(Gustave Lebon
Introduction
Quelle
est la valeur du mot autorité ? Dans la diversité des ministères
dans l’église d’aujourd’hui, quelle autorité le pasteur peut-il exercer ?
Je souhaite apporter quelques éléments de réponse, sans aucune prétention
d’exhaustivité, aux fins de susciter une réflexion auprès des acteurs de la
pastorale de l’Eglise. Cette réflexion concerne les pasteurs, certes, mais
aussi leurs collaborateurs et collaboratrices dans le ministère, les diacres,
les animateurs et animatrices en pastorale.
D’aucuns savent que la dérive autoritaire est
plus que jamais d’actualité et inhérente à la nature humaine[1]. Ainsi,
le chrétien ne peut se soustraire à la nécessité de s’interroger et de se
laisser interpeller par l’attitude et l’enseignement de Jésus-Christ à ce
sujet.
En
fait, exercer l’autorité de nos jours, c’est penser en termes de postes à
occuper, de titres à porter, de grades à atteindre. Au fond, l’idée consiste à
viser la dimension verticale propre au rapport commander-obéir[2].
Par conséquent, le fait d’exercer l’autorité confère prestiges et privilèges. En outre, l’usage des
termes « pasteur », « anciens », « prophète », « apôtre »,
« évêque », etc. s’empreint souvent d’une prééminence ecclésiale[3]. De
ce fait, l’image que l’on tire des structures ecclésiales d’autorité est souvent
celle d’une organisation hiérarchique à la manière des instances tant civiles que
militaires. Dès lors se pose la question suivante: Quelle est la valeur de l’autorité ecclésiale?
Pour
répondre à la question, la péricope de Marc 10.35-45 servira de support textuel
à ma réflexion. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, une précaution doit
être prise. Puisqu’il est parfois difficile de donner un contenu exact aux mots
autorité et pouvoir, je me contenterai d’un traitement rapide de ces
deux termes. Par suite, j’analyserai la péricope en vue de me faire l’écho de
l’attitude et de l’enseignement de Jésus sur le sujet. A la fin de mon analyse,
j’essaierai de mettre en exergue la valeur de l’autorité ecclésiale.
Au
final, il s’agit d’apprécier, à l’issue de cet essai, l’exercice de l’autorité
selon les normes chrétiennes. Cela implique que l’on saura dire quels sont, du
point de vue chrétien, les buts qui justifient l’autorité. Cela implique
également que l’on saura dire quels sont, toujours du point de vue chrétien,
les usages justifiés et les usages abusifs de l’autorité. En d’autres termes,
il s’agit de donner à l’autorité sa raison d’être aussi bien que ses limites. Ainsi,
pour délimiter le champ de ma réflexion, je vais articuler autour de trois points
suivants :
-
Champ sémantique des deux termes : autorité et pouvoir
- Attitude
et enseignement de Jésus sur l’autorité : Mc 10. 35-45
- Valeurs de l’autorité
ecclésiale
1. Champ sémantique des deux termes : autorité et pouvoir
Peut-on parler d’autorité
sans parler de pouvoir ? Il est parfois difficile de parler d’autorité
sans parler de pouvoir.[4] Quand
on exerce une autorité, on exerce en même temps un pouvoir. Pourtant, certains
voudraient les dissocier, voire même les opposer.[5]
Dans cette perspective, je tenterai d’élucider la signification
néotestamentaire de ces deux termes. Toutefois, je tiens à préciser que mon but
n’est pas de recourir à une distinction sémantique tranchée, qui laisserait
penser qu’on serait dans l’usage de deux termes différents.
Le substantif exousia est le terme grec habituellement utilisé dans le Nouveau Testament pour
désigner l’autorité et/ou le pouvoir. Littéralement, il signifie
« le pouvoir légitime, réel et libre d’agir, de posséder, de contrôler,
d’user ou de disposer de quelque chose ou de quelqu’un »[6]. Dit
autrement : l’autorité n’est pas un pouvoir que l’on possède en soi, mais
l’autorisation, le droit de faire quelque chose qui est accordé par une
instance supérieure. Sur le plan ecclésial, c’est en particulier Dieu,[7] Jésus,[8] voire
même l’Eglise.[9] Dans le Nouveau Testament, le terme exousia est employé 29 fois. Dans les évangiles synoptiques, le terme est employé 13 fois et recouvre
une pluralité de sens qui renvoient, suivant les cas, aux questions d’autorité.
