Nous avons l'image des deux nations qui exerce
aujourd’hui une forte influence sur notre pensée : deux amours ont bâti deux
nations. L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la nation terrestre. L'amour
de Dieu jusqu'au mépris de soi, la nation céleste. Ainsi formulée, la distinction entre les
deux nations semble ériger un antagonisme qui ne saurait rendre justice à une
sérieuse méditation sur le rôle du chrétien dans la société.
Car le rapport entre le présent de
l'existence en société et l'horizon eschatologique est bien plus complexe et
enchevêtré qu'il ne le semble au prime abord. C'est à l'ombre d'une telle
réflexion, soucieux de restituer une telle dialectique, que je tenterai de déployer
mon propos, en faisant allusion à quelques réflexions théologiques et bibliques.
Mon propos ne consistera pas à opposer cité céleste et cité terrestre, et
surtout pas à identifier la première à l’Église et la seconde à la société
contemporaine. Il s’agira plutôt d’essayer de penser théologiquement comment
les deux cités peuvent coexister grâce au rôle incombant aux chrétiens dans une situation en crise.
1.
Permettre aux conséquences de l’Évangile
de se manifester
Il convient de souligner ce qui a suscité mon désir d’aborder ce sujet, c’est l’assertion de Jürgen Moltmann dans son ouvrage
« Théologie de l’espérance» dans
lequel il souligne avec raison que : « Le monde qui "prouve Dieu" s'est en
fait l'objet de l'espérance chrétienne et non l'objet d'un constat. Mais
c'est pour ce monde-là que les
chrétiens sont envoyés. L'horizon de
l'espérance fonde ainsi l'apostolat et l'engagement des chrétiens dans les luttes politiques et
sociales. S'ils échappent au nihilisme,
c'est qu'ils savent que l'histoire
est ouverte : ils peuvent s'enquérir des possibilités que Dieu y suscite, y discerner le visage
de l'homme de demain non en réfléchissant aux structures générales de la condition humaine mais en fonction d'une fin en train
d'advenir.»[1].
Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Moltmann situe alors le rôle de la communauté chrétienne dans la société moderne. Elle n'est pas là pour apporter simplement un salut individuel, ni une libération de la subjectivité menacée par la civilisation technique, ni un rêve de communion universelle entre les personnes, ni la sécurité que donne l'appartenance à une institution stable, d'autant plus rassurante qu'elle est dogmatique. Tous ces rôles sont peut-être remplis par les Églises, avec plus ou moins de bonheur. Ce sont d'ailleurs les tâches que notre civilisation laisse volontiers à « la religion ». Mais ce à quoi les chrétiens sont envoyés en vertu de leur espérance, c'est bien plus un service concret accompli en solidarité avec tous leurs semblables. Avec tous, ils ont à promouvoir l'humanisation de la société, mais eux sont conduits par l'attente du Royaume de Dieu qui se fait proche. Parce qu'elle se reçoit de Dieu dans l'espérance, la communauté chrétienne peut aller partout où Dieu la mène, « au risque de se perdre». Et cette attitude même est le service le plus précieux qu'elle rend à l'humanité, la critique la plus efficace de toute idéologie fermée : l'apostolat de son espérance, introduisant au cœur de tout projet humain la contradiction qui oriente et préserve la liberté[2].
Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Moltmann situe alors le rôle de la communauté chrétienne dans la société moderne. Elle n'est pas là pour apporter simplement un salut individuel, ni une libération de la subjectivité menacée par la civilisation technique, ni un rêve de communion universelle entre les personnes, ni la sécurité que donne l'appartenance à une institution stable, d'autant plus rassurante qu'elle est dogmatique. Tous ces rôles sont peut-être remplis par les Églises, avec plus ou moins de bonheur. Ce sont d'ailleurs les tâches que notre civilisation laisse volontiers à « la religion ». Mais ce à quoi les chrétiens sont envoyés en vertu de leur espérance, c'est bien plus un service concret accompli en solidarité avec tous leurs semblables. Avec tous, ils ont à promouvoir l'humanisation de la société, mais eux sont conduits par l'attente du Royaume de Dieu qui se fait proche. Parce qu'elle se reçoit de Dieu dans l'espérance, la communauté chrétienne peut aller partout où Dieu la mène, « au risque de se perdre». Et cette attitude même est le service le plus précieux qu'elle rend à l'humanité, la critique la plus efficace de toute idéologie fermée : l'apostolat de son espérance, introduisant au cœur de tout projet humain la contradiction qui oriente et préserve la liberté[2].
Une
telle affirmation nous renvoie à plusieurs interrogations dont la question de
savoir « comment
vivre en chrétien dans une société en crise ». En d’autres mots, l’Évangile qui n’a pas des conséquences sociales, n’est pas l’Évangile. Une Église, dont l’existence n’est pas marquée de
transformations au regard des normes en vigueur dans la société est une Église
qui assure peut être une fonction religieuse dans la société, mais qui n’assume
pas le renouvellement profond de la vie sociale qui est la conséquence de
l’Évangile. Évoquant les conséquences sociales inhérentes à l’Évangile, il
convient de dire que ce social ne se réduit pas à l’action sociale. Nous avons
conscience de ce que nous faisons ou devrions faire pour les autres; nous
n’avons pas toujours conscience de ce que nous sommes pour eux. Autant que l’on
puisse en juger, le défi de vivre en chrétien dans une société s’inscrit dans
le cœur du dessein de Dieu. Et, si défi
il y a, celui auquel nous faisons face est le défi de permettre aux
conséquences de l’Évangile de se manifester dans la vie même de la communauté
chrétienne. La fidélité à la Bonne Nouvelle c’est aussi la fidélité à ses
conséquences dans une situation de crise. L’Évangile
a des conséquences sociales parce qu’il est la puissance recréatrice de Dieu. De
même, le projet de renouvellement de Dieu passe d'abord et avant tout,
comme déjà souligné, par l’Église. C'est là que se rassemblent ceux qui
reconnaissent le sens de la mort et de la Résurrection du Christ. C'est
dire que la nouvelle création de Dieu commence dès à présent et elle
commence par l’Église. L’Église est donc une nouvelle réalité sociale,
mais ce n'est pas un nouveau lieu, au sens où elle inaugurerait une vie
ailleurs que dans le cadre de la même humanité qu'elle habite toujours.
Ainsi,
je m'inspirerai de deux textes bibliques pour penser, de façon plus large, la
façon dont nous faisons communauté. Le
premier de ces textes provient du Nouveau Testament. Il s'agit de la Première
Épître de Pierre, soit une lettre
adressée à des païens convertis au christianisme, au tournant du 1er et du 2e
siècle. Un texte qui simultanément constitue la communauté chrétienne comme le
peuple de Dieu, tout en faisant de l'exil l'une de ses composantes
fondamentales. De façon paradoxale, ce statut d'exilé participe pleinement de
la vocation de l'Église, soit le fait d'être porteurs, au sein de ce monde, dans
une relative précarité, de la bénédiction de Dieu pour l'humanité. Le second texte revient sur un passage fort
connu de l'Ancien Testament, le récit de reconstruction de la muraille dans le livre de
Néhémie au chapitre 3. Ce sera l'occasion de penser certains traits de la reconstruction
de la muraille. C’est-à-dire, la reconstruction de la muraille est à saisir comme une possibilité, un mode de
composition dans lequel est susceptible de s'abîmer le vivre ensemble, en
particulier lorsqu'il se clôt sur lui-même, fasciné par un contre-projet de
société. Et c'est précisément contre cette destruction de muraille, qui est
blessure faite aux potentialités de chacun et, surtout, à leur singularité que s'exerce l'action de Dieu contre ceux qui
sont à contre-courant.
En effet, cette mise en regard biblique
tentera au final de réarticuler l'appel de l'Église en ce monde avec la
vocation à laquelle est appelée l'humanité. Une vocation dont l'Église est
précisément engagée à être le témoin précaire et pacifique.
Car, nous vivons aujourd’hui une atmosphère dans
laquelle la foi en Dieu ne va plus de soi. La croyance en Dieu n'est plus un
présupposé partagé par l'ensemble de nos contemporains. C'est tout au plus une
croyance que certains pourraient entretenir, un choix individuel. Un tel
constat peut paraître anecdotique, mais il n'en est rien. Cette transformation
se répercute directement sur la façon dont il est possible d'argumenter certaines
valeurs ou certaines idées, notamment en lien avec la dignité de la vie et de
la personne humaine. En effet, quelle valeur publique - c'est-à-dire de dehors
des cercles ecclésiaux - peut avoir un argument avançant que toute vie doit
être protégée, car elle est une création de Dieu ? Un tel argument ne saurait
avoir de pertinence en regard de ce que les philosophes ont pour coutume
d'appeler la raison publique, une raison pleinement sécularisée. Il
s'agit alors d'adopter les codes de la culture environnante sans se préoccuper
de les évaluer ou d'en faire le tri. Et contrairement à ce que nous pourrions
penser, nos Églises sont beaucoup plus sujettes à des modes de ce type qu'il
n'y paraît. C'est souvent la culture populaire que nous reprenons et, avec
elle, il arrive que nous adoptions les paramètres moraux de la société. À
nouveau, le problème ne tient pas au fait de reprendre des éléments propres à
la culture que nous partageons avec nos contemporains. Il s'agit avant tout de
savoir lesquels de ces éléments nous voulons reprendre
parce qu'ils sont en accord avec l'Évangile.
Car, être chrétien, cela implique une différence dans notre identité. Et être différent
constitue une tension, c'est inconfortable pour les autres. Malgré tout, nous sommes
appelés à vivre en chrétiens.
"Vivre
en chrétiens dans la société en crise", cette
expression peut paraître trop vague ou trop générale. Je voudrais donc
expliquer sans tarder qu'elle a la valeur d'appel et d'engagement, dans un
double sens. D'abord, le verbe "vivre"qui est à l'infinitif
peut aussi être mis à l'impératif : "Vivez, vivons en chrétiens dans la société en
crise !" C'est-à-dire : acceptons et comprenons
nous-mêmes que la nouveauté chrétienne, la nouveauté de la révélation
chrétienne de Dieu, qui est souvent ignorée, ou marginalisée,
ou ridiculisée, passe aussi par nous et par notre existence. Parce
que le nom de Dieu est inséparable du nom des hommes et des femmes qui
croient en et qui espèrent en Lui : "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob",
comme dit Dieu à Moïse et comme l'a écrit Moltmann
en d’autres termes : « Réconcilié avec
Dieu par sa. foi en la promesse
— dont la Résurrection du Christ est le gage mystérieux — le croyant se trouve
du même coup amené à combattre tout ' ce
qui, dans l'histoire, relève du règne de la mort : injustice, oppression,
exploitation de l'homme par l'homme »[3]. Ainsi, "vivre en chrétien" est une responsabilité et un mode de vie pour chaque témoin de la Résurrection.
.
2.
Vivre en chrétien : devenir l’étranger chez soi
De fait, dans l’histoire de l’Église, plusieurs confessions chrétiennes ont renoué avec
certaines réalités sociales et spirituelles relatives à la situation d'un
christianisme qui a précédé la chrétienté[4].
Sans le prévoir, ils ont expérimenté par anticipation l'expérience que
connaissent aujourd'hui la plupart des Églises chrétiennes. Celles-ci
constatent à leur tour que le christianisme n'occupe plus un rôle central dans
la société : les chrétiens se retrouvent dans la situation, non plus du maître en
la demeure, mais bien de l'étranger
et de l'exilé. En
cela, nous sommes très proches de la situation des communautés chrétiennes
auxquelles Pierre adresse sa Première Épître[5]
: « Moi, Pierre, Apôtre du Christ Jésus, « à vous qui vivez en étrangers » ou « à vous qui êtes comme en exil, dispersés dans les provinces du Pont,
de Galatie, de Cappadoce, d'Asie et de Bithynie » (1 P 1,1). Pierre s'adresse à des païens
convertis au christianisme, des gens qui vivaient chez eux, jusqu'à ce qu'ils
deviennent chrétiens. Car c'est au moment de se convertir qu'ils sont devenus
étrangers. Non pas qu'ils aient choisi de déménager. Le simple fait d'embrasser
l'Évangile suffit à les mettre en décalage par rapport aux usages, aux coutumes
et aux normes de leur communauté d'origine. Ils cessaient d'être des natifs ou
des autochtones pour devenir « des gens
de passage et des voyageurs » (1 P 2,11).
En s'adressant à ces chrétiens issus du
paganisme, Pierre va employer des termes qui s'appliquaient aux juifs qui
vivaient dans la diaspora, en dehors de Palestine et, bien plus, des catégories
qui disent la constitution d'Israël en tant que peuple de Dieu. « Ainsi : Approchez-vous de lui : il est la
pierre vivante que les hommes ont éliminée, mais que Dieu a choisie parce qu'il
en connaît la valeur». En 1 P.2, 4-10, l'auteur convoque deux récits tirés
de l'Ancien Testament pour évoquer le statut de ces chrétiens qui,
d'autochtones, se sont fait étrangers. Ce sera tout d'abord, et de façon
subtile, un renvoi au couple formé par Abraham et Sarah, tous deux choisis par
Dieu pour porter sa bénédiction : Le Seigneur lui dit : « Pars de ton pays, laisse ta famille et la maison de ton père, va dans
le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai,
je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une bénédiction. Je bénirai ceux qui
te béniront, je maudirai celui qui te méprisera. En toi seront bénies toutes
les familles de la terre. » (Gn 12,1-3). L'exil volontaire d'Abraham et de
Sarah comportait une promesse : celle d'être porteurs d'une bénédiction qui
s'étend à toutes les nations. Dieu en appelle quelques-uns pour les sauver
tous. Et cette bénédiction, ces premiers chrétiens à qui Pierre adresse sa lettre
en sont les bénéficiaires. Abraham et Sarah ont été choisis - ils ont été élus – pour porter la bénédiction.
De même, ces chrétiens d'Asie à qui
Pierre s'adresse, après les avoir décrits comme des « étrangers » ou des «
exilés », il poursuit sa salutation en disant d'eux qu'ils ont été « choisis - élus - selon le plan de Dieu le Père, dans l'Esprit qui
sanctifie, pour obéir à Jésus Christ et être purifiés par son sang » (1 P 1,2).
Cette promesse de salut pour l'humanité que portaient Abraham et Sara, c'est au
tour de ces chrétiens d'origine païenne de s'en faire les porteurs. À leur
tour, ils sont appelés à devenir source de bénédiction. Mais cela signifie
qu'ils doivent accepter le statut précaire du pèlerin en route vers une cité
céleste.
Non pas le pèlerin qui fuit le contact de
la société humaine, mais bien celui qui réside dans un lieu de façon précaire -
plutôt que temporaire -, sur le mode d'un étranger établi dans une cité sans
pourtant pouvoir prétendre jouir de l'ensemble des droits civiques propres au
citoyen. Un résidant se sachant porteur d'une différence et qui introduit une différence
- une ouverture à une altérité - dans la cité.
De plus, être un exilé n'est pas une tare,
ni un défaut. C'est la condition constitutive de l'identité chrétienne. Si nous
sommes partiellement déracinés, c'est aussi pour être greffés sur une nouvelle
communauté, celle des pierres vivantes qui participent à la construction d'une cité
céleste capable d'accueillir toute l'humanité (1P 2,5-6). Cette humanité parmi
laquelle nous cheminons et que nous sommes appelés à aimer comme le Christ
l'aima jusqu'à donner sa vie pour elle.
C'est ici cette affirmation paradoxale
logée au cœur de l'Évangile : c'est sur
la croix, dans cet homme que la société a choisi d'exiler définitivement, que
Dieu se rend présent à l'humanité. Et c'est à partir de cet exil qu'il choisit
de bâtir un refuge pour tous les êtres humains. Notre exil est la forme que
prend notre participation à la rédemption du monde que Dieu est en train
d'opérer et que nous anticipons déjà, par nos cultes et nos louanges, et par
l'amour que nous portons à notre prochain, mais aussi par notre façon de nous
rapporter à la société, non comme des citoyens nantis d'un titre de propriété,
mais comme des étrangers en situation précaire. Et, à une telle condition, l'Écriture
dans son entier attache une promesse : celle d'être au milieu de nos semblables,
une « Maison habitée par l'Esprit », « une sainte communauté sacerdotale » (1P
2,5).
En traduisant en un autre langage, Moltmann
dirait que c’est une «révision de vie » désignant dans le hic et nunc le Dieu qui
advient. C'est même la portée qu'il reconnaît aux « preuves de Dieu». C’est dire que le chrétien est le témoin
de la Résurrection du Christ dans un
monde dont il lui appartient de
sanctifier les activités.
Cependant, si l'Église, en tant que peuple
de Dieu, est cette communauté à partir de laquelle Dieu entraîne l'humanité
dans une dynamique de rédemption, qu'en est-il de sa réaction dans la société
en situation de crise ?
3.
Vivre en chrétien : répondre à un
appel et un engagement
Le récit de
reconstruction de la muraille de Jérusalem raconte un emballement. Les êtres humains
s'emballent autour d'un projet de reconstruction, qui est un projet de société.
Or, qu’est-ce que cela signifie pour cette société ?
Avant de
considérer le chapitre3 en détail, disons quelques mots sur ce que signifie
pour nous l’édification de la muraille, de même que nous avons cherché, au
livre d’Esdras, quel était le sens typique de la reconstruction du temple.
C’est une haute
vocation, pour le chrétien, de travailler à l’édification de l’Assemblée,
d’apporter des matériaux à la maison de Dieu, et de bâtir sur le fondement qui
est Christ (1 Cor. 3:10-16) ; mais il a encore un autre devoir, le relèvement
des murailles de sa société.
Les murailles
sont à la fois une séparation d’avec les gens du dehors et une défense contre
les attaques de l’ennemi. Elles entourent et enferment la cité et servent à la
constituer comme ensemble. Elle forme ainsi une unité administrative, ayant ses
lois, ses coutumes, son gouvernement propre, se suffisant à elle-même, séparée
d’éléments étrangers, et garantie de tout mélange. À Jérusalem, les murailles
enserraient en même temps le peuple de Dieu et défendaient le sanctuaire.
Les
murailles sont aussi, comme nous venons de le dire, un moyen de défense ;
elles repoussent les assauts de l’ennemi, et servent à la sécurité des
habitants de la ville et de ses citoyens. Si nous appliquons cette description
aux circonstances actuelles, nous en voyons aisément l’importance. La cité est
ruinée par notre faute, et devenue invisible aux yeux des hommes. Devons-nous
l’abandonner à cet état de destruction ? En aucune manière. — Si nous
avons l’intelligence d’un Néhémie, nous comprendrons qu’il est urgent de
grouper ensemble les citoyens de la cité céleste, de travailler à leur unité
visible, alors même que nous savons parfaitement que cette unité n’existe plus
que dans les conseils de Dieu.
Si Néhémie
avait voulu attendre que tous les habitants de Jérusalem dispersés dans la
Perse, la Médie et la province de Babylone, eussent réintégré leur domicile,
pour entreprendre la construction de la muraille, sa mission aurait été vaine
et son activité sans emploi. Une fois la cité enclose, Dieu, comme nous le
verrons, ne la laissa pas déserte, et son Esprit sut réveiller le zèle qui, en
quelque faible mesure, vint combler le vide produit par les absents. — Nous
comprendrons encore qu’en présence de l’assaut, livré par le monde sous la
conduite de Satan, pour empêcher les fidèles désemparés de tenir ferme pour
Christ, nous avons à rebâtir la muraille qui les préserve. Cette muraille c’est
Christ, c’est Dieu, c’est sa Parole, la Parole du salut et de la louange (Zac.
2:5 ; Jér. 15:20 ; Ésaïe 60:18 ; 26:1), seules sécurités que
nous ayons à offrir aux enfants de Dieu. — Nous comprendrons enfin que le
devoir de chaque serviteur de Dieu est de séparer la famille de la foi, les
concitoyens des saints, de tout mal, de toutes servitudes sous quelque forme qu’il se présente :
individuel ou collectif, moral ou doctrinal, religieux, ou bien mondain,
charnel et terrestre, afin que cette famille soit visible aux yeux du monde et
puisse être reconnue de ce dernier.
Face à la pauvreté chronique d’une
population victime de différentes crises, de l’exploitation et de
malversations, tant locales qu’étrangères, si l’Église agit en collaboration
avec les composantes de la société civile, n’est-elle pas en droit de dénoncer
l’ordre injuste qui empêche le peuple centrafricain de consolider son
développement et le peuple de Dieu d’être véritablement « sel
de la terre » et « lumière du monde » ? Faut-il se taire,
sombrer dans l’indifférence, passer outre et poursuivre son chemin comme le
prêtre et le lévite de la parabole du Bon Samaritain ? Ou a-t-on le devoir
de se tenir en éveil, de se révolter, de s’indigner, comme Jésus avec les vendeurs du temple ? (Mt 20,12) ?
Néhémie se trouvait à Suse, à la
cour de ce même Artaxerxès, roi de
Perse, qui avait protégé Esdras, lorsqu’il remonta de Babylone à Jérusalem.
