jeudi 3 septembre 2015

PRISE DE « PAROLES » DES ÉGLISES AFRICAINES DANS L’ESPACE PUBLIC


L’Eglise africaine, dans la diversité de ses mutations, se présente aujourd’hui comme une Eglise interpellée à la prise de paroles libérées, engagées, sociétales, culturelles, etc. En d’autres termes, l’Eglise africaine actuelle ne peut plus se contenter d’une parole condescendante, autoritaire et dogmatique. Elle doit  plutôt se proposer une parole qui va à la rencontre d’autres paroles, qui  reconnaît la validité d’autres paroles. Et finir de penser que la parole qu’elle porte a pour but unique de convertir les autres. En fait, elle doit s’initier à une parole risquée devant la sollicitation d’une situation, d’un peuple, d’une histoire. Il s’agit donc, pour l’Eglise africaine, de ne pas avoir  une parole tue,  mais une parole prophétique, dénonciatrice et incisive.  Comme l’a dit Michel Bertrand, excellemment ; « c’est la parole que l’Eglise en tant que corps constitué, institué, visible socialement, peut faire entendre. Que ce soit à travers des débats, des conférences, des tables rondes ou à travers les déclarations de ses responsables[1]. »  Car, l’Église est supposée être, notons-le, pour plusieurs pays d’Afrique l’unique réalité qui fonctionne encore bien et permet aux populations de continuer à vivre et à espérer en des lendemains meilleurs. Non seulement elle offre l’assistance nécessaire, garantit la coexistence pacifique et contribue à trouver les voies et les moyens pour la reconstruction de l’État, mais aussi elle est ce lieu privilégié à partir duquel l’on commence à nouveau à parler de réconciliation et de pardon. 

     Ce sont là des motifs pour se réjouir de ce qu’est l’Eglise en Afrique. Mais pour maintenir ce privilège, la question de la légitimité et de l’autorité des paroles dites par les autorités ecclésiastiques se pose aujourd’hui dans la société africaine[2]. C’est pourquoi, pour parler comme Bertrand : « certains pensent qu’il est normal, souhaitable voire nécessaire que les Eglises, en tant que partie du corps social, prennent part, par la voix de leurs responsables, aux débats de la société et s’engagent dans la vie publique…D’autres, au  contraire, contestent la légitimité de toute intervention des autorités ecclésiales dans le champ temporel souvent assimilé à « la politique ». Ils y sont opposés par principe, affirmant que les Eglises doivent s’en tenir à leur mission spécifique qui est d’ordre spirituel… Enfin, il y a ceux qui considèrent que les Eglises devraient, d’une manière générale, se taire ou rester discrètes dans l’espace public, et ne prendre position que face aux situations intolérables, quand la vie des humains et celle du monde sont gravement menacées.[3]»

     Outre le constat que fait Bertrand, avec raison d’ailleurs,  nous ne pouvons perdre de vue la « manducation ecclésiale » qui est un élément important de la réflexion théologico-politique aujourd’hui en Afrique : elle se fonde sur la théologie de la réussite personnelle. En somme, l’Eglise est devenue un vrai business. Les leaders/prêcheurs prônent la participation à une communauté chrétienne comme moyen et garantie d’une vie prospère, voire de la réussite professionnelle, avec le danger d’oublier que les valeurs de l’Evangile ne s’identifient pas aux critères de succès mondain[4].  Outre cette dérive théologique,  il faut noter la position ambigüe de certaines autorités ecclésiastiques vis-à-vis de l’autoritarisme et la prédation des dirigeants africains qui baignent leur peuple dans  l’humiliation.  En effet, la parole de l’Eglise est de fois, considérée comme un langage désengagé et complice. De même, l’Eglise africaine semble aujourd’hui incapable d’élaborer de manière rationnelle et à la lumière de la foi les capacités d’aborder les questions qui surgissent dans les divers domaines de la vie. Et pourtant, dans certaines situations de conflits ou de crises, on considère l’Eglise en Afrique comme l’une des rares institutions auxquelles la population pouvait faire confiance[5].
Malheureusement, dans la manière dont elles se donnent à penser à nous actuellement, les paroles données par les Eglises africaines  demeurent aujourd’hui compromises, ambigües et suscitent des interrogations. 


