UN REGARD
Fils d'un pasteur de Centrafrique, j'ai grandi dans une église née de l'action missionnaire. Je viens donc, en quel que sorte, directement d'un champ de mission, ce qui me donne l'avantage de voir avec d'autres yeux certains aspects de l’œuvre missionnaire.
Vous avez, lors de vos précédents séminaires, souvent parle des difficultés liées aux relations parfois difficiles entre églises et missions, entre missionnaires et chrétiens autochtones.
Essayons d'imaginer ce que pourraient être les relations entre une société de mission occidentale - ou une « mission » pour parler le langage de mes frères d'Afrique - et les églises issues de l’œuvre missionnaire.
En Afrique, lorsque nous parlons des relations églises missions, missionnaires-autochtones, ii nous est difficile de rester calmes. Je souhaite, en abordant ce sujet avec vous, ne blesser personne, garder mon sang-froid en vous faisant part de ce que j'ai vu, observe, entendu sur le terrain et lors de mes voyages.
UNE ÉVOLUTION IRRÉVERSIBLE
Trois facteurs ont contribué à l'évolution des relations entre églises et missions :
Le facteur politique
Après la seconde guerre mondiale, une vague d'indépendance souffle dans la plupart des pays d'Afrique francophone. Dans les années soixante, plusieurs pays deviennent politiquement indépendants.
Ces situations nouvelles poussent les missionnaires a analyser leur comportement a modifier certaines attitudes et à revoir leurs stratégies. '
Le facteur culture
II contribue, lui aussi, à la transformation des mentalités. Le mouvement de la négritude des années cinquante permet à une élite négro-africaine de retrouver son identité et de l'affirmer. L'idéologie du retour aux sources des années soixante - en provenance du Zaïre - se répand comme une trainée de poudre sur le continent africain. Les masses populaires se laissent emporter par ce courant d'authenticité. Le brassage d'idées qui en découle influence fortement les mentalités et pousse les organismes missionnaires et leurs envoyés a un nouvel examen. De leur côté, les Africains retrouvent leurs valeurs culturelles, affirment toujours davantage leur identité et leur personnalité.
L'appel au moratoire
II n'est pas entendu partout de la même façon. II a toute fois le mérite de faire réfléchir. II suscite passions et colère et cependant favorise l'établissement de relations nouvelles entre églises et missions.
Dans les milieux évangéliques, l'idée du moratoire lancée au début des années soixante-dix suscite de violentes réactions. On craint qu'elle ne porte un coup mortel a l'entreprise missionnaire. Des événements douloureux pousseront, dans les quelque vingt années qui suivent, de nombreux missionnaires a rentrer chez eux. Cependant, à ma connaissance, aucune église africaine n'a pris l'initiative de dire clairement à ses serviteurs étrangers : «Missionnairies, go home!»
L'électrochoc du moratoire a toutefois des effets thérapeutiques : l'entreprise missionnaire s'interroge et sa réflexion, plus réaliste, prend le pas sur le statu quo. II faut cependant constater que la plupart des changements se produisent presque toujours sous la pression de circonstances extérieures. Dieu merci pour ces pressions, mais ne serait-il pas possible, par une sensibilité plus affinée, fruit de l'Esprit de Dieu, et par une attitude plus réfléchie, d'éviter certaines tensions liées à nos inerties ?
Les pressions extérieures de ces quinze dernières années ont provoqué, chez certains missionnaires, une psychose : celle de la crainte de devoir un jour quitter le pays. Celle-ci se per9oit aujourd'hui dans certaines stratégies missionnaires. Que de fois n'entend-on pas qu'il faut accélérer la formation des responsables, hater, en quelque sorte, la relève nationale puisque le temps des missionnaires est compté.
En fait, tout se passe comme si un quelconque changement est quelque chose d'anormal. Les mutations qui se produisent sont mal vécues, elles dérangent ; on en reste donc au statu quo !
