise nous révèle qu’il parlait avec Dieu comme un homme à son ami (Ex 33.11). C’est un signe fort d’une relation d’amitié avec Dieu. David était aussi ami de Dieu, « homme selon le cœur de Dieu » (1S 13,14). C’est pourquoi, David s’écriait ainsi : « mon âme est attachée à toi, ta droite me soutient !» (Ps 63.9). Tous ces exemples démontrent combien la relation d’amitié était dans le cœur du projet de Dieu.
     Mais, être « ami de Jésus » suscite aussi tant d’interrogations : qu’est-ce que l’amitié ? De quelle amitié Jésus parle-t-il dans ce texte ? Quel type d’amitié Dieu veut- il de nous ? Ce sont des questions auxquelles nous tenterons de répondre. Ainsi, nous pensons articuler notre étude en trois volets : il s’agit d’abord de définir  l’amitié, ensuite de repérer les formes d’amitié, et enfin de dire quelles sont les vertus de l’’amitié

 Définir l’amitié

     Pour définir l’amitié, nous osons dire que l’amitié est un type de relation humaine liant des individus. L’ami n’est ni un frère, ni l’amant objet de la passion d’amour. À la différence des liens de parenté excluant le choix, l’ami est librement choisi comme tel. Autrement dit, on peut être des frères sans être des amis ou être des amis sans être des frères. On peut subir sa famille, on ne subit pas son ami ; on se réjouit de partager avec lui une relation privilégiée. Les liens familiaux sont marqués par des inégalités (un père est supérieur à son fils, l’aîné n’est pas le cadet). Dans l’amitié, au contraire, les sujets sont dans des rapports d’égalité et se rencontrent dans l’élément de l’intériorité.
     Du coup, l’on remarque que la vie humaine dépend des relations dans lesquelles elle se meut. Là où la qualité et la diversité des relations est médiocre, l’être humain souffre et végète. Là où s’exerce une dynamique relationnelle porteuse d’harmonie, la vie humaine prospère et fleurit. C’est dire l’importance de l’expérience sociale. C’est dire l’effet bienfaisant de l’amitié. Et là où nous pouvons percevoir une joie qui apparaît, une plénitude qui s’esquisse, nous ressentons quelque part la présence de Dieu dans l’expérience relationnelle. C’est pourquoi, d’ailleurs, Jürgen Moltmann nous apprend à « découvrir l’amour de Dieu dans l’amour entre les hommes et, dans l’amour de Dieu, l’amour entre les hommes »[1]. Car, « l’expérience de l’Esprit de Dieu n’est pas limitée à l’expérience de soi du sujet humain. Elle est un élément constitutif dans l’expérience du Tu, dans l’expérience communautaire et dans l’expérience de la nature »[2]. Ainsi, pour Moltmann, cette expérience nous fait entrer dans l’univers d’une « amitié ouverte » en déclinant les différents aspects de cette amitié. En effet, « un ami, c’est quelqu’un qui t’aime bien ». « L’amitié unit le respect de la liberté à une affection profonde pour la personne. Elle unit l’affection à la fidélité. Nous pouvons compter sur l’ami. Comme amis, nous sommes dignes de confiance pour d’autres…Les amis s’aident mutuellement dans la détresse, mais surtout pour partager la joie que donne la vie et ressentir le bonheur d’exister. Une joie qui n’est pas partagée rend mélancolique. Se réjouir ensemble est aussi bon que compatir… Parce que ne peut vivre que sans crainte, elle tient dans la durée, et sa force douce l’emporte sur la violence de l’inimitié qui n’a pas le temps. Dans l’inimitié, nous nous figeons intérieurement et extérieurement. Dans l’amitié, nous nous ouvrons et devenons vivants »[3]. Cette définition implique aussi qu’il peut y avoir plusieurs formes d’amitiés.