Dans Mc 13.34 ; Mt 8.9 ; 1Cor 7.37, il a le sens de « autorité,
pouvoir ». C’est également ce sens qu’il a quand on parle de l’autorité de
Jésus.[10] Dans d’autres textes, il désigne les
magistrats (Lc 12.11 ; Rm 13.1 ; Tt 3.1), de pouvoir politique (Rm
13.2 ; 1Pi 2.13), et des institutions de l’Etat (Lc 12.11 ; 1Tm
2.2 ; Tt 3.1). Dans une autre série de textes enfin, il désigne des
puissances célestes (1Cor 15.24 ; Col 1.16 ; 2.10-15 ; Eph
1.21 ; 3.10 ; 6.12 ; 1Pi. 3.22). Il est évident que exousia par lui-même exprime le fait de pouvoir, sans autre détermination
plus précise. Si cette exousia est divine ou contraire à Dieu,
qu’elle soit de caractère politique, économique ou militaire, c’est au contexte
qu’il faut recourir nécessairement pour le dire. Ce qui est caractéristique dans
ce mot, c’est évidemment qu’il n’est pas du tout compromis dans un sens
particulier, ni péjoratif, ni laudatif, ni in bonam, ni in malum
partem.
J’ai relevé quel usage le Nouveau Testament fait de ce terme exousia.
Que peut-on conclure du fait que des êtres célestes sont nommés exousia comme les pouvoirs politiques ?
Ne sont-ils pas aussi bien nommés dunamis
ou archê dans 1Co
15.24 ou encore phronoi ou encore kuriotêtes dans Col 1.16 ou
encore kosmokratores dans Eph 6.12. Tous ces termes ont plus ou moins la
même signification. Ils désignent tous des autorités politiques, des chefs,
seigneurs, princes, puissants, etc. Mais la variété de ces termes enlève toute
valeur à la coïncidence observée à propos d’exousia. Il convient donc de
ne pas subtiliser sur l’usage de ce terme. A ce propos, quel enseignement Jésus
donne-t-il sur l’autorité ?
2. Attitude et enseignement
de Jésus sur l’autorité : Mc 10. 35-45
2.1.
L’autorité comme pouvoir et prestiges
(vv.35-41)
Le récit, comme cela est fréquent
chez Marc, se situe dans un schéma récurrent. A chaque fois que Jésus annonce sa
Passion, apparaît une scène d’incompréhension des disciples. Cela entraîne de
suite son enseignement sur la façon dont les disciples doivent se comporter
pour lui être fidèles.[11] Ici, la
troisième annonce de la
Passion ne peut faire que ressortir plus encore l’inconscience
des disciples. Dès que Jésus eut fini de parler de sa mort et de sa
résurrection (vv.32-34), Jacques et Jean n’ont qu’une seule ambition : demander
à devancer leurs collègues et à retenir d’avance les meilleures places dans le
royaume à venir.[12]
Dans cette demande déplacée,[13] ils visent
non seulement une place d’honneur à côté de Jésus dans son Royaume, mais aussi un
réel pouvoir de domination (v.37).[14] En
d’autres termes, l’essentiel est bien la gloire promise, une gloire qui est,
avant tout, une glorification de leur personne. Ainsi se profile derrière leur
requête la conception mondaine selon laquelle l’autorité se fonde sur la
position et le rang, et se mesure par la proéminence.
