lundi 12 octobre 2015

NICODÈME OU LA FOI EN QUÊTE D’INTELLIGENCE [1] Jean 3, 1-21



Identifier les personnages selon leur attitude face à Jésus revêt une certaine importance dans la littérature johannique. Ainsi, l’on peut relever tout au long du quatrième évangile une variété de diverses prises de position vis-à-vis de Jésus, allant du rejet total illustré par les juifs à une démarche exemplaire de foi, empreinte de toute une série d’attitudes intermédiaires (la foi en secret, la foi malgré le malentendu)  figurée par Nicodème[2].

      Ainsi, pour mieux comprendre le projet théologique de Jean,  il faut distinguer plusieurs  catégories de personnes dans la maturation et le progrès de leur foi : il y a ceux qui croient à cause des signes, et qui, sans miracles, ne croient pas (cf. Jn 4,48) Dans ce groupe nous trouvons beaucoup de personnes décrites du chap.2 au chap.4, à savoir : 1° les disciples de Jésus après le 1° signe (Jn 2.11), 2° plusieurs de ceux qui virent les signes que Jésus opérait à Jérusalem durant la fête de la pâque (2.33), 3° en un sens aussi Nicodème qui fait partie de ces hommes et qui croit à la mission divine de Jésus à cause des signes qu’il accomplit mais qui ne sait rien de lui (3.2)[3]. C’est dans cette perspective que nous souhaitons nous pencher sur le personnage de Nicodème et retracer son cheminement spirituel. 

     Il importe  de noter que  la rencontre de Nicodème et de Jésus en Jn 3, 1-21, compte sans doute parmi les plus beaux textes du Nouveau Testament. Le personnage de Nicodème, les circonstances de l'entretien, prêtent à ce texte une atmosphère toute particulière. La littérature théologique cependant n'en retient bien souvent qu'un court extrait marquant la nécessité du baptême, soit le v. 1 : « en vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu ». Sans rejeter aucunement cette lecture traditionnelle, nous pensons qu'il s'agit là d'une réduction ou d'un prélèvement du texte. Nous entendons en effet démontrer que l'enseignement majeur de l'ensemble du texte porte sur un autre point fondamental, auquel le motif du baptême est subordonné. Il s’agit d’une nouvelle dimension chrétienne qui naît en ce personnage de manière évolutive et fait de lui une figure emblématique de la quête d’intelligence de la foi. Cette foi ne s’impose plus d’en-haut dans des instances religieuses. