« Prétendre que la race n’est pas ce qui, pendant des siècles, a divisé notre planète, est une hypocrisie scandaleuse… Ou quelque chose de bien pire : c’est une cécité calculée qui ne sert que le groupe de personnes blanches au pouvoir ». (Par Andre Vltchek)
INTRODUCTION
Depuis le meurtre de Floyd George
à Minneapolis (Etats-Unis), la planète toute entière est en émoi, pour avoir
été témoin du meurtre d’un Noir dans un pays qui prétend être le berceau de toutes les civilisations. Pendant quelques minutes sous les regards
indifférents, le monde entier, complètement impuissant a assisté à la mort d’un homme noir cloué au sol,
qui gémissait en appelant à l’aide, mais à qui un policier blanc a sciemment coupé en direct et sans remords le souffle, laissant derrière
lui un corps inerte et sans vie. Peu après, tout le monde a non seulement commencé à manifester sa colère, mais aussi à se poser des questions : Comment
est-ce possible qu’un être humain tue son prochain d’une manière aussi
froide ? Qu’est-ce qui rend possible un geste si inique ?
Mais par-delà toutes ces interrogations,
l’on a su que le coeur humain demeure aussi méchant que celui du loup en dépit de son émancipation civilisationnelle apparente. Comme l'adage le dit "'l'homme est le loup de son prochain".
En effet, cette tragédie suscite de nombreuses questions qui taraudent l’esprit. Naît-on méchant ou le devient-on ? Est-ce la société ou la solitude qui corrompt le coeur de l'homme? Peut-être tout n’est-il, comme le dit Baruch Spinoza, qu’affaire de bonnes ou de mauvaises rencontres. On ne peut éviter l’affirmation d’Hannah Arendt selon laquelle le mal n’a rien d’exceptionnel, avec sa notion de banalité du mal, qui suscita une vive polémique à l’époque du procès d’Eichmann. Sans oublier la possibilité troublante du méchant heureux de l’être. Une interrogation multiple, ouverte et pertinente, qui ne cherche pas à éviter les questions polémiques, évoque en effet la condescendance permanente de l'homme envers son prochain. "Je te hais parce que...". Pour en savoir davantage, essayons de réfléchir sur ces différents mobiles cyniques à partir du texte de Gn 4. 1-15.
En effet, cette tragédie suscite de nombreuses questions qui taraudent l’esprit. Naît-on méchant ou le devient-on ? Est-ce la société ou la solitude qui corrompt le coeur de l'homme? Peut-être tout n’est-il, comme le dit Baruch Spinoza, qu’affaire de bonnes ou de mauvaises rencontres. On ne peut éviter l’affirmation d’Hannah Arendt selon laquelle le mal n’a rien d’exceptionnel, avec sa notion de banalité du mal, qui suscita une vive polémique à l’époque du procès d’Eichmann. Sans oublier la possibilité troublante du méchant heureux de l’être. Une interrogation multiple, ouverte et pertinente, qui ne cherche pas à éviter les questions polémiques, évoque en effet la condescendance permanente de l'homme envers son prochain. "Je te hais parce que...". Pour en savoir davantage, essayons de réfléchir sur ces différents mobiles cyniques à partir du texte de Gn 4. 1-15.
1.
Caîn et
Abel : De la méchanceté à une fraternité détruite
Ce que le récit de Caïn et Abel en
Gn 4.1-15 a suscité et qu’il suscite
encore n’a ni épuisé sa puissance d’effroi, ni émoussé sa modernité. Qu’il
s’agisse d’individus, de groupes, ou de peuples, lorsque l’homme entreprend
d’anéantir l’homme, la représentation du fratricide originaire surgit d’emblée,
et Caïn, requis au prétoire, doit pour l’éternité, répondre de son crime.
Devant Dieu, d’abord, comme le raconte la Bible. In absentia, devant la communauté des hommes, la
société. La cause de l’assassin est entendue : Caïn, à jamais, incarnera
le mal en l’homme, ce mal que, le premier, il a mis en acte[1].