De ce fait, la demande des fils de Zébédée (Mc 3.17) d’être « à
la droite et à la gauche » de Jésus trahit bien leur ambition. Cette
ambition est centrée sur eux-mêmes ou ayant pour but la satisfaction de leur
« moi » exprimée par cette
phrase : « Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous
ce que nous te demanderons » (v.35). Le mot « ambition » que
j’utilise ici, dérive d’un terme latin ambitio qui signifie : demander
avec insistance, faire campagne en vue d’une promotion.[15] Il
évoque aussi un désir ardent de rechercher de façon exagérée (et parfois
obsédante) de richesse, de gloire et d’honneurs.
Devant la vaine prétention des deux frères, Jésus prend dès l’abord un
ton d’une mise en garde : « Vous ne savez pas ce que vous demandez »
(v.38). Une mise en garde ponctuée par « vous ne savez pas » (ouk
oidate) qui souligne la dimension de leur incompréhension. Viennent ainsi
deux raisons sous-jacentes qui justifient le rejet de leur demande : première
raison, ils ne se rendent pas compte de ce qu’implique leur ambitieuse requête.
Demander une place d’honneur à côté de Jésus, c’est aussi demander de partager
ses souffrances, puisque l’une ne va pas sans l’autre.[16] Car, c’est
dans les souffrances et les épreuves que la gloire de Dieu vient faire son
chemin. Il ne peut en aller autrement, sinon ce n’est pas de la gloire de Dieu
dont il est question, mais de ce que les hommes ne cessent de vouloir en faire.
Dès lors, la requête ambitieuse traduit leur incapacité à comprendre la voie de Jésus qu’ils doivent
pourtant emprunter. L’image de la « coupe » à boire qui est le plus
souvent, dans la Bible,
le symbole de souffrances à subir (cf. Ps 75.9 ; Is 51.17-22 ; etc.)
et celle du « baptême » qui exprime une pensée parallèle sont
constitutives du chemin de la gloire de Dieu. Deuxième raison, ils ignorent que
Jésus ne peut accéder à leur demande : c’est un pouvoir qu’il ne possède
pas. Néanmoins, seul Dieu le Père accordera la place ambitionnée à ceux qui en
seront dignes et non à ceux qui cherchent à l’obtenir par favoritisme. De toute
façon, Jésus récuse le pouvoir qu’on lui prête de procurer à ses disciples
préférés de bonnes places dans sa gloire. Il est conscient que ce pouvoir ne
lui est pas échu (v.40). Il place, à cet effet, toute cette question de rang à
occuper dans la perspective de la souveraineté de Dieu. C’est Dieu seul qui
détermine les places que les uns et les autres ont à occuper. D’ailleurs, en
s’indignant contre Jacques et Jean, les dix autres disciples sont censés ne pas
retenir la même leçon. Surtout que l’on peut voir, en arrière-plan de leur
indignation, un sentiment d’aigreur : si les deux frères avaient obtenu
satisfaction, les dix autres n’auraient cessé de regretter de n’avoir pas fait
la demande avant eux. De toute façon, ce ne serait pas la première fois que les
disciples de Jésus se livrent à la course aux honneurs (Cf. Mc 9.33-34).
Au final, comme déjà évoqué en Mc 9.35, la poursuite du pouvoir et
prestiges est une ambition indécente pour ceux qui veulent servir Dieu. En
effet, c’est l’occasion pour Jésus, de recadrer la compréhension des disciples
et de préciser dans quelle logique ils doivent se situer.
2.2. L’autorité comme service (vv.42-45)
De ce fait, pour souligner à nouveau la vraie signification de l’exousia
(9.35-37), Jésus met en contraste le fait de diriger (de la bonne ou de la
mauvaise façon) et servir. Pour cela, il développe une argumentation en trois
temps.
- Premier temps : Il fait
prendre conscience à ses disciples (les futurs responsables de la communauté chrétienne)
de la façon dont l’Empire romain et les sociétés civiles conçoivent l’autorité
(exousia). La logique de leurs pouvoirs et des « grands » qui
les exercent se fonde sur la domination. Deux mots grecs utilisés ici
caractérisent l’exercice de cette autorité : d’abord, le verbe katakurieuô,
traduit par dominer,[17]
comporte l’idée du règne d’un fort sur un faible (cf. Mt 20.25 ; Act
19.16 ; 1Pi 5.3). Dans le même ordre d’idée, Ezéchiel décriait les faux
bergers ainsi : « vous les avez dominées avec violence et dureté.