A vrai dire, le risque aujourd’hui n’est pas tellement que nous servions de tranquillisant pour une minorité riche des citoyens du continent.
Même si notre parole prétend bien avoir une pertinence en soi, elle est culturellement et socialement  disqualifiée et son impact est pratiquement limité au cercle des convaincus d’avance. Aux États-Unis, lorsqu’un problème commence à être perçu comme urgent, requérant des solutions à court, moyen ou long terme, le monde politique est prêt à financer des « groupes de recherche » – des « think tanks »– , éventuellement en faisant appel à des universitaires. 
Il est rare qu’on y adjoigne des théologiens. La situation n’est pas différente de ce côté-ci de l’Afrique. Dans ce contexte, la prise de parole proprement théologique, celle qui s’efforce d’éclairer la réalité à la lumière de la foi en Dieu, ne peut guère qu’apparaître hors de propos. A première vue, la conjoncture apparaît donc peu favorable.  Et, la question qui se pose en pareil contexte, est de savoir que devient l’Eglise ? Elle se trouve forcément fragilisée. Disqualifiée face à la politique, elle est plus radicalement mise en question du fait de son acceptation d’une forme spirituelle passive.

C’est dans cette perspective que  nous avons trouvé ambition de chercher à traiter les questions liées à la place que doivent occuper la prise de paroles des Eglises dans la société africaine. L’Afrique,  étant un continent de traditions orales, quel type de paroles l’Eglise doit-elle tenir proprement dans la société? Qu’est-ce qui peut fonder l’autorité et la légitimité de la parole des autorités d’Eglise en Afrique ? L’Eglise  africaine doit –elle se référer à la tradition orale africaine selon la façon de prendre la parole?  Comment l’Eglise doit-elle prendre parole, pour ne pas ternir l’image globale que la société africaine a d’elle ? 
Toutes les questions évoquées se posent à nous, chrétiens d’Afrique. Car, l’homme africain vit  aujourd’hui dans une multitude de conceptions dans lesquelles il se sent responsable de sa société, de son aménagement et de son maintien.  De plus, dans une Afrique marquée par la souffrance, la violence, les injustices de toutes sortes et le sous-développement, l’interpellation  lancée aux Églises africaines  d’aujourd’hui  n’est non seulement de proclamer l’Évangile, mais aussi celle de la prise de parole pour une libération socio-économique, politique et culturelle au lieu de rester silencieuse devant l’écrasement des faibles par les oppresseurs.  C’est dire que  l’émergence de l’Église d’Afrique réside aujourd’hui  dans le pouvoir de produire une parole autre, hors des sentiers battus et des certitudes habituelles[6]. En d’autres termes,  les Églises africaines, comme lieu d’expression de vie, de foi et surtout d’espérance, ont besoin de se redéfinir en recherchant une nouvelle manière de la prise de parole effective  dans la société. Mais alors au regard des réalités passées et actuelles, pouvons-nous dire qu’il a été ainsi ?

Car, vouloir contribuer au développement humain, économique et social de l’Afrique par la construction d’un royaume de justice et de paix en référence aux enseignements du Christ est une initiative de l’Eglise à encourager. Mais l’Église devra s’armer de paroles efficaces et s’adapter à un nouveau langage d’évangélisation. Evangéliser, en effet, ne consiste pas à apporter une morale, une doctrine, une nouvelle religion plus moderne, là où cela n’existe pas encore. Mais, l’Évangile doit donner une réponse aux situations de souffrance que beaucoup de pays vivent encore dans le continent : famine, épidémies, guerres, tensions sociales. En effet, l’Église doit s’évangéliser d’abord elle-même et ensuite remplir la mission de proclamer la Parole qu’elle a reçue par le témoignage de la vie. 
      En conclusion, l’Église se doit de se proposer une sotériologie qui prend en compte les différents lieux où se construisent et s’expriment les croyances et les projets de société des Africains en lutte pour sortir des situations de crises et de misères ignominieuses. Une théologie du Royaume de Dieu contextualisée ouvrira l’horizon de l’espérance en faisant découvrir comment Dieu est présente dans l’Afrique d’aujourd’hui et se cherche des témoins authentiques de la Parole de vie pour renouveler toutes choses.


Prof. Jimi ZACKA
Exégète, Anthropologue
Chercheur associé au Centre de Recherches et d'Etudes Interculterelles
en Afrique Francophone





[1] M. Bertrand, L’Eglise dans l’espace public, Genève/Lyon : Labor et Fides/ Olivetan, 2011, p.11-12.
[2] Cet aspect sera nécessite une étude approfondie..
[3] Bertrand, op.cit., p.12
[4] Lire Jimi Zacka, Fonctions et défis du Pasteur dans l’Afrique Contemporaine, Paris: L’harmattan, 2015.
[5] Nous le verrons dans un prochain chapitre.
[6] KÄ MANA, L’Afrique va-t-elle mourir ?, Paris : Cerf, 1992,  p.48.

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