La puissance de ce récit biblique tient à son extrême
concision, mais aussi à la précision avec laquelle il décrit l’apparition
violente du frère
dans l’histoire des hommes jusqu’au point culminant du crime accompli. C’est dans ce
texte que le mot frère
surgit pour la première fois dans la Bible, et qu’il y est répété avec
insistance. C’est dans l’éclat du meurtre dans ce récit que jaillit la notion nouvelle du frère garant de son frère. Mais, malheureusement, cette responsabilité serait rejetée par cette assertion étonnante : "suis -je le gardien de mon frère?".
Considéré isolément, ce récit pourrait se présenter
comme un condensé de pessimisme sur la « méchanceté » primitive de la
nature humaine. Or la question du frère telle qu’elle est ici posée semble non
seulement être indissociable des autres événements métaphoriques du devenir
humain que nous conte la Genèse – la Chute et le Déluge –, mais constitue le
maillon nécessaire et un saut décisif dans le processus d’hominisation qui
parcourt ces textes de la Genèse[2].
Le frère n’est plus frère, mais sujet d’homicide. La décharge pulsionnelle de
l’un qui survient sur l’autre dans le texte comme un cataclysme met fin à la
fraternité humaine. Une fraternité mise en place par Dieu est détruite, rejetée par l'homme.
Ainsi, l’histoire des
hommes telle que nous la présente dans le quatrième chapitre de la Genèse place
un homme, pour la première fois, face à son frère, ce face-à-face les oppose dans la
division, et c’est la haine qui éclate jusqu'au meurtre. Mais à l’urgence
absolue de faire triompher son propre désir par la mise à mort de l’autre, va
se substituer, pour Caïn, le questionnement, sur une autre scène, du vif de son
désir. Et au «tu» de YHVH répond maintenant le «je» de Caïn. YHVH ne dit pas:
«Qu’as-tu fait?», il dit: «Où est ton frère, Ebèl?» (Gn4.9a), «Où es-tu?», avait déjà demandé YHVH à Adam après la faute. La question ne porte pas sur l’acte, mais sur le
lieu psychique d’où il a surgi. Situer Abel, c’est lui désigner une place à ses côtés,
c’est aussi contraindre Caïn à déterminer son désir sur l’autre, à se situer
dans son acte et dans son histoire. Et pour la première fois Caïn répond : «Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère, moi-même? » Est-ce un évitement
sous le couvert d’une insolente désinvolture ?
Malgré tout, il pose
une question légitime : à qui revient la responsabilité première d’avoir fait
de lui l’assassin de son frère? La question n’est blasphématoire que si on lui
dénie sa portée métaphysique de poser le problème de l’origine du mal. «Suis-je le gardien
de mon frère, moi-même?» (Gn4.9b).
Au-delà du ressentiment, il y a aussi de l’étonnement dans cette question, comme si quelque chose venait faire brèche dans le corps constitué "Caïn-Abel". Quelque chose d’une autre nature que ce qui est venu le morceler par le meurtre: la confrontation avec l’altérité que vient introduire en tiers la parole divine. Ainsi «moi-même» n’est donc pas «mon frère». Derrière l’image persécutrice en morceaux où Caïn n’avait cru voir que son reflet gît le corps sans vie d’un autre. C’est parce que celui-ci occupe désormais la fonction du frère mort qu’il commence à n’être[3].
Au-delà du ressentiment, il y a aussi de l’étonnement dans cette question, comme si quelque chose venait faire brèche dans le corps constitué "Caïn-Abel". Quelque chose d’une autre nature que ce qui est venu le morceler par le meurtre: la confrontation avec l’altérité que vient introduire en tiers la parole divine. Ainsi «moi-même» n’est donc pas «mon frère». Derrière l’image persécutrice en morceaux où Caïn n’avait cru voir que son reflet gît le corps sans vie d’un autre. C’est parce que celui-ci occupe désormais la fonction du frère mort qu’il commence à n’être[3].
Le texte se poursuit
par un dialogue entre Dieu et Caïn où l’on voit s’opérer un basculement,
une transformation psychique chez le meurtrier. Dieu insiste. Il pousse Caïn
dans ses retranchements. «Qu’as-tu fait? La voix des sangs de ton frère crie de
la terre jusqu’à moi» (Gn4.10). Caïn parvient finalement à s'auto-juger: "Mon châtiment est trop grand pour être supporté" (4.13). Il reconnaît qu'il a versé le "sang" de son frère et se dit " ...quiconque me trouvera me tuera". (4.14).
Le sang, ce symbole vital de l’être humain.
Les sangs… le pluriel, ici, pourrait désigner non seulement celui d’Abel, mais
aussi celui de tous ceux qui, par la faute du meurtrier, ne vivront jamais. Ce
sont autant de vies possibles que Caïn a tuées.
De là se conçoit la notion
du racisme et du tribalisme, c’est-à-dire, le déni de l’existence de l’autre généré d’un quelconque motif dont le seul mobile est la méchanceté humaine.
Le racisme aux
Etats-Unis ou en Europe, de même que le tribalisme en Afrique sont allusifs au fratricide commis par Caïn dont la source est la méchanceté. La voix du sang qui a crié de la terre jusqu’à
Dieu, a provoqué la destruction de la
fraternité. Et la question posée à Caïn garde sa validité de nos jours : «Qu’as-tu fait? La voix
des sangs de ton frère crie de la terre jusqu’à moi» (Gn 4.10). De là font irruption deux corsets identitaires : le racisme et le
tribalisme. En effet, nous tenterons de déployer les sens possibles de ces deux
mots : racisme et tribalisme.
2. Comment définir le racisme ?
Il est toujours
difficile de donner une définition exacte du mot racisme aussi bien dans son expression que dans sa
définition. Selon le dictionnaire Webster’s,
la définition du racisme est de croire que la
race est le principal déterminant des traits et des capacités humaines et que
les différences raciales produisent une supériorité inhérente à une race
particulière.
a) une doctrine ou un programme politique fondé sur
l'hypothèse du racisme et conçu pour en appliquer les principes,
b) un système politique ou social fondé sur le
racisme, les préjugés ou la discrimination raciale.
Dans les faits quotidiens, si le racisme est à la fois
un préjugé et un pouvoir social et institutionnel, c’est aussi un système basé
sur la couleur de la peau. En d’autres mots, c’est le rejet de l’autre
résultant de la façon de penser qui est inhérente à la théorie selon laquelle certaines
races seraient supérieures aux autres. Le racisme
et les comportements qu'il provoque sont nourris par des phénomènes complexes
dans lesquels il y a une grande part d'imaginaire et de fantasmes (celui qui
est différent est une menace même s'il n'est pas présent physiquement).
Il s'exprime au niveau politique et souvent dans la vie quotidienne où il y a un énorme gouffre entre les discours politiques, les lois contre le racisme et les discriminations, d'une part et la vie de tous les jours et ce à quoi sont confrontées les personnes de la peau noire, d'autre part. Le racisme peut provoquer des discriminations raciales, des propos racistes et des violences racistes. La discrimination raciale n’est pas nécessairement accompagnée de propos et/ou de violences racistes et inversement, des propos ou violences racistes peuvent exister sans pour autant qu'il y ait discrimination.
Concrètement, le racisme et les discriminations raciales sont
présents partout dans le monde, mais plus accentués en Occident : une personne de la peau noire aura beaucoup
plus de difficultés à trouver un emploi (l'employeur chez qui il se présente
vient "malheureusement" d'engager quelqu'un, on n'est pas raciste
mais on préfère engager un semblable)). C’est dire que les victimes de racisme
et de discriminations subissent de nombreuses injustices dont la difficulté de
trouver un logement décent, le problème de subir les contrôles de faciès, les
violences policières racistes, les préjugés dans les églises, etc. L'exemple qui suit en dit long.
2.1.