Elles se sont dispersées, parce qu’elles n’avaient point de berger » (Ez 34.4,
3) ; ensuite, le verbe katexousiazô qui résulte de la combinaison de deux
mots, kata signifiant « au-dessus » ou « par dessus » et exousiazô signifiant
« exercer l’autorité » (dans Luc le même
sens est préservé, quoique les mots diffèrent quelque peu). L’exercice
de ce genre d’autorité provient souvent d’une erreur de jugement de valeur :
ceux qui pensent exercer le pouvoir semblent oublier d’où ils le tiennent. En
d’autres termes, une autorité qui s’exerce dans l’autoritarisme et dans
l’esprit de domination n’est pas d’en haut, elle est terrestre ; elle ne
vient pas de l’Esprit, mais de la nature la plus brute ; enfin, elle n’a
rien avoir avec Dieu, mais au contraire avec les forces du péché. Et où
mène-t-elle ? A l’anarchie et
à tout ce qui l’accompagne. Ces mœurs de régimes païens sont aux antipodes de
ce que Jésus entrevoit pour le gouvernement de son Eglise (v.42-43a). C’est
ainsi que dans le deuxième temps, Jésus va accentuer le caractère tout à fait
original de sa conception du pouvoir dans son église.
- Deuxième temps : La logique du pouvoir
de Dieu est fondée sur un renversement radical de la logique du pouvoir des
dirigeants de ce monde qui consiste à chercher à être premier, à accroître leur
pouvoir, à asseoir leur autorité dans leur propre intérêt. Dans le royaume de
Dieu, vouloir être grand suppose de consentir à être serviteur ; vouloir
être le premier implique d’être l’esclave des autres. On remarquera que les vv.
43-44 ne situent pas le moyen de la grandeur ou de l’autorité dans
l’humiliation du cœur ou dans l’ascèse, mais dans l’abaissement devant les
« autres » et le service. Les « autres » apparaissent ici,
aux yeux des disciples, comme des inférieurs ou des rivaux. Celui qui veut être
le premier devra maintenant les regarder comme ses maîtres.
Pourtant, l’abaissement sonne plutôt mal à nos
oreilles car il a un sens très nettement péjoratif. Cet abaissement, et du même coup l’humilité,
n’évoquent-ils pas pour nous l’idée de ramper, de s’écraser, de démissionner,
de refouler les énergies qui poussent l’homme à grandir ? Quelle place
donner à l’humilité devant la demande de l’homme : l’épanouissement de sa
personne, sa promotion sociale, humaine ? Osera-t-on braver de front, et
ce n’est pas une mince affaire, tout ce que la publicité moderne rejoint en
nous de plus profond : briller, séduire, avoir du succès et de
l’avancement, être à la mode et devenir riche ? Et pourtant, tout cela
consiste à s’élever par rapport aux autres et à essayer de les dominer d’une
manière ou d’une autre. La psychologie nous rend attentifs à tout ce qu’il peut
y avoir d’inconsciemment morbide dans certains abaissements, Cela peut être la
haine ou le mépris de soi, la fuite des affrontements. L’agressivité même est
une force de l’être humain, une force qu’il ne s’agit pas de retourner contre
soi. Elle nous pousse à grandir, à prendre nos responsabilités.
Malgré tout, la vérité
de la parole de Jésus sur l’abaissement apparaît dans le fait qu’il a vécu lui
même cette parole comme la vérité même de sa personne et de sa mission. Quitter
la première place pour prendre la dernière, c’est le sens même de son
incarnation. Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait
à Dieu, mais il s’est anéanti lui-même, prenant la condition d’esclave (Ph 2,
6-8).
