Le contenu et la structure du discours de Milet en Actes 20.17-37 montrent qu’on peut le rapprocher de l’oralité africaine avec ses formules figées, ses dictons, ses proverbes et ses références. L’analyse approfondie permet également de démontrer que le discours repose aussi sur deux dimensions : la parole et l’écoute, et sur une faculté, la mémoire (se rappeler, se souvenir, être témoin). L’orateur fait aussi usage de plusieurs procédés pour tenir son auditoire en haleine : « vous-mêmes, vous savez », « Soyez donc attentifs… », « je vous prends à témoin », « veillez… », « je vous confie à Dieu… ». C’est ce qu’on appelle dans les cultures orales africaines, l’art de la parole. On peut parler d’art de la parole pour tout orateur qui a une certaine maîtrise de l’usage des mots et de la construction du discours pour arriver à ses fins, pour séduire, ou pour présenter quelque chose de manière à intéresser son auditoire.
En fait, l’orateur commence toujours par la mention d’événements antérieurs dont les auditeurs ont été témoins, le rappel de sa conduite passée ou des exploits vécus ensemble afin de leur raviver la mémoire (Ac 20,18b-20). Cette conception de l’oralité prend donc en compte la parole non seulement comme un moyen de communication sociale, mais aussi comme un moyen didactique, un véhicule de la sagesse, un support de puissance de la parole et un instrument d’un pouvoir divin. Elle prend également en compte une situation discursive où émetteur et récepteur sont en situation de face à face (le maître devant ses élèves). Le discours de Paul aux anciens d’Éphèse semble ainsi rejoindre l’oralité africaine dans laquelle la parole, instrument des sociétés à tradition orale, occupe un rôle et une place de choix.
A propos de l’oralité africaine
la Parole est vecteur du développement de l’Eglise et non l’inverse. L’activité de la Parole joue un rôle important, et c’est d’elle que dépend la croissance de l’Église. Luc s’appuie ainsi sur la conception de l’Ancien Testament qui fait de la Parole (dabar) le vecteur de l’agir de Dieu dans le monde. En effet, il convient de définir l’oralité africaine[1]. Cette littérature appartient aux traditions orales et en constitue un des domaines importants. On la définit généralement comme un bel usage du langage non écrit ou de la parole afin de montrer un fait social, culturel ou religieux. D’une telle définition se dégagent trois données fondamentales et constituantes de l’oralité africaine : -le langage non écrit ou la parole, - son bel usage,- et le fait culturel. La parole, l’esthétique et le sujet réunis déterminent évidemment un art non gratuit. En effet, l’oralité est bifonctionnelle, profane et sacrée, dimensions au sein desquelles se répartissent d’autres fonctions propres et circonstanciées. En l’absence d’écriture, la parole est tout dans les sociétés de l’oralité. Outre son rôle communicatif, elle est entreprise et action, représente un creuset où tout fait culturel peut se consigner ; elle est exorcisation, libération, bénédictions et malédictions.
Des parallélismes significatifs
Le lieu du discours
Le parallélisme se manifeste d’abord dès l’ouverture du discours par la convocation des auditeurs à un lieu précis (Milet). C’est-à-dire, le discours prend bien place devant une assemblée dans un contexte institutionnel. Cette idée d’inviter les auditeurs à l’écoute du discours dans un contexte bien défini, laisse entrevoir la symbolique de la palabre africaine. La palabre africaine est le lieu où tous se retrouvent, pour venir contempler, écouter, apprendre et transmettre aux autres. Un lieu cérémonial où prime la sagesse. Un patrimoine communautaire libre. Un lieu de dialogue où se résolvent les problèmes. Symboliquement, la palabre est un lieu régulateur de la dynamique sociale. C’est le lieu d’apprentissage des grandes vertus qui doivent guider l’homme social, celui qui accepte le sacerdoce politique, c’est-à-dire servir la collectivité.[2] Au Congo Brazzaville, on l’appelle le "Mbongui". Le Cardinal Emile Biayenda[3] définissait le mbongui comme : « la maison communautaire où se réunissent tous les hommes pour prendre ensemble leurs repas. Les femmes qui ont charge de cuisiner envoient les plats préparés au mbongui et là tout le monde : orphelin, étranger de passage, célibataire, trouvent à manger et à boire. C’est pratiquement là que se règlent palabres et différends de toutes sortes. C’est également au mbongui que les jeunes s’initient à l’art de la parole, à la sagesse des anciens et aux diverses façons de procéder pour trancher des débats et litiges.[4]». Ce lieu tend à disparaître aujourd’hui. C’est ce qu’a dénoncé avec raison le Cardinal Biayenda : « la disparition du mbongui semble être l’une des causes les plus importantes de ces difficultés rencontrées pour éduquer nos enfants aujourd’hui. Il y en a d’autres : psychologiques, économiques, ou sociales …[5] ».
En conséquence, l’Église africaine se doit de s'approprier quelques attributs de la Palabre africaine, pouvant conduire le chrétien à un changement, à une conversion qui le saisit dans toutes ses dimensions humaines. Par exemple, par la parole donnée et la prise de parole au cours d’une palabre, on cherche à désamorcer les tensions. La palabre est animée par l’espérance qu’aucun problème humain n’est sans solution. Elle démontre en effet que la parole des uns et des autres sont là pour les consciences. Aucun de nous n’est bon juge de sa propre cause. On peut se donner toutes les raisons du monde pour agir tel que l’on veut, mais la palabre devient le lieu où la parole des uns et des autres, non seulement éclaire une situation, mais aussi permet aux uns et aux autres de voir clair en soi et de reconnaître que les situations humaines sont comme « un baobab dont le bras tout seul n’arrive pas et n’arrivera jamais à s’entrelacer. Il faut toujours d’autres bras ».
Cet
exemple interpelle l’Église africaine aujourd’hui à devenir un lieu de
diffusion, de transmission, d’enseignement de certaines valeurs africaines dans
une démarche où l’Évangile viendra en renfort de la tradition. Il s’agit
d’amener le chrétien africain à être dans une posture où il sera capable de
discerner ce qui est positif et négatif dans sa propre culture à la lumière de
l’Évangile.
La capacité à parler et être entendu
En Afrique, l’une des conditions principales pour que l’orateur ait un réel impact sur son auditoire, est que celui-ci puisse saisir le contenu du discours et comprendre l’orateur. Tout comme à l’inverse, l’orateur doit connaître son auditoire s’il veut pouvoir être écouté. Pour que les mots prononcés aient un impact auprès de ceux qui les entendent, il faut que le message soit porté par une figure reconnue pour sa légitimité.
Le discours d’Actes 20. 17-37 est prononcé par un locuteur bien connu — distingué par un nom propre (Paul) — qui s’exprime à la première personne du singulier. Il s’adresse à un groupe de personnes également bien identifiées, même si elles ne sont pas distinguées par un nom propre mais sont désignées par une adresse initiale « les anciens de l’Eglise d’Ephèse » (v. 17) et par l’emploi de la deuxième personne du pluriel, en particulier dans des impératifs (Soyez donc attentifs v.28, veillez v.31,). Ce sont des témoins coutumiers du vécu de l’orateur (vous-mêmes, vous savez depuis le premier jour, v.18, je vous prends à témoins, v.26, vous savez vous-mêmes v. 34). Vers la fin du discours, les actions du v. 37 apparaissent comme des conséquences du discours de Paul. Ainsi, « tout le monde alors éclata en sanglots et se jetait au cou de Paul pour l’embrasser (v.37) »
Dans l’oralité africaine, la parole est soumise à un grand nombre de règles et remplit des fonctions sociales importantes et diversifiées. Les locuteurs sont connus ou méconnus en fonction de la légitimité pour la parole dont ils disposent l’art. On note essentiellement deux types de parole : la première est la parole ordinaire et la deuxième est la parole sacrée.
Par parole ordinaire, il ne faut pas entendre parole « simple ». Au contraire, elle est très élaborée puisqu’on y retrouve les images verbales, les métaphores, les citations de proverbes, les aphorismes, etc. Dans la vie quotidienne, l’art de la conversation existe et les « bons parleurs » sont reconnus et leur réputation franchit les frontières de leur village. De nos jours, les « bons parleurs » sont très sollicités au cours des cérémonies où ils jouent le rôle de maître de cérémonie et d’animateur. Au Congo Brazzaville, on les appelle les nzonzi. Le nzonzi est au cœur de la palabre où se dessine un espace sacré. Pour un différend ou à l’occasion d’un mariage, deux nzonzi, représentant les deux parties s’affrontent. Leur rôle est de dépasser le conflit pour aboutir à une synthèse réconciliatrice où aucune des deux parties ne perd la face. La palabre oriente tous les discours vers le consensus[6]. Le nzonzi peut - être un nganga (guérisseur) qui, outre la santé physique, s’intéresse aussi aux problèmes susceptibles d’affecter la santé morale ou spirituelle : mariage, litiges familiaux ou claniques, etc.
Quant à la parole sacrée, elle est rituelle ; elle représente un mode formalisé de la parole ordinaire. Sa prosodie est particulière, elle peut être «archaïque» et devenir une langue secrète si elle est proférée au cours des initiations dans les sociétés secrètes et elle n’est alors comprise que par ses membres. C’est la parole de prédilection dans la sphère politique, religieuse et mystique. La parole est la «trame du monde» et son usage inconsidéré peut entraîner des conséquences graves. On retrouve le caractère sacré de cette parole dans des pratiques qui paraissent insignifiantes, mais qui sont chez les peuples qui s’y adonnent, remplies de sens : sacrifier un poulet blanc, mettre des œufs au bord d’un ruisseau, verser des libations par terre avant d’invoquer les esprits etc. qui sont supposés avoir des effets positifs rétroactifs sur la parole. Souvent, les dépositaires de la parole sacrée revêtent une certaine notoriété dans la famille, le village ou la communauté. Les personnes âgées, les devins, les chefs traditionnels sont porteurs de ces paroles qu’on ne peut remettre en cause.
Les paroles de l’apôtre Paul comme paroles d’un sage
Le discours rapporte toujours des prises de parole d’un seul personnage (seul ou en position de porte-parole) adressées à une assemblée ou à un auditoire bien défini. Dans son discours solennel aux anciens d’Éphèse, Paul est présenté comme un orateur célèbrement connu. Car, il trace une rétrospective de son attitude de pasteur, indique des orientations pour l’avenir des communautés et confie les anciens d’Éphèse à Dieu et au pouvoir de sa parole. Le discours s’achève sur une scène pleine d’émotion (v.37) et la prière (v.38). C’est un discours d’adieux définitifs marqué par le terme « Voici que vous ne reverrez plus mon visage ». En effet, Paul apparaît ici comme le témoin qui s’efface derrière la Parole qu’il annonce. La fin des Actes n’évoquera pas la mort de Paul, mais restera sur la progression de la Parole dont il a été le porteur notoirement connu.
Et c’est dans cette perspective que nous essayerons de porter un regard sur la parole et sur les différentes formes qu’elle prend en tant que véhicule dans une communauté donnée, comme celle de la plupart des sociétés africaines.
a. La parole est une action
Dans le discours de Paul, la parole n’est pas seulement mot, elle est aussi et avant tout, action. Certaines expressions dans le discours, à elles seules, font office d'actes : l’évocation de la retrospective de son ministère tout en évoquant la passion qui l’attend. Une expression comme « je vous confie à Dieu et à la parole de sa grâce» prononcées par Paul est un acte performatif. Le seul fait de le prononcer réalise l'action. Dire « je vous confie à Dieu» rend les anciens d’Éphèse responsables devant Dieu. Dans les religions traditionnelles africaines, si la parole est un instrument de communication entre les dieux et les hommes, elle revêt une certaine spécificité qui est celle d’être une parole efficace et performative : pour ces dieux, les paroles équivalent à un acte et leur contenu doit se réaliser tel qu’il a été formulé verbalement. Cette parole incarne dès lors le destin qui determine l’existence des mortels. Elle incarne la fatalité. Elle témoigne aussi et surtout de la force et du pouvoir de la parole divine : ce que les dieux disent se réalisent.
Les énoncés performatifs sont assez fréquents dans l’oralité africaine, c’est pourquoi on met l’accent sur la force illocutoire de la parole. La prédiction de déviance face à l’enseignement délivré par Paul au v.29 qui est une mise en garde classique du discours d’adieu, serait prise en Afrique comme un langage prémonitoire. C’est dire qu’en prononçant un énoncé, on lui attribue une force ou une valeur. C’est pourquoi, d’ailleurs, la parole dans les sociétés orales a une très grande valeur illocutoire. La morale d’un conte invite implicitement ou explicitement les locuteurs à adopter telle ou telle attitude devant des situations données. Selon la sagesse africaine, la parole n'est pas seulement un mode passif de communication, mais un mode d'action par excellence. Parler, c'est d'abord agir La parole est comme une arme redoutable qu’on utilise pour attaquer ou pour se défendre. Plusieurs images sont associées à la capacité d’user de la parole. Ainsi, il est courant d’entendre « sa bouche est aussi douce que le miel » qui se dit de quelqu’un qui sait flatter ; ou « sa bouche est tranchante » à propos d’une personne agressive qui parle vite et qui ne ménage pas ses interlocuteurs.
Ce qui est à retenir, finalement, c’est qu’en Afrique, il existe une association étroite entre la parole et la personne humaine, manifestée par l’agir qui situe la parole comme action. Aucune parole n’est dite sans raison et elle reste aussi visible que les traces d’un passage qu’on s’est frayé dans sa propre vie ou celle d’un autre.
b. La parole a une fonction spirituelle ou ésotérique[7]
Dans le discours de Milet, l’Esprit saint est mentionné à trois reprises : 1) au v.22, Paul se dit « lié par l’Esprit » surtout parce que depuis Ac 1, 8, c’est l’Esprit qui conduit la mission dont il est en charge ; 2) le v.23 fait penser à ce qui est raconté en 21, 10-14 avec l’intervention d’un « prophète » (ce nom convient d’ailleurs à Paul lui-même) ; 3) le v.28 est à propos des « évêques » . L’Esprit apparaît ici comme la source de leur ministère au service de toute la communauté. Dit autrement, ce qui fait la force de la Parole de Paul c'est qu'elle n'est justement pas la sienne mais qu'elle fonctionne comme une extériorité par rapport à la communauté (c'est le Christ qui est le moteur du parler et de l'agir apostolique). Cela rappelle dans l’histoire d’Israël, ce qui est dit de Moïse (Nb 11. 17-29, des Juges (3. 10 ; 6.34). La supériorité de Jésus tient aussi dans son origine divine qui confère à ses paroles un caractère de révélation.
Dans la mythologie grecque, les dieux parlent et les paroles sont reprises par les hommes pour opérer des exploits. Par exemple, les paroles adressées par le dieu Hermès à Ulysse sont repris plus bas pour rendre compte des actes accomplis par le personnage. Cette reprise des vers marque la piété du héros qui accomplit minutieusement les instructions données par le dieu. Ainsi, les aventures d’Ulysse depuis son départ de l’île de Calypso jusqu’à son retour en Ithaque sont déterminées par avance par le décret que prononce Zeus verbalement lors de l’assemblée des dieux qui ouvre le chant V : la parole de Zeus programme le retour d’Ulysse « sans escorte ni d’immortel ni de mortel sur un bateau non jointoyé mais non mais non sans peine ». Et Zeus n’est pas le seul dieu à disposer de cette parole aux vertus magiques. Les prédictions faites par le devin Télémos au cyclope Polyphème s’accomplissent : le prophète lui avait prédit « tout ce qui lui arrive, à savoir que des mains d’Ulysse, il perdrait la vue…[8] ». Ainsi, cette victoire d’Ulysse est celle aussi déterminée par les dieux et ne vient qu’actualiser une de leurs paroles. Il en va de même du sort réservé aux phéanciens qui ont convoyé Ulysse jusqu’à Ithaque : la métamorphose du bateau en rocher réalise une prédiction du père d’Alcinoos, Nausithoos.