L’expérience d’être dans
la peau d’un noir[4]
John Griffin, auteur du livre Dans la peau d'un noir, est un journaliste blanc qui s’est transformé en homme noir en 1959. Il
s’intéressait au système ségrégationniste américain et voulait en savoir davantage. En effet, il a expérimenté de
nouvelles contraintes, de nouvelles frontières géographiques. Du coup, il a réalisé que de nombreux
lieux qu'il fréquentait aisément avant, lui ont été interdits. Et voici ce qu’il disait :
« Il m’est arrivé de demander : "Où est-ce
que je pourrais trouver un verre d’eau ?" On me disait
toujours : "il faut sortir,
aller à gauche, 12 blocks, puis aller à droite…
-
Alors qu’il y avait un verre d’eau à côté de vous ?
-
Oui, tout à fait." »
Mais il découvre aussi des frontières invisibles. Il
évoque « l’œil haineux » qu’on
pose sur lui, un regard mêlé de dégoût et de crainte. Il expérimente une peur
nouvelle : celle des patrouilles de police, des exactions des blancs.
Comme il l’affirme :
"J’ai eu peur tout le temps, mais la nuit ça va
mieux… La nuit, le Noir a moins peur parce que les Blancs sont partis se
coucher, il se sent moins menacé.”
Au gré de ses rencontres, Griffin décrit les conditions
de vie misérables des Noirs, leur maintien dans un état socio-économique
précaire, la détestation de soi qui leur est inculquée par la propagande des
journaux sudistes. Il est aussi frappé par la solidarité qui s’exprime entre
eux, notamment en Alabama, où Martin Luther King commence à appeler à la
désobéissance civile. Après 6 semaines de terrain, Griffin arrête de prendre
son traitement, bouleversé par son expérience.
Il faut aussi noter que depuis des siècles, de grands
écrivains de la littérature américaine racontent la permanence des stigmatisations
et violences subies par les Afro-Américains, dans un pays où le racisme s'est
enraciné[5].
Qu’ils aient été écrits par des auteurs noirs ou blancs, certains de ces
ouvrages ont particulièrement marqué leur époque, en provoquant une prise de conscience
et bousculant l’opinion publique. Du temps de l'esclavage à celui des violences
policières en passant par la ségrégation, tout témoigne de la difficulté d'être
Noir aux Etats-Unis.
2.2.
Le cri des sangs des
victimes du racisme
C'est pour dire que des deux côtés de l’Atlantique, les modes de
compréhension du racisme ont fait peser une sorte de déterminisme sur les
victimes en les maintenant de diverses manières à distance du problème.
L’expérience vécue des victimes est longtemps restée dans l’ombre des drames et
des blessures du passé ou encore de la question sociale, jusqu’au jour où un
soupir agonisant « I can’t breathe » (je n’arrive pas à respirer), s’est élevé comme la
voix des sangs d’Abel pour éveiller des consciences. Victime du racisme, ce cri « I can’t breathe » de George Floyd, implique
en effet la reconnaissance d’un meurtre embarrassant qui remet en question le fonctionnement
profond de la société américaine (qu'on a l'habitude d'en faire le " rêve américain") et menace aujourd’hui les bases de sa
tradition démocratique. En fait, le slogan « Black
lives matter » est un autre cri qui plaide la survie des noirs. C'est dire que le
racisme, notons-le, se révèle ici comme la résultante de « La voix des sangs » d’Abel qui cri de la terre.» vers Dieu.
Pourtant, comme le Pape Jean Paul II le
disait le 1 Janvier 2005, « l’appartenance
à la famille humaine confère à toute personne une sorte de citoyenneté
mondiale, lui donnant des droits et devoirs, les hommes étant unis par une
communauté d’origine et de destinée suprême. La condamnation du racisme, la
protection des minorités, l’assistance aux réfugiés, la mobilisation de la
solidarité internationale envers les plus nécessiteux, ne sont que des
applications cohérentes du principe de la citoyenneté mondiale. »
Malheureusement, le racisme se présente sous une forme de discrimination fondée sur l'origine ou
l'appartenance raciale de la victime, qu’elle soit réelle ou supposée. Le
racisme recourt à des préjugés pour déprécier une personne en fonction de son
apparence physique ; il lui attribue des traits de caractères, des capacités
physiques et intellectuelles. Le racisme cherche à porter atteinte à la
dignité et à l'honneur de la personne, à susciter la haine et à encourager
la violence verbale ou physique. Il tend à répandre des idées fausses pour
dresser les êtres humains les uns contre les autres.