Il n’y a rien ici qui rappelle la trop fréquente exaltation de l’humilité
comme vertu privée et sécrète, comme méthode purificatrice, comme moyen de
sanctification personnelle, et qui laisse finalement l’homme dans le même isolement que l’orgueil, dont
elle n’est alors qu’un autre nom.[18]
L’humilité, ici, est relation et service. Le mot
« serviteur » au v.43b est relayé par celui
d’ « esclave » au v.44b. A l’époque, les esclaves étaient au
dernier rang de la société[19].
L’image se veut frappante. Se faire eschatos (dernier) n’est rien
d’autre que se faire diakonos (serviteur) ou doulos (esclave). Toutefois,
le disciple n’est pas appelé à se considérer comme le dernier, et moins encore,
à confesser bien haut qu’il l’est, mais à se mettre effectivement dans la
situation du dernier, pour être le serviteur, et le serviteur de tous,
puisqu’il ne laisse personne au-dessous de lui.
Car, dans la vie de Jésus, abaissement et élévation ne sont pas deux
mouvements contradictoires, mais un seul mouvement : l’élévation finale
révèle que l’abaissement n’est pas un but en soi, et l’abaissement donne à
l’élévation finale sa qualité nécessaire, celle d’une victoire de l’amour au lieu
d’une affirmation de soi. L’humilité est donc un chemin de liberté, la liberté
de sortir de l’illusion pour être réaliste. Et le réalisme sur nous-mêmes,
c’est de constater que nous ne sommes ni des moins que rien, ni tellement
sensationnels, mais pauvres, limités, minables parfois, fragiles toujours.
Nous n’avons pas besoin de nous
sous-estimer artificiellement pour nous abaisser, il suffit de nous regarder
tels que nous sommes. Ainsi, si les disciples rêvent de domination, de
supériorité, il leur faut renoncer à cette chimère, et accepter de
« servir » dans la condition la plus humble qui soit.
Être humble, c’est renoncer non pas au besoin de grandeur mais à l’illusion
de le combler soi-même. C’est se reconnaître en même temps fait pour Dieu, car
lui seul peut nous combler, et fait pour les autres, car seule la communion
fraternelle fait grandir. C’est ce que Jésus appelle "s’abaisser", la
seule voie possible de la grandeur. S’abaisser, considérer les autres
supérieurs à nous, ce n’est pas se comparer à eux mais c’est considérer qu’ils
sont, de notre part, plus dignes d’attention que nous-mêmes. C’est en se
décentrant de soi que l’amour devient en nous une vraie grandeur.
En effet, une telle logique paraîtrait paradoxale et pourrait n’être
qu’une façon ironique de critiquer les pouvoirs de ce monde si elle ne se
fondait sur le troisième temps de l’argumentation.
- Troisième temps : Jésus choisit ce moment pour justifier sa
position en donnant pour modèle sa propre personne : il est venu « non
pour être servi mais pour servir» en allant jusqu’au don de sa vie
« en rançon pour la multitude » (v.45). L’allusion au Fils de l’homme serviteur et
mort « en rançon pour beaucoup » reprend les paroles de 8.34-38 et de
9.35-37. Contrairement aux maîtres de ce monde, qui ne rêvent que d’autorité et
de puissance, les disciples doivent servir comme Jésus, qui est venu
« pour servir, c’est-à-dire pour donner volontairement sa vie (dounai indique
l’offrande volontaire), « en
rançon pour la multitude ».[20] On
distingue ainsi dans son œuvre deux éléments importants : servir et
donner. Le verbe « servir » (diakoneô), employé
trente-sept fois dans le Nouveau Testament, est utilisé dans des sens
différents ; il signifie servir aux tables (Mc 1.31 ; Lc
10.40 ; 17.8 ; Ac6.2), pourvoir aux besoins d’une personne (Mt
4.11 ; 25.44 ; Mc 15.41 ; Lc 8.3), accomplir des
services dans une assemblée (2Tim 1.18 ; 2 Co 8.19). Il est aussi
utilisé pour parler de différents services spirituels comme l’annonce de la Parole de Dieu (2 Co
3.3 ;11.8 ; 1Pi1.12). Il est à noter que le terme diakonéô
désigne aussi toutes les formes du ministère, de l’apostolat au dernier échelon
de l’échelle hiérarchique (cf. Act 1.25 ; 1Co 3.5).[21] La « rançon pour beaucoup » a une
signification inclusive et se fait l’écho de Es 53.12. Loin de se faire, comme
il l’aurait pu, le chef autoritaire de ses disciples et du peuple de Dieu qu’il
est venu sauver, Jésus s’est présenté comme l’humble serviteur de tous. Ce
service ne s’arrêtera pas à quelques abaissements au bénéfice de ses seuls
amis. Il ira jusqu’à donner sa vie pour le salut des hommes. Cela est exprimé
avec les images du temps. Jésus donnera sa vie « en rançon »,
c’est-à-dire qu’il en versera le prix pour le péché de l’humanité. Ce don de
son existence, il le fera « pour la multitude », c’est-à-dire
« pour tous les hommes » sans exception. Dans le NT, le mot
« rançon » (lutron) ne revient qu’ici et dans Matthieu 20.28.