Les formes d’amitié

            À propos des formes d’amitié, nous pensons à Aristote qui va introduire sa propre recherche par deux questions qui sont : « Est-il possible d’être l’ami de quelqu’un quand on est méchant ? » et « Y a - t - il une ou plusieurs formes d’amitiés ? » (Aristote, )[4]. Pour cela, il établit comme point de départ de son raisonnement que les hommes aiment ce qui est aimable, c’est-à-dire ce qui est bon, plaisant ou utile. Ainsi, on peut en déduire que les hommes recherchent une amitié qui leur est utile dans le sens où ils recherchent ce qui leur fait du bien, ou ce qui leur fait plaisir (le bien et le plaisant sont ici les fins de la recherche des hommes). Étant donné que ce qui fait du bien, ou plaisir, aux hommes n’est pas une chose universelle (un homme peut estimer que ce qui est bon pour lui est la possession de nombreux biens matériels, tandis qu’un autre pensera que le bien est la connaissance, chaque homme a donc sa propre conception du bien), il faut ici se pencher sur les notions de bien en soi et de bien pour soi. Le bien en soi est ce qui est universellement bon, le bien véritable, alors que le bien pour soi est le bien qui apparaît bon à chacun. Cette distinction nous permet d’établir  trois formes d’amitié, à savoir qu’une personne est un ami quand elle sait ce qui est véritablement bon pour son prochain ; on introduit donc ici la notion de bienveillance. Il existe cependant une amitié  qui est fondée sur l’intérêt, dont au moins l’un des enjeux n’est pas réellement le sacrifice de soi et ne cherche pas à partager une amitié, mais plutôt la volonté de faire du profit. C’est une  amitié au sein de laquelle on ne recherche pas la qualité, mais l’agrément, en conséquence celle-ci est facilement dissoute car les deux personnes peuvent changer et l’une peut devenir inutile pour l’autre. Les amitiés intéressées (dont Aristote considère qu’elles concernent fréquemment une catégorie d’individus car ils ont besoin de plus d’aide qu’autrui) ne peuvent pas durer car l’intérêt que l’on peut tirer d’une personne n’est jamais permanent ; or lorsque le motif de l’intérêt disparaît, l’amitié disparaît également. Enfin, il y a des amitiés liées aux plaisirs.  Quant aux amitiés que motive le plaisir, elles semblent être plus régulières chez les jeunes, car ceux-ci ne réfléchissent pas encore sur le long terme et le sens véritable du bien, ils sont guidés par leurs affections et ce qui leur semble plaisant dans l’immédiat. De fait, le changement d’âge, qui implique de poser un regard nouveau sur les choses, va également entraîner un changement de plaisirs, et si deux jeunes amis évoluent de façon différente ils ne prendront plus autant de plaisir en compagnie l’un de l’autre et leur amitié s’évanouira.
     Mais,  l’amitié dans son vrai sens est sans aucune arrière-pensée,  c’est une amitié véritable, ou achevée (philia) et elle est fondée sur la vertu de chacun des deux partenaires. La philia se définit donc comme deux personnes « qui se ressemblent sur le plan de la vertu » et « qui se souhaitent du bien l’une à l’autre en tant que personnes de bien ». Un ami est donc quelqu’un qui souhaite du bien à quelqu’un d’autre qui lui est cher, et l’amitié est longue car la vertu est un état qui dure et qui est stable. Cependant, la stabilité de l’amitié implique qu’elle est longue à se mettre en place car les hommes vertueux sont rares et ils doivent d’abord se trouver, puis passer beaucoup de temps ensemble afin de se reconnaître en tant que tels et d’obtenir la pleine confiance de l’autre. Le souhait de devenir l’ami d’une personne est donc plus rapide à se mettre en place que l’amitié achevée, c’est pourquoi nombreuses sont les personnes qui se témoignent des marques d’amitié mais ne sont pas des amis pour autant. Disons donc que l’amitié est ici la forme spirituelle et éthique de l’éros. Elle implique l’estime, l’admiration de l’autre. Mais, pour Jésus, il s’agit d’avoir une amitié au-delà de philia.  Ainsi, il déclare : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ».