Mais si le racisme est un virus social tant décrié en
Occident, il y a un autre agent pathogène social qui gangrène la société africaine dans le
silence. Il s’appelle le tribalisme.
3.
Le tribalisme tel que défini
Le tribalisme, comme sentiment
d'appartenance à une tribu, c'est à dire à un groupement humain ayant en
partage une même culture fondée essentiellement sur la langue, est un phénomène
culturel régulier, tout à fait normal en Afrique. Il traduit en chaque africain
la conscience de l'identité qu'il porte et des devoirs culturels et moraux liés
à cette identité. Du strict point de vue où il concourt à l'affirmation d'une
identité culturelle, le tribalisme n'est en rien un vice, une tare. Toutefois,
il devient un danger lorsqu’on valorise son identité propre, sa tribu ou son
ethnie au détriment de celles des autres dans l’intérêt général.
Le tribalisme est en effet une plaie ouverte au cœur du
continent africain. Il entretient les divisions, atrophie les économies, alimente
l’instabilité politique. L’Afrique subit souvent des
conflits armés à cause du tribalisme présent un peu partout sur le continent.
Ayant pour point de départ l’ethnie, la tribu en tant que groupe social, qui se
construit et se reconstruit dans les relations qu’il a l’un avec l’autre, ces
conflits se nourrissent désormais des sentiments d’appartenance à telle ou
telle tribu, ou région etc.[6].
Pourtant, tout le monde s’accorde à reconnaître que les tribus entre elles
n’ont vraiment pas de mal à vivre ensemble, mais les questions que nous sommes
en droit de nous poser sont celles de savoir : d’où peuvent provenir les
guerres civiles et ethniques en Afrique ? Et comment le tribalisme peut-il être
perçu comme source de violence politique et ethnique dans un continent où les
liens de parentés sont sacrés ? Telle est notre problématique qui définira le
tribalisme comme cause de la violence politique, sociale et ethnique en
Afrique.
3.1.
Le tribalisme ou mythe des ethnies, source de violences
identitaires
Le
fait que le tribalisme soit défini comme une priorité accordée à une tribu au détriment d’une
autre renvoie souvent aux fractures communautaires dues aux inégalités sociales et économiques.
Ce phénomène est ainsi considéré comme une source de conflits interethniques
basés sur le fait que l’on valorise son identité propre, sa tribu ou son ethnie
au détriment de celles des autres. Le tribalisme devient, en effet, un fait de
rupture qui conduit au fratricide. D’où la question récurrente ressurgit :
«Qu’as-tu
fait? La voix des sangs de ton frère crie de la terre jusqu’à moi» (Gn 4.10).
Le constat est
palpable aujourd’hui sur le continent africain sur plusieurs plans, et nous en
donnerons deux exemples : plan social
et plan politique.