En tant que « prix de la libération », il fait allusion au paiement
pour libérer de l’esclavage des esclaves ou des captifs. Il inclut également le
concept de substitution.[22]
Suite à cette lecture, je retiens ce qui suit : parmi ceux qui suivaient Jésus, l’autorité ne devait pas
être exercée comme elle l’était dans la sphère politique des nations. Leur
autorité ne devait pas être une domination, mais un service. Celui qui aspirait
à être le plus grand devait devenir le plus petit, le serviteur. Le service est
ainsi la principale marque de l’autorité dans le Nouveau Testament.
C’est donc dans cette perspective que les disciples doivent
envisager leur participation au ministère de Christ. Surtout qu’il n’en reste
pas à une simple dénonciation d’abus ou à l’interdiction de pratiques tyranniques.
Mais, il établit le principe fondamental qui régit l’exercice de l’autorité
dans la communauté chrétienne : « le plus grand parmi vous sera
votre serviteur » (v.43). « En un mot, l’autorité ecclésiastique
est un service de nature spirituelle, exercée "en
Christ" ou "dans le Seigneur", pour parler comme l’Apôtre Paul, et trouve sa légitimité dans la dépendance et
la ressemblance au Christ, le Seigneur-Serviteur ».[23]
Ainsi, « dans notre société, empoisonnée par l’esprit de
compétition, obsédée par la promotion, Jésus est venu
fonder une communauté de disciples qui aspirent à un statut de serviteurs, qui
ont pour ambition de venir en aide aux autres et de les servir jusqu’au
sacrifice de soi ».[24]
En effet, que dire en conclusion ? L’exercice de l’autorité dans
l’Eglise ne peut pas exprimer autre chose que l’humilité et le service que
préconise Jésus-Christ. Cela démontre à quel point l’Evangile devrait
transformer profondément la manière d’exercer l’autorité dans l’Eglise
aujourd’hui.
Cela dit, l’Eglise est non seulement placée devant ce
véritable défi pour elle-même, mais se voit aussi confiée une tâche prophétique
envers le monde qui l’entoure. Tout en se soumettant aux hiérarchies qui
régissent ce monde (cf. Romains 13) elle se doit d’en contester les prétentions
absolutistes. Plus encore, l’Eglise doit démontrer dans sa vie que la dynamique
du service est la marque du royaume à venir, royaume où Dieu « fait
descendre les puissants de leurs trônes » pour « élever les
humbles » (Luc 1.52). Le vécu concret de l’Eglise se doit d’être une
prédication, une interpellation prophétique à un monde qui, sous la séduction
du malin, est assoiffé de pouvoir.
[1] Jacques Blandenier, « Le Nouveau Testament et
les structures ecclésiales d’autorité » in Hokhma 66, (1993), p. 44, l’a
si bien souligné en ces termes: « Tout exercice de l’autorité est
menacé par la tentation de la prise de pouvoir sur autrui. Tel est le
fonctionnement de l’homme depuis le jour où il a prétendu se faire l’égal de
Dieu.»