RUPTURE DES LIENS DE DÉPENDANCE
Les relations multilatérales entre églises (ou entre églises et missions) ne sont pas toujours faciles à établir. Les relations qui se veulent bilatérales sont souvent a sens unique. Quand une église tente de nouer des relations en dehors de l'organisme missionnaire avec lequel elle collabore, les tensions apparaissent.
II est extrêmement difficile pour les missionnaires d'accepter que les communautés qu'ils ont fondées puissent avoir des relations de collaboration avec d'autres organismes. Bien des missionnaires ont préféré rentrer chez eux à la suite d'alliances qu'ils jugeaient néfastes. Cette sorte de mainmise accentue la dépendance de l'Eglise à l'égard de la mission. La collaboration, souvent imposée, est considérée comme allant de soi, normale ; elle se maintient dans une relation de type paternaliste : la mission sait ce qui est bon pour l’Eglise ; quant à l'Eglise qui profite de maints avantages financiers, elle préféré parfois maintenir le statu quo.
Peu d'organismes missionnaires, dans leur processus d'évolution, favorisent la rupture de ces liens de dépendance. Les traites de collaboration qui se perpétuent sans grand changement apparaissent assez vite comme des lois qui limitent la liberté de l'Eglise.
TÂCHES PARTAGEES, EGALITE DANS LES RESPONSABILITES
Comment faire face a ces situations de dépendance ? Pour tenter de résoudre ce problème délicat, essayons de donner un contenu à l'un des slogans des années soixante dix : « La mission de partout vers partout. » A la veille de quitter ses disciples, Jésus leur dit: «Vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre. » C'est comme si Jésus donnait à ses disciples les mêmes responsabilités devant la tache missionnaire. Jésus lui-même n'a pas affecté ses disciples a des lieux particuliers. II n'a pas dit à Pierre et à Jean : vous serez responsables de Jérusalem, ni à Barthelemy et à Thomas : vous occuperez la Judée. II a donné à tous la même responsabilité. C'est ça la mission de partout vers partout !
II n'est vraiment plus possible qu'un groupe de personnes- une mission étrangère - se mette au service d'un autre groupe. II faut que les taches soient partagées. II est utile de se souvenir que la ou se trouvent des chrétiens ou une église, une activité missionnaire devient possible. La mission de partout vers partout, cela veut dire : égalité dans les responsabilités, égalité dans les libertés. Pour parvenir a cette égalité, une opération chirurgicale est nécessaire. Les bons conseils (ethnologiques, sociologiques, etc.) ne suffisent plus pour expliquer aux responsables de l'entreprise missionnaire et a leurs envoyés la fa9on dont ils doivent se comporter aujourd'hui.
Couper le cordon ombilical
De nouvelles relations peuvent s'établir a condition de couper une bonne fois le cordon ombilical qui relie encore un certain nombre d'églises aux sociétés missionnaires d'Europe et des Etats-Unis. C'est en maniant le bistouri qu'il deviendra possible de mettre fin a des relations de type paternaliste.
Le paternalisme engendre souffrance, méfiance, amertume…Il est un frein au changement et pour y mettre fin, il faut agir sur les structures. Est-il utile que je m'entende longuement sur le schéma classique qui lie encore beaucoup d'églises du Tiers monde aux organismes missionnaires ?
Il vous est familier : une société (ou département) missionnaire met à la disposition des églises du Tiers monde des « envoyés ». Ces derniers s’organisent autour d'un directeur de champ, avec une stratégie bien déterminée et tentent une collaboration avec l'Eglise. Des accords bilatéraux, plus ou moins élaborés, rarement révisés, définissent cette collaboration.
De par leur forme paternaliste, ces conventions de collaboration maintiennent souvent de fa on inconsciente des inégalités entre partenaires. Elles sont presque toujours de
type hiérarchique. Et l'Eglise, à cause de l'héritage missionnaire, de la culture dans laquelle elle se développe, s'accommode relativement facilement de ce genre de collaboration.