1. Sur le plan social
Avant de parler du tribalisme sur le plan
social, il convient de souligner que la notion de tribu est en
grande partie une invention coloniale. Dans Qu’est-ce qu’une
tribu ?, l’universitaire
ougandais Mahmood Mamdani explique que celle-ci est « très largement
un corpus de lois créées par un Etat colonial qui impose des identités de
groupe sur des individus et par conséquent institutionnalise la vie de
groupe ». Certes, la réalité de communautés humaines partageant,
notamment, la même langue précède l’époque coloniale. Mais l’ethnie était alors
un fait culturel. Les identités ethniques étaient fluides – les individus
pouvaient naviguer de l’une à l’autre. Les ethnies n’étaient pas rattachées à
des régions particulières ; elles n’avaient pas d’identité exclusive, ni
aucune idée de souveraineté politique. Selon Mamdani, c’est l’expérience
coloniale qui a « conçu arbitrairement » la tribu au
sens moderne du terme. L’historien britannique Eric Hobsbawm parle même « d’invention » :
la tribu comme « unité administrative qui distingue les
autochtones des allogènes n’existait certainement pas avant la colonisation, nous
explique-t-il. C’est avec l’expérience coloniale que la tribu est
devenue une identité unique, exclusive. Par-dessus tout, l’identité tribale a
acquis une dimension politique totalisante. »
Au fil du temps,
les grandes mutations au sein des sociétés africaines ont façonné un nouveau
regard sur le tribalisme et les discriminations ethniques en poussant l’action
publique à s’intéresser de plus en plus aux individus qui les subissent. En
particulier, la vitalité des affirmations identitaires ethniques, observables
dans l’espace public ont donné une nouvelle épaisseur à la question du tribalisme.
En effet, l’instrumentation
de l’ethnie par les politiques en Afrique a fait naître le tribalisme qui
apparaît de nos jours comme la source des guerres civiles et ethniques. Bah
Thierno, dans un article intitulé : « Les Mécanismes traditionnels de
prévention et de résolution des conflits en Afrique Noire» fait le constat
suivant : « Au seuil du IIIème
millénaire, on assiste en Afrique à une sorte d’implosion, marquée par
l’instabilité politique, des coups d’Etat, des guerres civiles, des conflits
ethniques et frontaliers, qui rendent ce continent si vulnérable à la misère
[7]».
Au Kenya, par exemple, depuis l’instauration du
multipartisme en 1991, quasiment chaque élection présidentielle s’est
soldée par un cycle de violences « ethniques » meurtrières. En 1994, l’humanité va
connaître un génocide qui révoltera les consciences humaines. Ce génocide a consisté en l'élimination progressive des membres du groupe
ethnique des Tutsi, avec l'intention
de détruire ce groupe totalement. Il a débuté le 7 avril 1994 et a duré une
centaine de jours, causant 1.174 000 morts (soit 13% de la population de
l'époque). Pourtant, avant la colonisation, le Rwanda avait une population homogène, parlant la même
langue, ayant la même culture et le même territoire, et pratiquant la même
religion. On ne pouvait donc pas dire qu'existaient des groupes ethniques, bien
que les rwandais se reconnaissent Hutu, Tutsi, ou plus rarement Twa. Cette appellation
n'était pas fondamentale dans l'identité sociale du rwandais, d'autant que
cette catégorisation identitaire était mouvante : un Hutu pouvait devenir
Tusti, un Tutsi Hutu, cette identité variant en fonction des interlocuteurs de
la région. En outre, existait une opposition, approximative, entre les Tutsi du
Sud du Rwanda, qui reconnaissaient la souveraineté du mwami ('roi) Munsinga, et
servis par des Hutu et des Twa ; et les Tutsi, Hutu et Twa du Nord du pays, qui
la refusaient et vivaient généralement de manière pacifique[8].
En conséquence, il
est à retenir que le fait de passer d'une identité sociale à une identité
ethnique, découlait d'une transposition d'un schéma de pensée étranger élaboré par le
pouvoir colonial dont le but était de maintenir un pouvoir politique en place.
Comme il est souvent dit : "diviser pour mieux régner" . Mais, cela a généré d’autres conséquences sociales négatives dans certains pays africains où, au niveau de l’administration, les recrutements et les embauches, voire même les promotions professionnelles se font sur des critères ethniques. Les Églises n'en sont pas épargnées.
2. Sur le plan politique
Nous ne sommes pas sans ignorer que
la
persistance de réflexes tribaux dans la plupart de nos sociétés et
l’instrumentalisation constante (et naturelle) des solidarités tribales par les
élites politiques africaines témoignent de ce que nos pays demeurent fortement
imprégnés de l’expérience coloniale.