L’amitié vertueuse
 
     Cette déclaration de Jésus met en rapport amour et amitié.  L’amour dont il est fait mention ici, est dénué de l’eros et de philea. C’est un amour authentique détaché du plaisir, sans distraction aucune, tourné vers le sublime, vers ce qui est incorruptible. C’est l’amour (agapê) , du verbe (agapeô = aimer), différent cependant de (phileô = aimer) qui veut dire avoir de l’affection pour…, prendre plaisir à… phileô, dans la pratique est surtout un amour sélectif, suivant des considérations plutôt subjective. Un père aimera par exemple son enfant plus que l’enfant d’un autre. Mais Christ a utilisé ce terme propice de agapê, pour signifier l’affection inconditionnelle pour le prochain. Il est objectif, volontairement dirigé vers ceux que l’on chérit. Cet amour n’est possible que sur le plan divin.  Platon l’évoque en ces termes : «  Mourir pour autrui, ceux-là seuls le veulent, qui s’aiment »[5]. Mais, placée sur les lèvres du Christ, cette déclaration est d’une portée incomparable au regard du sacrifice qui devait s’en suivre. Lui, l’a vraiment voulu et l’a fait. La version Darby rend compte de ce fait en disant : « personne n’a un plus grand amour que celui-ci ». Ici, la phrase est dite de façon que l’affection du Christ soit comparée seulement à la plus forte qui existe parmi les hommes[6]. Le terme grec employé est [oudeis] qui veut dire (personne, aucun, rien)[7].
     En effet, l’amitié vertueuse est présente dans le témoignage suprême de Jésus. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amisJe ne vous appelle plus serviteur parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, mais je vous ai appelé ami parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père (Jean 15.13-15). Et,  Moltmann le fait remarquer ainsi : « Le don que fait Jésus de lui-même est présenté comme amour pour ses amis. Les disciples sont les amis de Jésus… Dans le don que Jésus fait de lui-même, Dieu devient « l’ami des hommes », de même ceux qui croient deviennent par-là les « amis de Dieu »[8]. L’amitié vertueuse, telle que nous la présente Moltmann, témoigne ainsi d’une inspiration divine. Aussi bien, dans cette expérience, Dieu se manifeste.
     Ainsi, l’amitié vertueuse est portée par une dynamique spirituelle, une harmonie dans laquelle elle s’inscrit. « Il existe une amitié divine et cosmique qui précède l’amitié personnelle et qui y invite. Dans un environnement considéré comme hostile, nous ne pouvons nouer que des amitiés exclusives en vue d’une protection mutuelle. Dans une communauté de la création ressentie comme amicale, nous nouons une amitié ouverte… Celui qui croît en la communauté de la création dans l’Esprit de Dieu qui donne la vie, découvre la « sympathie de toutes choses » et il s’y inscrit de façon consciente[9] ».
     Nous avons signifié plus haut que l’amour exprimé par le Christ ne fait point de distinction. Les amis sont alors tous ceux qui s’approchent de lui dans une communion vraie.
            L’amour, quoique plus profond que l’amitié ne peut s’exprimer que par elle. Godet fait remarquer que le grec ina (que) conserve dans la phrase une notion de but : « le plus haut point auquel puisse aspirer à s’élever l’amour dans cette relation entre amis ». Jésus a pu manifester son amour pour ses disciples jusqu’à la croix en vivant avec eux une relation amicale. Dans les bons et les mauvais moments, à travers les festins organisés en leur honneur ou dans les tempêtes de mer ; au quotidien, ils étaient unis par le même sort[10] ».  Il est souligné en effet dans Pr 17.17, : « L'ami aime en tout temps, et dans le malheur il se montre un frère ».
     Ainsi, nous devons également mettre à l’épreuve notre amour envers Dieu, en le soumettant à une même règle que celle de notre amour envers l’homme. Il est mesurable par rapport à sa relation avec le Christ c’est-à-dire à l’adoration et aux fruits qui en découlent (Jn 15.5). Aussi montrons-nous que nous sommes ses amis en faisant ce qu’il nous demande ou ce qu’il nous commande. Mais, il faut préciser que ce n’est pas la façon dont nous devenons ses amis, mais la façon dont nous le montrons au monde[11].

C’est pourquoi, David a lui-même témoigné de cette amitié avec Dieu en disant : « l’amitié de l’Éternel est pour ceux qui le craignent, et son alliance leur donne instruction » (Ps 25.14). Cette phrase résume à elle seule toutes les caractéristiques de l’amitié. Le mot « amitié » qui vient de l’hébreu « sowd » veut dire également « secret ». Ce qui suppose que dans la relation d'amitié avec Dieu, il y a partage de confidence[12] . Ainsi était empreinte l'amitié de Dieu avec Abraham: « Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire ? » (Genèse 18 : 17). 
In fine, la véritable amitié est vertueuse, c'est-à-dire, permanente, sacrificielle et confidente. C'est un espace de  "refuge" pour l'un ou l'autre. Elle est la véritable rencontre de l'altérité.


Prof. Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue



[1] Moltmann, J. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999, p. 334
[2] Ibid, p.59
[3] Ibid, pp.345-346.
[4] Aristote, EN, VIII, 2, 1156 b 5
[5] Molla, C., Le quatrième Évangile, Genève, Labor et Fides, 1977, p.207.
[6] Lagrange, M-J., Évangile selon Saint-Jean, Paris, J. Gabalda & Cie, 1936, p.407.
[7] Wenham, J.W., Initiation au grec du Nouveau Testament, Paris, Beauchesne, 1997, p133.
[8] Moltmann, op.cit. p.347
[9] Ibid, p. 348
[10] Godet, F, Commentaire sur l’Évangile de Saint Jean, Neuchatel, Imprimerie Nouvelle L.A. Monnier, 1970,p.311.
[11] Donald, Mc, Commentaire du disciple du Nouveau Testament, France, Clés, Bible on line, 2006.
[12] Godet, F., Bible annotée : le Psaume 25, France, Clés, Bible on line, 2006.