Les Religions africaines donnent également à la parole des pouvoirs magiques. La parole étant un don des divinités à l’homme, celui-ci peut s’en servir pour changer l’ordre des choses : le guerisseur, le marabout et le devin puisent, par exemple, la force de leur parole dans le monde des esprits des ancêtres ou de diverses divinités. C’est la partie sécrète de la parole. Elle sert à pénétrer le monde invisible et à protéger des forces maléfiques. Elle se manifeste lors des occasions telles : la chasse, les funérailles la circoncision, l’initiation et autres rites sacrés. Plus souvent il s’agit de formules connues de quelques initiés. La parole, comme produit social, est considérée du point de vue religieux comme un don de l’Au-delà. La société africaine confie à des personnes la conservation et la transmission de cette parole.
Souvent, la marque dominante de cette catégorie de parole est ésotérique. En effet, les types de parole concernés, exceptées peut-être certaines réalisations, font tous référence à la vie sacrée, secrète, liturgique, aux croyances. Ils traduisent soit le désir de l’homme de dominer, d’apprivoiser la nature en s’alliant aux forces bienfaisantes ou malfaisantes qu’elle recèle, soit l’aspect perfide de cet homme, illustré dans des actes de nuisance. Les types de cette catégorie sont :
· La prière, la bénédction :
Paroles lithurgiques solennelles ou signes de gratification de l’ancien au jeune, les prières et les bénédictions visent à obtenir le bonheur pour les hommes. Elles sont mélange de supplications, de demandes, d’objurgations et de paroles génésiaques louangeuses, car il faut flatter, magnifier, parfois supplier pour fléchir le divin donateur. Et puisque l’origine de la divinité se perd dans l’origine des temps, certaines de ces prières adoptent une forme incantatoire et magique, seule caractéristique susceptible de leur permettre de voyager vite pour atteindre la divinité et la décider. Cela s’appelle utiliser le langage d’une divinité, entrer en contact. Elles s’accompagnent soit de sacrifice : libation d’eau et de liqueur, offrande de produits, de victimes, soit de la salive de l’ancien discrètement soufflée dans les mains ou sur le front du jeune.
·
La malédiction
Si les bénédictions travaillent au bien-être de l’individu ou du groupe, les malédictions, de deux sortes, appellent le malheur à l’homme. Il y a d’abord la malédiction qui fonctionne comme une contre-prière du parent pour attirer le malheur sur la tête de son enfant. Dans des familles africaines, les parents et les membres de la proche famille (les tantes et les oncles) usent de ce droit naturel, inné, lorsqu’il se sentent réellement humiliés, frustrés par des attitudes coupables de leurs enfants, neveux ou petits-enfants. Dans ce cas, le géniteur en appelle aux organes génitaux, à son sang, au sang post-natal, il invoque les peines endurées, les sacrifices consentis dans l’éducation de son enfant, pour sa vengeance. Une telle malédiction se donne sans colère et dans l’équité sinon, elle ne prend pas d’effets.
Il arrive parfois qu’un homme se maudisse lui-même en invoquant la divinité ou l’animal totémique dont il relève pour que ce dernier déverse sur lui les châtiments réservés à des gens de son espèce s’il a commis une faute. On entend souvent prononcer ces paroles à des personnes accusées à tort ou qui pensent ainsi. On se sert aussi d’autres divinités pour se maudire. Cette attitude se veut une expression d’innocence, un cri de pureté. En Afrique, le v.26 du discours de Milet « je vous prends à témoins aujourd’hui que je suis pur du sang de vous tous » pourrait être compris de la même manière.
Il y a ensuite la malédiction de réparation. Lorsqu’une victime ignore son malfaiteur et que le tort porte préjudice à l’être au plus profond de lui-même : victime de vol, fausses accusations, faux témoignage, maladie incurable, etc... la victime a recours à une divinité de son choix pour l’aider à démasquer et à châtier le coupable. Elle peut proférer la malédiction elle-même si elle en connaît les rites et les paroles, le cas échéant, elle fait appel aux spécialistes tels que les ngangas ou les marabouts.
c.
La parole a une fonction didactique
Dans sa fonction de communication, la parole permet aux hommes de partager avec leurs semblables leurs connaissances et leurs expériences. Et, par la parole, ils peuvent en rendre compte fidèlement ou selon les orientations qui leur sont propres, en modifiant, voire en falsifiant le réel. Ainsi, dans le discours de Milet, Paul a pu rendre compte fidèlement des faits vécus pendant son ministère. Cette fonction de la parole, qui lui a permis de partager l’expérience qu’il en a eu, est soulignée par les versets d’Ac. 18-20, 27-28 et 33-35 axés sur une éthique morale, sociale et pastorale. Il a pu donner en effet son exemple en testament : par le travail de ses mains, il a du subvenir à ses besoins et ceux de ses collaborateurs. Au sein de la société africaine, la parole est aussi le moyen de transmettre de telles exemplarités. C’est ainsi qu’en usent les parents lorsqu’ils racontent et expriment leur vision du monde telle qu’on leur a léguée et relatent de même leur conception de l’univers. Et le fait de faire revivre le passé par des récits, présente sur le plan moral une déontologie de la conduite individuelle. Ainsi, l’oralité constitue une école pour tous les membres de la communauté. Son objectif didactique est d’une part de former et d’informer les membres de la communauté en leur transmettant les valeurs traditionnelles au moyens des discours esthétiques, d’autre part de donner la possibilité à ceux qui présentent des aptitudes aux maniements corrects de la parole, de s’ériger en modèles.