C’est à Suse qu’il reçut de l’un de ses frères et de quelques hommes venus avec
lui de Juda, des nouvelles concernant les «réchappés» domiciliés dans la
«province» au-delà du fleuve (c’est-à-dire dans la terre d’Israël), avec des
détails sur la condition misérable de Jérusalem. Ce qu’il apprend de la misère
et de l’opprobre du peuple, des ruines de la ville aux murailles détruites, le
remplit d’une affliction profonde. Après avoir été restauré, ce faible résidu
était continuellement menacé de devenir la proie d’ennemis conjurés pour
l’anéantir. Il n’avait encore, et cela par sa propre faute, rien établi de
durable. Qu’avaient donc fait les hommes de Juda, depuis tant d’années
écoulées ? Leur énergie, un instant réveillée pour se purifier du mal,
manquait maintenant pour s’en garantir. Et qu’adviendrait-il ensuite ?
Esdras avait pressenti que la reconstruction des murailles de Jérusalem devait
être la suite nécessaire de l’édification du temple, si le peuple continuait à
marcher dans l’esprit du réveil (Esdras 9:9) ; mais tel n’avait pas été le
cas. De longues années s’étaient écoulées sans aucun événement qui marquât
l’activité ou l’énergie ; rien, sinon la misère et l’opprobre
grandissantes.
Lorsqu’il entend ces choses, Néhémie,
comme tous les hommes de Dieu dans les
jours de ruine, s’humilie profondément : «Je m’assis et je pleurai ; et je menai deuil plusieurs jours, et je
jeûnai, et je priai le Dieu des cieux» (Ne 1.4) ; non pas toutefois
comme Esdras, pour un péché positif, mais à cause de la misère que le peuple
avait occasionnée par son manque de persévérance et de confiance en Dieu.
Néhémie commence par reconnaître la fidélité de Dieu envers ceux qui lui
obéissent, puis il confesse les péchés d’Israël contre Dieu, sans en exclure en
aucune manière ses propres péchés et ceux de la maison de son père, et leur
désobéissance commune à sa Parole (v. 5-7).
Malgré l’opposition et les accusations de
leurs ennemis, la muraille est construite et les ennemis réduits au silence. Le
peuple, inspiré par Néhémie, donne les dîmes – qui, combinées, s’élèvent à
beaucoup d’argent – du matériel et de la main d’œuvre, pour finir la muraille
dans le délai record de 52 jours, et tout cela malgré l’opposition. Cet effort
d’unité fut cependant de courte durée, parce que Jérusalem retombe dans
l’apostasie lorsque Néhémie s’absente quelque temps. Il s’écoule 12 années
avant qu’il ne revienne, découvrant les murs de la ville fortifiés, mais le
peuple affaibli. Il décide d’enseigner au peuple la moralité et cela sans
mâcher ses mots. « Je leur fis des réprimandes, et je les maudis ; j’en frappai
quelques-uns, je leur arrachai les cheveux. » (Néhémie 13.25) Il rétablit le
véritable culte, ce qui se fait par la prière ainsi qu’en exhortant le peuple à
un réveil spirituel en lisant et en s’attachant à la parole de Dieu.
Néhémie plaide alors la cause du
peuple restauré (1.7-8): ils étaient maintenant serviteurs, de l’Éternel.
Celui-ci les désavouerait-il ? Impossible. Lui aussi, Néhémie, était
serviteur de l’Éternel. Comment Dieu n’écouterait-il pas ? Néhémie identifie
le peuple avec lui-même dans le service, ayant la conscience d’avoir à
continuer l’oeuvre ; il en a l’ardent désir, sachant être en communion
avec la volonté de Dieu, du moment qu’Il a restauré ces réchappés de son
peuple. Mais en même temps, et c’est ce que l’on trouve, au milieu de la ruine
du peuple, chez tous les hommes de foi, Zorobabel, Esdras, Daniel et autres,
Néhémie ne cherche pas à se soustraire au joug des nations, car ce serait ne
pas tenir compte devant Dieu de l’infidélité du peuple, Il demande seulement à
l’Éternel de lui faire «trouver miséricorde devant cet homme» (1. 11).
C’est ainsi qu’il nomme le roi quand il parle à Dieu, car qu’est-il autre
chose, en effet, pour le Souverain qui façonne le coeur des plus élevés et des
plus puissants, de manière à leur faire accomplir ses desseins ? Quand il
se trouve devant le roi, Néhémie change de langage et l’honore comme il
convient (2:3), mais, devant Dieu, il donne honneur et puissance à Lui seul. Comme
souligné dans le 1°chap. de 1 Pierre, Néhémie s’est ainsi considéré comme
porteur de bénédictions de Dieu aux enfants d’Israël.