Pour preuve, les
ralliements politiques se font sur la base de la commune appartenance
linguistique ou tribale, par-delà les programmes et les principes idéologiques.
Sur ce point, le tribalisme est une arme
électorale. Pendant les échéances électorales, il est indécent de
constater que le tribalisme s'érige comme une arme au service de certains
candidats à la présidentielle. Le candidat se réconcilie avec sa base
constituée d'hommes, de femmes appartenant à son ethnie. Cette survalorisation
de sa propre identité pendant les échéances électorales est un obstacle à la
démocratisation car contraire à la culture de l'acceptation de la différence
d'autrui et de l'alternance pacifique du pouvoir.
Cela dénature
l'identité sociale, nourrit les ressentiments car le pouvoir à base tribale ou
ethnique conduit à l'exclusion politique et économique des autres tribus ou
ethnies éloignées du cercle du pouvoir. Ainsi dans un contexte de rareté des
ressources et méfiance généralisée, le tribalisme conduit chaque groupe à voter
sur une base ethnique afin de placer leur représentant dans les rouages de
l'appareil étatique. Ce faisant, il en découle une sorte de détourner l'élu
vers son ethnie au détriment du reste des autres factions. Il en découle aussi
une sorte de course effrénée à l'appropriation de l'État car c'est le seul
moyen de contrôler les ressources publiques et s'enrichir. D'où
l'émergence d'une économie fondée sur le clientélisme et la corruption.
Dans toute
démocratie, comme l'a fait savoir Pr Ngoï Ngalla « l'ethnie est un état fragile qui reste en permanence exposé à
l'explosion des violences des pluralismes qui s'adaptent mal »[9].
C'est le cas permanent bien connu dans la plupart des états africains. Et cela
se fait voir lors des élections où l'ethnisme nourrit chez certains des
passions déréglées. Il faut que ce soit leur candidat qui sort vainqueur et
rien d'autre. Par
conséquent, il semble que le loyalisme tribal, lorsqu'il resurgit, vient
masquer souvent d'autres sentiments ou des formes d'intérêts qui sont
abusivement confondus avec lui. Cela devient une cohésion politique du
régionalisme engendrant la fragilité de la solidarité nationale.
Le racisme et le tribalisme : Deux mythes identitaires du rejet de
l’autre
En somme, le tribalisme et le racisme se définissent par le rejet de
l’autre (Qui n’est
pas de ma tribu n’est pas le mien, qui n’est pas de ma couleur de peau, est
différent de moi). Cette logique
d’exclusion, qui est le fondement de l’idéologie du racisme ou du tribalisme,
fait échouer toute tentative des politiciens qui essaient de greffer sur l’Etat
multiethnique les principes de la démocratie.
Le racisme est
considéré comme une espèce de virus, de symptôme, provoqué par le chômage et la
dégradation des conditions sociales, la lecture raciale de la question sociale en
Occident conduit le plus souvent à pointer les inégalités entre les races comme
un état du social plutôt que de les appréhender en tant que discriminations
raciales. Autrement dit, la dimension raciale n’est jamais qu’un effet ou une
variable et non une cause des problèmes sociaux rencontrés par les individus.
Que ce soit en France, où le racisme n’est considéré que comme une conséquence
des problèmes sociaux, ou aux Etats-Unis où il est sans cesse revu et corrigé
par la dimension sociale, le phénomène n’apparaît dans tous les cas qu’en
seconde lecture, voire est contourné. Au fond, la reconnaissance du racisme est
fondue dans le moule des mythes démocratiques des deux pays. Dans ce cadre, la
désignation des victimes du racisme reste floue et instable.
Le tribalisme est
le vecteur des conflits communautaires et des actions fratricides en Afrique. Il
commence souvent dans les familles. On entend souvent les parents intervenir dans le choix des futurs conjoints de leurs
progénitures. Les stéréotypes sur une ethnie par rapport à une autre, les
considérations dévalorisantes d’une tribu vis-à-vis d’une autre ont pour conséquence
le tribalisme qui apparaît comme la Négation d’Autrui[10].