En cette parole, se retrouve ce qu’on appelle « la parole lourde » ou la « grande parole ». Ainsi appelée à cause de sa durée, de sa longueur et de la densité de sa signification, la parole lourde énonce une vérité soit relative à l’éthique d’une société précise, soit universelle. Elle se plie bien facilement à une datation. Le plus souvent localisée dans le passé, elle prend les caractères de l’histoire, de la légende, du mythe. Ce type de parole dans les sociétés à traditions orales est comme une école où le peuple s’informe et se forme. Il se fait souple et s’adapte, obligé de rendre compte du passé et du présent pour les générations à venir et de leur prédire ce qui pourrait advenir dans l’avenir en lien avec leur comportement.
Aussi, si naturellement certaines qualités sont exigées aux éducateurs ou aux enseignants, il y a lieu toutefois de relever, et non des moindres, que l’éducation ou la formation voire la transmission des savoirs et connaissances impose à ceux qui les reçoivent d’entretenir en eux une attitude de haute écoute. Condition si ne qua non de compréhension des lois ou des principes et usages existentiels, cette haute et particulière attention est, au travers de l’expression proverbiale, objet d’étude, formulée sous la forme d’une loi qui n’est autre que celle de « la loi de double écoute « . Ainsi, un néophyte est cette personne qui, dans le cadre de son apprentissage doit répondre à deux obligations qui, corrélativement la prédisposent à l’adhésion de la connaissance. Il faut qu’il soit dans l’écoute et dans l’intégration de la connaissance ; objet de diffusion ou de transmission. Ceci dit, pédagogiquement parlant, l’écoute en matière d’éducation, de formation ou d’enseignement n’est véritablement significatif et efficace que si, au final elle est profitable à l’apprenant. Il faut qu’il s’enrichisse par la connaissance en réussissant à la dompter. Ici, l’apprenant n’est pas passif; sa passivité est un signe d’irrespect, il doit montrer qu’il suit celui qui parle, soit par des gestes, soit par des paroles. Une parole émise requiert une impression de sa part. Cependant, toute réaction est soumise à des normes; car il n’est pas donné à n’importe qui de réagir négativement vis-à-vis des paroles de tous, mais cela ne pose pas le principe d’irréfutabilité de propos sans fondements. Une réglementation s’impose, ainsi un petit enfant fera beaucoup attention quand il s’agira de remettre en question les paroles d’un aîné. Discuter les paroles d’un aîné équivaut à s’opposer à sa personne, car l’individu n’est pas détaché de ce qu’il dit; il s’y implique profondément.
En d’autres termes, un néophyte ou un apprenant qui en est digne ne peut véritablement l’être que, si l’ensemble des connaissances et savoirs qui lui ont été transmis, sont non seulement intégrés en lui mais également font l’objet de sa part d’une application rigoureuse face aux différentes situations sociales auxquelles il peut être confronté.
En fait, nous ne souhaitons pas prôner ici l’idéalisation de l’oralité africaine. De même, soulignons-le, l’Évangile dans son effet d’intelligence de la foi vécue, confessée et célébrée est toujours situé au sein d’un langage et d’un ethos particuliers. Ainsi, même s’il y a corrélation entre le discours de la foi et les discours culturels, cette corrélation doit déterminer les compatibilités et les incompatibilités entre ce que dit la foi et ce que dit la culture. A cet effet, après avoir établi certaines compatibilités, nous tenterons aussi de relever un certain nombre d’incompatibilités.
Regard critique sur l’oralité africaine
Certes, le lecteur africain peut bien voir que le discours de Milet s’arrime bien avec l’oralité africaine donnant ainsi un sens qui se situe dans la continuité d’une tradition séculaire. L’usage de la parole aussi bien chez Paul que chez le « vieux sage » en Afrique prouve qu’il est pragmatique et vise à l’efficacité de l’oralité. Mais, il faut bien situer l’oralité africaine dans son contexte : Les sociétés africaines sont généralement dominées par le mysticisme, le syncrétisme, le spiritisme où les vivants, les morts et les choses se parlent et s’influencent. C’est pourquoi, au-delà de ces parallélismes vus ci-haut entre l’oralité africaine et le discours de Paul, il y a quelques points qui suscitent une certaine critique. Dans son discours, genre de l’oralité par excellence, Paul met en valeur une parole qui procède de l’œuvre du Christ. Comme nous l’avons déjà souligné, seul Christ est le moteur du parler et de l'agir apostolique. La Parole de Dieu n’a nul besoin d’une autorité extérieure à elle. La foi véritable, c’est la foi dans ce que Dieu a dit, parce que c’est Dieu qui l’a dit : «Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul » (Lc 4,8). Ainsi, un chrétien sait que le salut est exclusivement fondé sur l’œuvre de Christ, cette œuvre parfaite à laquelle personne ne peut ajouter quoi que ce soit. La source de la foi chrétienne, c’est le Seigneur Jésus-Christ. La vraie foi prend donc sa source dans la Parole de Dieu et elle devient efficace si elle est ancrée dans la Personne de Jésus-Christ.