[2] Lire à cet effet, Frédéric de Connick, « Que signifie exercer l’autorité ?
Une lecture sociologique de l’autorité », Hokma 66, 1993, p.24.
[4] Pour une explication sociologique soulignant la
distinction qui existe parfois entre les deux termes « autorité » et
« pouvoir », lire Max Weber,
Economie et société, trad. Français, Paris : Plon, 1971 ; voir
aussi Wayne Meeks, The first
Urban Christians , New Haven :
Yale, 1983, p.136-37.
[5] Il est à préciser que le terme exousia est
diversement traduit. La version Darby opte pour la traduction
« autorité ». Par contre, d’autres versions (TOB, la Bible du semeur, etc.) ont
choisi « pouvoir » pour le même terme grec.
[6] Voir exousia,
dans William D.Mounce, The
Analytical Lexicon to Greek NT, Grand Rapids: Zondervan, 1993; Liddel, H.G., Scott R., Jones H.S.,
A Greek English Lexicon with a revised supplement, par Stuart, Oxford: Clarendon , 1996.
[7] Il est attesté dans les deux Testaments que seule
l’autorité de Dieu est légitime. Elle est l’expression de souveraineté
universelle et éternelle (Ex 15.18 ; Ps 29.10 ; 33.9 etc.). Dans Rom
9.21, Dieu est comparé à un potier qui crée et façonne des pièces, c’est-à-dire,
qui a toute autorité sur elles. Etant Source de l’autorité, Dieu exerce un
contrôle absolu sur le monde et sur l’histoire (Ps 50.1 ; 66.7 ;
103.19 ; Es.40.15 ; Rom 8.18-39 ; 1Tim6.15 ; Ap
11.17 ; 19.16).La conclusion traditionnelle du « Notre Père »
souligne cette souveraineté : « C’est à toi qu’appartiennent le
règne, la puissance et la gloire » (Mt 6.13). Dans l’AT, les prêtres, les
prophètes et les rois jouissaient donc d’une autorité déléguée parce que Dieu
exerçait son autorité par leur biais (Dt 17.18ss ; 31.11 ; Mal 2.7.
Jér 1.7).
[8] Jésus, le Fils
de Dieu, a autorité comme le Père. Il a tout pouvoir dans le ciel et sur la
terre (Mt 28.18 ; Jn 17.2 ; Ac 5.31). Il a fait valoir son autorité à
travers des miracles et avait le pouvoir de pardonner (Mt 9.6-8 ;
12.28 ; Mc 1.27 ; 2.5-12 ; Lc 4.36 ; 8.24s). Il est aussi
serviteur de Dieu en exerçant le ministère de prophète, de prêtre et de roi
auprès des hommes. En outre, en tant qu’enseignant, Jésus parlait du royaume de
Dieu avec une autorité singulière (Mt
7.28, 29 ; Mc 1.21,22 ;
6.2,3).
[9] Dans l’Eglise, les anciens ont une position d’autorité
(Hb 13.17).Cette autorité est réelle
mais pas absolue et normative. C’est une autorité déléguée. Les détenteurs
d’autorité dans l’Eglise sont responsables du bien des personnes qui leur sont
confiées.
[10] Dans l’évangile de Marc, en particulier, exousia
se retrouvera appliqué à Jésus, en 1.27, 2.10, 11.28,29,33 et appliqué aux
disciples, 3.15, 6.7, 13.34.
[11] A la première
annonce, Pierre s’est récrié,
mais il s’est entendu traiter de Satan (Mc 8.31-33), et les disciples avec la
foule ont été avertis qu’on ne peut suivre Jésus sans se renoncer et prendre sa croix (8.34). La deuxième
annonce les trouve sans intelligence (9.30-32) et leur souci de préséance montre
bien leur incapacité d’entrer dans les vues de Dieu . Enfin, après la troisième annonce de la Passion, c’est la péricope
de 10.35-45 qui fait l’objet de notre étude.