En effet, un certain nombre de questions s’imposent à chacun de nous :
Quelles sont les pesanteurs
qui nous empêchent encore de voir en l’autre un humain et non un Noir, un
citoyen et non un étranger ? De même, les ethnies sont
certes instrumentalisées par le politique en Afrique, nous le savons. Mais quelle
réponse les sociétés africaines doivent-elles donner à cette
instrumentalisation ? Le vivre ensemble entre les ethnies ne peut pas devenir
désormais « le vivre ensemble en paix » ?
Autant de questions qui nous rappellent le récit de la fraternité « détruite » de Caïn et Abel. Une
histoire qui commence avec une infime animosité nourrie. Jaloux d’Abel, Caïn préféra
entretenir ce sentiment en lui, l’exagérer, le laisser grandir. Le meurtre est
accroupi derrière ce sentiment de rejet.
Ainsi grandissent les inimitiés
entre nous. Elles commencent avec une
petite envie d’exclure, de marginaliser l’autre et puis cela grandit et nous
voyons la vie seulement à partir de cette optique. Tout commence avec ce sentiment d'amertume qui nous
conduit à dire à l’autre : « ce n’est pas mon frère », et cela
finit dans la guerre qui tue.
Face à la question de Dieu « Où est ton frère ? », nous sommes appelés à penser, par-delà la couleur de la peau et des origines ethniques, à tous ceux qui dans le monde sont traités comme des choses et non comme des frères, parce qu’un morceau de terre est plus important que le lien de la fraternité.
Face à la question de Dieu « Où est ton frère ? », nous sommes appelés à penser, par-delà la couleur de la peau et des origines ethniques, à tous ceux qui dans le monde sont traités comme des choses et non comme des frères, parce qu’un morceau de terre est plus important que le lien de la fraternité.
In fine, retenons qu'en
plaçant le meurtre d'Abel par Caïn au tout début de l'histoire de l'humanité,
la Bible nous rappelle que la violence extrême,
le fratricide, et la relation à l'autre dans sa différence, sont au fondement de
notre humanité, de notre civilisation. On peut dire qu'une civilisation se juge
à la manière dont elle régule cette violence première qui est évidemment
destructrice pour toute société.
Jimi ZACKA, PhD
Professeur de Théologie et d’Anthropologie
[1] Nathalène Isnard-Davezac, "Caïn et Abel ..La Haine du frère", L'Esprit du Temps, "Topique", 2005/3n°92,p.45-57.
[2]Ibid
[3] Ibid
[4] John Howard Griffin, Dans
la peau d’un noir, Paris :
Gallimard, 1976.
[5] Voici la selection de six grands romans dénonçant la
ségrégation raciale aux Etats-Unis : Harriet Beeche Stowe, La case de l’oncle
Tom, 1852 ; Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu,
1937 ; Richard Wright, Black boy, 1945 ; John H.Griffin, Dans la peau
d’un noir, 1961 ; James Baldwin, Si Brale pouvait parler, 1974 ; Toni
Morrison, Beloved, 1987.
[6] Lire à cet effet, Ngoie Ngalla, Dominique. -- Congo-Brazzaville. Le retour des ethnies. La violence identitaire. Abidjan, Imprimerie Multiprint, 1999, 125 p.
[6] Lire à cet effet, Ngoie Ngalla, Dominique. -- Congo-Brazzaville. Le retour des ethnies. La violence identitaire. Abidjan, Imprimerie Multiprint, 1999, 125 p.
[7] Le Portique , 5-2007 | Recherches
| 2007
[8] Ibid[9] Ngoï Ngalla, Congo-Brazzaville, le
retour des ethnies – La violence identitaire, Abidjan, Imprimerie Multiprint, 1999, 125 p.
[10] Brice Arsène Mankou, «
Le tribalisme, », Le Portique [En ligne], 5-2007 | Recherches, mis en ligne le 14
décembre 2007, consulté
le 30 avril 2019