Par contre, les rapports traditionnels de l’homme africain avec Dieu peuvent être multiformes : la manifestation du « sacré », et des cultes qui lui sont rendus, varient selon les dieux. C’est dire que la plupart des cultes traditionnels observables s’adressent à une pluralité des dieux de niveau et d’importance divers, et parfois insolites pour l’observateur étranger. Dans cette mosaïque de divinités, où est la place de Dieu ? Quelle source peut-on octroyer à toutes ces « paroles sacrées » dans les lieux des cultes traditionnels ?
Souvent, dans les croyances africaines, entre l’Être-suprême ou « Dieu du ciel » -- inaccessible de façon directe -- et l’homme, s’étend toute une kyrielle de divinités médiatrices qui prend source et appui dans le sacré suprême, et à son tour se déverse en forces fastes ou néfastes sur l’univers par l’entremise de certains agents. C’est à ces forces, qui gèrent le bonheur et le malheur des hommes, et non à l’Être suprême — bien que celui-ci demeure le créateur unique de toutes choses — que s’adresseront les paroles virtuelles, davantage incantantions et prières, et les offrandes propiatoires destinées à les apaiser quand elles se déchaînent. Cette manifestation du sacré par l’entremise d’un agent autre que lui, auquel des pouvoirs ont été délégués en quelque sorte par l’Être suprême, est à l’origine lointaine des diverses confréries religieuses sécrètes, présidées par des dieux. Ces agents de l’Être suprême se répartissent d’ailleurs en deux grands groupes complémentaires : l’un est public, ordinaire, l’autre est secret et occulte. Il y a là comme un écho des dimensions « exotérique » et « ésotérique » des paroles révélées. C’est pourquoi, même si on leur reconnaît des aptitudes, voire la mission de communiquer avec les forces invisibles pour le service des humains, la plupart des agents de l’oralité traditionnelle développent des raisonnements dont le but est uniquement l’efficacité persuasive et non la vérité et qui à ce titre contiennent souvent des vices logiques, bien qu’ils paraissent à première vue cohérents.. Ce sont de véritables maîtres des cultes occultes dont les « paroles sacrées » exigent souvent le grand respect des multiples tabous, totems ou interdits en vue d’obtenir les faveurs des dieux.
Du coup, la question qui se pose alors immédiatement est de savoir si ces « paroles sacrées » ont-elle une portée salvifique ? Dit autrement, ces « paroles sacrées » ont-elle le pouvoir de sauver l’homme ?
D’après les textes de l’Écriture, il est clair qu’il nous est demandé de considérer la parole de Dieu comme s’accomplissant elle-même. Voilà la grande vérité exposée partout dans la Bible. Voilà la différence entre la parole de Dieu et celle des hommes. Et c’est précisément cette différence-là qui est soulignée dans le passage qui suit : « …en recevant la parole de Dieu,…vous l’avez reçue , non comme la parole des hommes, mais, ainsi qu’elle l’est véritablement, comme la parole de Dieu, qui agit en vous qui croyez » (1Thes 2 : 13). C’est dire que la parole de Dieu étant vivante et pleine de puissance, quand on la laisse agir dans la vie, un travail puissant sera accompli dans cette personne. Comme cette parole est la parole de Dieu, la puissance dont elle est remplie n’est rien d’autre que la puissance de Dieu ; et quand on la laisse agir dans la vie, l’œuvre se manifestera dans la vie : « Car, c’est Dieu lui-même qui produit en vous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir » (Phil 2.13).
Par contre, dans la parole de l’homme, il n’y aucun pouvoir de faire ce qu’elle dit. Quelle que soit la capacité qu’a un homme d’accomplir ce qu’il dit, il n’y a dans sa parole aucun pouvoir d’accomplir ce qu’il dit. Que la parole d’un homme exprime ce qui lui est le plus aisé de faire, et que vous en soyez tout à fait persuadés, cependant, l’accomplissement dépend entièrement de l’homme lui-même, indépendamment de sa parole. Ce n’est pas sa parole qui agit. Telle est la parole de l’homme. Les incantations des guerisseurs et les prières des devins, ou encore des termes tabous, considérés comme pouvant exercer une action directe sur le monde matériel et sur les événements, ne peuvent apporter aucun salut à l’homme. De même, même si les religions traditionnelles tiennent beaucoup aux valeurs humaines et morales, aux pratiques du culte et des rituels, aux lieux et objets sacrés, même si elles abordent les questions fondamentales de l’humanité : le bien et le mal, les origines et l’avenir des hommes, la notion du salut demeure toujours ambigüe. Certes, « comme la Bible, l’anthropologie africaine affirme l’unité concrète de l’âme et du corps. Or, l’homme recréé à l’image du Ressuscité n’est pas un homme purement intérieur mais total et social. C’est pourquoi, le "salut" qui signifie pour nous libération, n’est jamais "salut de l’âme", mais le "salut du monde" »[9]. Car, « une religion qui prétend avoir le souci des âmes, mais qui se désintéresse d’une situation économique et sociale qui peut les blesser, est une religion spirituellement moribonde, condamnée à disparaître »[10].
De ce fait, ni le respect et l’estime envers la sagesse africaine, ni la complexité des questions soulevées ne doivent être pour l’Eglise africaine une invitation à taire devant les non-chrétiens l’annonce de Jésus-Christ. Au contraire, elle se doit de dire que tout le monde a le droit de connaître la richesse du mystère du Christ (Eph.3.8) dans laquelle nous croyons que toute l’humanité peut trouver, dans une plénitude insoupçonnable, tout ce qu’elle cherche à tâtons au sujet de Dieu, de l’homme et de son destin, de la vie et de la mort, de la vérité.