Lorsque j'étais en Côte d'Ivoire, personne ne me considérait comme un missionnaire et pourtant, j'en étais bien un puisque je venais de l'étranger ! Par contre, dans mon propre pays, dans l'église ou j'ai grandi en R.C.A., on m'appelle « missionnaire » parce que mes frères me voient à travers un système hiérarchique : le catéchiste, le diacre l'évangéliste, le pasteur et... le missionnaire, ce dernier étant au-dessus du pasteur. Comme j'ai fait des études universitaires, je suis classé parmi les missionnaires.
Faut-il ajouter que la « station missionnaire » ne favorise pas non plus la rupture des liens paternalistes ; elle est un peu le centre de tout, la Jérusalem, le lieu où se règlent les choses i portantes, ou vivent les successeurs des fondateurs de l'Eglise.
Il me parait urgent de mettre fin a ces formes de structures aujourd'hui dépassées. J'ai de la peine a comprendre qu'a certains endroits, des missionnaires se réunissent encore en conférence missionnaire et cela bien souvent, sans la participation des responsables de l'Eglise locale.
LE PATERNALISME D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
Le paternalisme d'hier -celui de l'époque coloniale après la conférence de Berlin maintient le missionnaire très étroitement lie à l’organisme qui l'a envoyé et qui lui donne ses directives. Les initiatives personnelles ne sont pas toujours bien acceptées ; la formation des autochtones est lente. Les mouvements d'indépendance bousculeront cet état de choses. Ce vieux paternalisme en voie de disparition va refaire surface sous des formes plus subtiles.
Le paternalisme d'aujourd'hui ne fait plus des missionnaires les seuls maîtres ; ces derniers conservent cependant un statut privilégié. Lorsqu'ils donnent leur avis lors d'une discussion dans une assemblée d'église, ils sont généralement écoutés et suivis. Dans les relations église-mission, ii est rare que l'église soit l'interlocuteur direct de la mission. L'église fait part de ses besoins aux missionnaires qui transmettent a la mission les propositions qui leur semblent judicieuses, ou en apportant un complément a la demande de l'église. Ainsi, la relation hiérarchique est conservée et, dans la pratique, rien n'a vraiment changé : le corps missionnaire parle pour les chrétiens du Tiers monde qu'il est le plus apte à comprendre. Ce néo-paternalisme ne permet pas à une église d'être reconnue comme un organisme majeur.
Même quand des relations directes s'établissent entre une église et une mission au moyen de conventions de collaboration, assez curieusement l'organisme missionnaire continue à se référer aux missionnaires sur place qui sont le mieux à même de comprendre la situation.
On invoque aussi le manque de maturité des responsables de l'Eglise. Lorsque des responsables de sociétés de mission visitent des églises en Afrique, ils rencontrent, bien sûr, les responsables africains, mais ils s'accordent aussi des moments privilégiés avec les missionnaires qu'ils consultent et dont l'avis est souvent davantage pris au sérieux que celui des frères africains. C'est une façon voilée de considérer l'Eglise comme un partenaire mineur, de la maintenir dans une situation de dépendance. Seule l'opération chirurgicale que nous préconisions plus haut pourrait permettre a l'Eglise d'accéder à sa majorité et de mettre un terme aces structures dépassées.
UNE PASSATION DE SERVICE SANS LENTEUR
Je suggère que les changements qui doivent intervenir ne prennent pas plus de temps qu'une passation de service 1•
II est vrai que, pour assurer la relève, ii faut disposer de gens bien formes, mais veillons alors à ce que cette formation se fasse sans lenteur ! En mettant l'accent sur une formation prolongée, nous courons le risque de reproduire l'ancien modèle conservateur et paternaliste. Je l'ai vu en maints endroits.
Dans l'attente prolongée d'une passation de service, l'Eglise n'a pas la liberté de s’organiser ; elle doit attendre que les cadres formes aient fait leurs preuves et, souvent, ils sont alors la copie conforme du corpus missionnaire.