[12] Certains exégètes pensent qu’ « ils étaient
jaloux de Pierre et voulaient passer avant lui. Même après que Jésus eut
enseigné à ses disciples qu’ils ne devaient pas chercher à être les premiers
(Mc 9.35 ; 10.31) ». Cf. Thomas Hale,
Stephen Thorson, Commentaire sur le Nouveau Testament,
Marne-La-Vallée : Farel, 1999, p. 243.
[13] Comme le souligne Elian Cuvillier, L’Evangile de Marc, Paris/Genève :
Bayard/Labor et Fides, 2002, p.215 « la demande de Jacques et Jean arrive
comme si rien de ce qui précède n’avait été dit. Pour eux, peu importe
finalement que la « venue dans la gloire » se fasse (comme ils l’ont
espéré avec les disciples) ou après la croix. L’essentiel est bien la gloire
promise, une gloire qui est, avant tout, une glorification de leur
personne. »
[14] Être assis à la droite du roi était la plus haute
position dans une cour royale et s’asseoir à sa gauche était la deuxième plus
haute position. Cf. Flavius
Josèphe, Antiquités juives 6.11.9
[15] Consulter aussi,
Le Petit Larousse, Paris : Larousse, 1997.
[16] La demande de Jacques et Jean d’être « à la
droite et à la gauche » de Jésus pourrait bien trouver un écho surprenant
dans la suite de l’évangile. Il y a en effet, chez Marc, deux personnes qui
vont se trouver « à la droite et à la gauche » de Jésus en 15.27,
alors qu’on crucifie Jésus, on place « à sa droite et à sa gauche »
deux bandits qui, un peu plus tard, vont l’insulter (15.32).
[17] Il faut aussi noter que le terme katakureuô,
composé de kata et kureuô signifiant « être le
maître », souligne la nature tyrannique de l’exercice de l’autorité. Cf. J. H. Moulton, A Grammar of NT Greek,
Vol.I : prolegomena Edinburg : T&T Clark, 1988, 3°éd., p.111ss.
[18] Jean Valette,
L’Evangile de Marc, Paris : Les Bergers et les Mages, 1986, p. 300.
[19] Dans la société romaine, l’esclave, on le sait, ne
compte pas. Simple objet, il ne possède ni droits politiques, ni familiaux, ni
patrimoniaux : il ne peut contracter de mariage légal, ni fonder une
famille, et sa condition est héréditaire. Le lecteur peut consulter, Jacques Loew, Michel Meslin, Histoire de l’église
par elle-même, Paris : Fayard, 1978, p.99.
[20] Lire J. Jéremias, Théologie du Nouveau Testament. La prédication de Jésus, Paris : Cerf, 1980, p. 365.
[21] Voir « servir » dans Nouveau dictionnaire biblique, (révisé et augmenté), St-Légier : Emmaüs, 1992, p.1205.
[20] Lire J. Jéremias, Théologie du Nouveau Testament. La prédication de Jésus, Paris : Cerf, 1980, p. 365.
[21] Voir « servir » dans Nouveau dictionnaire biblique, (révisé et augmenté), St-Légier : Emmaüs, 1992, p.1205.
[22] Dans l’AT, la rançon est le substitut de celui qui,
sans elle, serait condamné à mourir ;
c’est le cas des garçons premiers-nés, où l’on s’était mis à payer la rançon en argent
(Lv 27.27 ; Nb3.49ss ; 18.16). Pour l’Exode, le rachat des
premiers-nés est le signe du droit de possession que Dieu s’est acquis sur son
peuple en le délivrant de l’Egypte (Ex 13.12ss).
[23] Blandenier, op.cit., p.31.
[24] Gilbert Bilézikian, Solitaires ou solidaires, Mazerolles : Empreinte, 2000, p.87
[23] Blandenier, op.cit., p.31.
[24] Gilbert Bilézikian, Solitaires ou solidaires, Mazerolles : Empreinte, 2000, p.87
Prof. Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue
Chercheur au CREIAF
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