Dans ce cas, l’Église se doit de se proposer une sotériologie qui prend en compte les différents lieux où se construisent et s’expriment les croyances et les projets de société des Africains en lutte pour sortir des situations de crises et de misères ignominieuses. Une théologie du Royaume de Dieu contextualisée ouvrira l’horizon de l’espérance en faisant découvrir comment Dieu est présente dans l’Afrique d’aujourd’hui et se cherche des témoins authentiques de la Parole de vie pour renouveler toutes choses.
Repenser la parole de l’Église en Afrique
Il convient ainsi de rappeler que la parole de l’Église africaine est aujourd’hui l’unique réalité qui fonctionne encore bien et permet aux populations de continuer à vivre et à espérer en des lendemains meilleurs. Non seulement cette parole offre l’assistance nécessaire, garantit la coexistence pacifique et contribue à trouver les voies et les moyens pour la reconstruction de l’État, mais aussi elle est ce langage privilégié à partir duquel l’on commence à nouveau à parler de réconciliation et de pardon.
Ce sont là des motifs pour se réjouir de ce qu’est l’Eglise en Afrique. Mais pour maintenir ce privilège, la question de la légitimité et de l’autorité des paroles dites par les autorités ecclésiastiques se pose aujourd’hui du point de vue sociétal. La position ambigüe de certaines autorités ecclésiastiques vis-à-vis de la dictature et la prédation des hommes politiques africains, rend parfois la parole de l’Eglise complice. De même, l’Eglise africaine se sent aujourd’hui incapable d’élaborer, de manière rationnelle et à la lumière de la Parole de Dieu, les capacités d’aborder les questions qui surgissent dans les divers domaines de la vie. Et pourtant, dans certaines situations de conflits ou de crises, on considère l’Eglise en Afrique comme l’une des rares institutions sur lesquelles la population peut compter. Malheureusement, dans la manière dont elles se donnent à penser à nous actuellement, les paroles des Eglises d’Afrique demeurent aujourd’hui compromises, ambigües et suscitent pleines d’interrogations.
C’est pourquoi, le discours de Paul interpelle l’Eglise en Afrique de s’adapter à un nouveau langage d’évangélisation. Evangéliser, en effet, ne consiste pas à apporter une morale, une doctrine, une nouvelle religion plus moderne, là où cela n’existe pas encore. Pas même à apporter la Parole de Dieu, si cette parole est conçue comme un simple enseignement, fut-il extraordinaire. Non ! Il s’agit d’exhorter l’homme africain, à l’aide de la Parole de Dieu, à prendre en charge ses responsabilités, à découvrir la « responsabilité fraternelle » à construire et à découvrir le sens d’oser de nouveaux horizons. Pour cela, les chrétiens africains sont appelés à approfondir leur foi pour la proclamer avec courage "parrêsia" et avec une inculturation véritable et équilibrée. L’Évangile doit donner une réponse aux situations de souffrance que beaucoup de pays vivent encore dans le continent : famine, épidémies, guerres, tensions sociales. En effet, l’Église doit s’évangéliser d’abord elle-même et ensuite remplir la mission de proclamer la Parole qu’elle a reçue par le témoignage de la vie. Et tout cela, qu’on en soit convaincu ou non, conditionne au plus haut point l’évangélisation. Dieu parle différemment selon ses interlocuteurs et selon leur situation. Qu’on pense à l’actualisation constante de l’Évangile, qu’on pense aussi à l’attitude de Jésus face aux défis de son temps. Au final, le discours de Paul à Milet composé par Luc résume bien le discours évangélique que doit s’approprier une Église, un chrétien, un serviteur de Dieu qui s’inscrit dans la dynamique de l’écoute de la Parole de Dieu.
En
outre, pour être audible dans la société, l’Église africaine est interpellée
aujourd’hui à la prise de paroles nouvelles : paroles engagées, paroles
liées à la société, à la culture, à l’économie, à la politique etc. De plus,
l’Eglise actuelle ne peut plus se contenter d’une parole condescendante,
autoritaire et dogmatique au nom du « sacré ». Elle doit plutôt se proposer comme une parole qui va à
la rencontre d’autres paroles, qui
reconnaît la validité d’autres démarches culturelles et religieuses. Et
finir de penser que la parole qu’elle porte a pour but de convertir uniquement
les autres. En fait, elle doit s’initier à une parole risquée devant la
sollicitation d’une situation, d’un peuple, d’une histoire et à affronter
« les loups féroces » (lukoi
bareis), contre-figures de l’amour de Dieu[11].
Il s’agit donc, pour l’Eglise africaine, de ne pas avoir une parole en « fuite hors du
monde », mais une parole de vérité, dénonciatrice et engagée. Car,
« c’est la parole que l’Eglise en tant que corps constitué, institué,
visible socialement, peut faire entendre. Que ce soit à travers des débats, des
conférences, des tables rondes ou à travers les déclarations de ses
responsables[12]. »
Conclusion
Au cours de ces pages consacrées au discours de Milet, il ressort que la figure symbolique de Paul comme un « vieux sage » ne lui vient pas seulement de son savoir (notamment le savoir social) ou de son dire (éloquence), mais particulièrement de son éthique. Sur ce point, tous les vieux ne se valent pas . De même, parmi les qualités le plus souvent prisées, chez Paul comme chez les vieux sages africains, citons le courage devant l’adversité, une certaine abnégation, le souci d’équité, le sens de l’honneur (cf.v.19). C’est pourquoi, le vieillard, en principe, ne craint pas la mort (cf.v.23). Il entretient avec la mort et le mourir des rapports étroits. De surcroit, la fonction éducative du « vieux sage » se traduit par une vertu recherchée de l’oralité avec des mots très chargés de sens et de force, empreints de puissance créatrice. Ainsi, la pertinence des paroles de Paul définit l’exercice du ministère pastoral comme un mode d’être. Comme service de Dieu, il cherche non seulement ses mesures et ses enjeux à l’image du Christ, mais aussi sa différence face aux erreurs et aux déviations du monde extérieur. Car ce qui fonde la crédibilité du ministère pastoral, c’est à la fois sa différence et son témoignage reconnus de l’extérieur.