Au contraire, sachons mettre au courant le plus rapide ment et le mieux possible les futurs responsables et laissons les évoluer librement.
Dans ce domaine, la passation de service de la gestion financière pose un problème mais qui n'est pas insurmontable. Sachons momentanément dissocier passation de service et formation, sans toutefois négliger la formation de bons gestionnaires. N'oublions pas que parmi les laïcs de nos églises, ii y a aujourd'hui des comptables capables de gérer les biens des églises. II suffirait de leur demander ce service.
En ce qui concerne cette passation de service, il y a un modèle biblique. Jean-Baptiste disait au sujet de Jésus : « II faut qu'il grandisse et que je diminue. »
La mission n'a-t-elle pas aussi à s'effacer pour laisser grandir l'Eglise ?
STRUCTURES ET RELATIONS NOUVELLES
Les changements de structures que nous suggérons devraient permettre d'établir des relations fraternelles entre partenaires égaux. Le concept de mission n'est pas mis en cause avec de tels changements de structures. Ce qui importe, c'est le changement de mentalité, l'adaptation à des situations nouvelles. Les nouvelles conventions de collaboration une fois établies - ou révisées - ii faudra veiller au maintien de l’égalité entre partenaires, car ii faut reconnaitre que cette égalité ne va pas de soi. L'argent fausse souvent les relations ; le piège du « qui paie commande » subsiste. A cause de cela, ne faudrait-il pas envisager une sorte de « moratoire financier », c'est-a-dire demander aux églises de l'Occident de donner un peu moins d'argent a celles du Tiers monde ? Cela permettrait a ces dernières de chercher des solutions a leurs propres problèmes sans chercher ail leurs un appui financier.
ENCOURAGER DES INITIATIVES AFRICAINES
Une heureuse façon de lutter contre le paternalisme consisterait à encourager les initiatives africaines. Je pense, en particulier, a deux d’entre elles auxquelles j'ai participé : PACLA en 1976, à Nairobi2, et la Consultation d'Abidjan en 19803•PACLA, initiative africaine, a rencontré beaucoup d'opposition. Malgré les résistances et les pressions des conseils de missions et des missionnaires, bien des pasteurs ont participé à cet important rassemblement. D'autres, à cause d'une dépendance hiérarchique, ne se sont pas sentis libres de s'y rendre.
La Consultation d’Abidjan - émanation de PACLA -avait été organisée par des responsables d'églises des pays africains d'expression française.
Cette consultation devait permettre aux dirigeants des églises d’Afrique de réfléchir à leurs propres problèmes, de faire face à leurs difficultés, d'analyser leur situation et de faire une sorte d'inventaire des possibilités des églises d' Afrique et de voir dans quelle mesure, malgré leur très grande pauvreté, elles pouvaient assumer les tâches que le Seigneur leur confie.
Extrait de « Église-Missions. Quelles relations » in Perspectives Missionnaires, 1984, p.31-39.
NOTES
1 Curieusement, lorsque le temps des missionnaires est compté, la formation des responsables autochtones est accélérée. La « passation de service sans lenteur » que nous préconisons ne devrait jamais être liée à un départ éventuel des missionnaires ; elle fait partie d'un processus normal de maturation.
2 Nous signalons des deux excellents ouvrages parus à la suite de l'Assemblée Pan Africaine des Responsables Chrétiens (l'APARC) à Nairobi en 1976. « Tous ensemble dans un meme lieu »
3. Michael Cassidy & Gottfried Osei-Mensah- Faces aux nouveaux defis – Les messages de l'APARC - Editeur: Luc Verlinden, TEMA – 1980. ; « Levans-nous et bdtissons - Consultation des responsables d'églises d'Afrique francophone - Abidjan 11-16 avril 1980 ; L'Eglise en mission - 2• Consultation des responsables d'eglises d'Afrique francophone - Bangui 8-12 avril 1983. On peut se procurer ces deux brochures au Centre de Publications Evangeli ques - 08 B.P. 900, Abidjan 08, C0te d'Ivoire.