4. Vivre
en chrétien : Donner
l'exemple dans la vie de la cité
En Néhémie, nous remarquons donc
que le
message du chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et
ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur
faut au contraire un devoir plus pressant.
Dit autrement : Tous les chrétiens doivent prendre
conscience du rôle particulier et propre qui leur échoit dans la communauté sociale
et politique : ils sont tenus à donner l’exemple en développant en eux le sens
des responsabilités et du dévouement au bien commun. En s’engageant dans la vie
politique et la vie de la cité, le chrétien vit sa mission de chrétien agissant
dans le monde. En effet, pour vivre en
chrétiens, les chrétiens doivent
exprimer la vision anthropologique et la doctrine sociale de l’Église dans la
vie publique, y compris en politique. Ainsi, le chrétien est appelé à
promouvoir les valeurs de l’évangile dans toutes les dimensions de la vie
quotidienne (sociales, économiques, politiques). Il contribue ainsi à respecter
la dignité de l’être humain et à construire le bien commun. L’engagement du
chrétien est une aide précieuse afin d’aider les hommes à être conduits à Dieu
à travers le service de la société et du prochain. Bien sûr, la politique
n’est pas le tout de l’homme. Les limites de la politique sont dictées
par le service de l’homme. La politique ne peut pas donner le sens et le
pourquoi ultimes de l’existence humaine.
Toutefois, tout
chrétien devrait se sentir concerné par la vie de la cité. Chaque fois qu’il le
peut, il est appelé à être citoyen actif en se gardant toujours de minimiser
les résultats de son action. Dans les sociétés actuelles, les "lieux"
où se joue le devenir des hommes se multiplient : on peut agir au niveau d’une
entreprise, d’une région, d’une association, d’une commune, d’un quartier, d’un
parti etc . Plus s’élargit le champ de l’action de la vie sociale, plus
s’impose au chrétien l’exigence d’un engagement réfléchi. En effet, c’est
toute la vie quotidienne (travail, habitat, loisirs etc.) de chacun qui dépend
des décisions des pouvoirs économiques, culturels, étatiques. Les choix d’activités
sociales, économiques et politiques ont non seulement une portée immédiate mais
aussi une portée à long terme, ils engagent les générations ultérieures.
Car, sachons que dans la société romaine, les juifs, les
esclaves, les femmes, les étrangers sont les marginaux. Et, l’Église, peuple du Christ, est le lieu possible
de leur dignité, de leur reconnaissance. C’est une société nouvelle où nul ne
peut leur nier leurs droits: ils sont membres de la maison de Dieu.
De
ce constat tirons une conclusion. La dimension sociale de l’Évangile ne se
réduit pas à l’action caritative et humanitaire. L’Évangile fait naître une
Église qui est en elle-même un lieu d’intégration d’hommes et de femmes
marginalisés dans la société. Ainsi on ne peut pas détacher la question de ce
que l’Église fait de celle de ce que l’Église est. La communauté chrétienne doit s’interroger à
propos de la place des pauvres en son sein. Représente-t-elle encore
aujourd’hui une alternative de reconnaissance et d’intégration? L’attention
évangélique aux pauvres, suppose leur reconnaître la place pleine que Dieu leur
a préparée dans son Église. L’action sociale, comme geste caritatif envers les
plus démunis, peut maquiller un échec. Une Église peut avoir une action sociale
extérieure efficace et utile mais maintenir en son sein les hiérarchies ayant
cours dans la société. L’épître de Jacques (ch.2), exhorte à ne pas reproduire
dans la place accordée dans la communauté chrétienne les ségrégations
respectées dans la société. Où en sommes-nous réellement?
Prof.
Jimi ZACKA
Exégète,
Théologien
[1]
J. MOI.TMANN, Théologie de l'espérance. Etudes sur
les fondements et les conséquences d'une eschatologie chrétienne. Coll. Cogitatio
Fidei, 50. Paris, Ed. du Cerf-Marne, 1970,
p.22 _X \\ 434.
[2]
Ibid
[3]
Ibid
[5]
Pour l'authenticité pétrinienne de cette épître, on se
reportera aux introductions classiques, parmi lesquelles : Brown, Raymond E., Que sait-on du Nouveau Testament ? Paris : Bayard. [1997]
2000.