La figure paradigmatique et missionnaire du locuteur du discours devient ainsi un bien commun pour ceux qui servent Christ. A cette figure du « vieux sage », se greffent les trois exhortations retenues pour les ministres de Dieu, à savoir, la conduite de Paul, son ministère bien assumé et sa détermination d’aller jusqu’au bout malgré ses souffrances, qui se proposent comme autant de chemins où naît la fécondité de l’évangile au travers des obstacles fréquents dans nos sociétés africaines.
C’est dire que que « l’envoyé du Christ n’est nullement à l’abri de souffrir, suivant en cela son Maître (Lc 12.4-12) ; mais dans sa fragilité, dans son échec même, Dieu veille à la fécondité de sa parole »[13], la remémoration de l’apostolat de Paul de Luc se présente alors comme type de ministère qui attend les responsables d’Eglise dans la logique d’une continuité évangélique.
En fait, la mémoire de l’apostolat de Paul constitue un tremplin pour l’avenir de tout ministère pastoral ou de toute Église. Tous ces éléments testamentaires retenus nous conduisent à l’essentiel de l’éthique pastorale : accepter de servir dans l’humilité, piété et parrêsia est une des tâches essentielles du ministre chrétien. Par contre, refuser de servir Christ selon ces normes vertueuses, c’est faire allégeance à l’erreur, à l’hérésie et à l’échec. Ainsi, le ton du discours de Milet nous invite à appréhender les paroles du « vieux sage » tel que le dit un proverbe africain : « La parole du vieux sage est comme une roue. Quand elle est lancée, elle finit toujours par se poser. ». Ce proverbe, expression de la culture populaire africaine, illustre la prégnance du discours de Milet qui n’est pas seulement une communication, mais il est avant tout expression de la sagesse, riche en symboles et en résonnances hautement affectives. Discours testamentaire d’un « vieillard » qui nous interpelle tous d’être des serviteurs de créativité, d’audace et de responsabilité.
Car, dans une Afrique marquée par la souffrance, la violence, les injustices de toutes sortes et le sous-développement, l’interpellation lancée à l’Eglise africaine d’aujourd’hui n’est non de proclamer l’Evangile sous forme d’une « parole sacrée », mais de prendre parole pour une libération socio-économique, politique et culturelle au lieu de rester silencieuse devant l’écrasement des faibles par les oppresseurs. C’est dire que l’émergence de l’Eglise d’Afrique réside aujourd’hui dans le « pouvoir de produire une parole autre, hors des sentiers battus et des certitudes habituelles »[14].
En d’autres termes, les Eglises africaines, comme lieu d’expression de vie, de foi et surtout d’espérance, ont besoin de se redéfinir en recherchant « la parrêsia ou le « courage » , la liberté de parole afin de dire librement ce qu’elles pensent. Telle pourrait être la nouvelle oralité africaine.
Prof. Jimi ZACKA
[1] Lire à cet effet, J.Frédy, Anthropologie de la Parole en Afrique, Paris : Karthala, coll. Tradition orale, 2010.
[2] Cf. L’hebdomadaire de Brazzaville, La Rue meurt, N°200/7°année, du 4-7 Septembre 1997, p. 4.
[3] E. Biayenda est un cardinal congolais né en 1927 et mort assassiné le 23 Mars 1977 à Brazzaville.
[4] E. BIAYENDA, Coutumes et développement chez les Bakongo du Congo-Brazzaville, Thèse Facultés catholiques de Lyon 1968 Première partie P.26).
[5] A. Tsiakaka, Emile Biayenda, grandeur d’un humble, Editions du Signe, 1999, p.183.
[6] P. LOUEMBA 2009, Les missionnaires protestants dans l’espace Kongo, du Congo Brazzaville, 1909-1961, thèse de doctorat unique BZV,UMNG, p.48
[7]. J.Frédy, op.cit.
[8] Lire Bouretz, P. (2021). Chapitre II. La ronde des dieux d’un Orient des Grecs. Dans : , P. Bouretz, La raison ou les dieux (pp. 71-116). Paris: Gallimard.
[9] J.M. Ela., Le cri de l’homme africain, Paris, 1980, p.111
[10] M.L. King, Combats pour la liberté, Paris, 1968, p. 95.
[11] Barys peut porter le sens de « lourd », « pesant » ; d’où « pénible à supporter », « redoutable » ou « féroce ». Cf. Mounce.,W.D., op.cit, p. 113.
[12] M. Bertrand, L’Eglise dans l’espace public, Genève/Lyon : Labor et Fides/ Olivetan, 2011, p.11-12.
[13]Marguerat, « Les Actes des Apôtres », op.cit., p. 125.
[14] Ka mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? , Karthala, Paris, 1993, p.48.
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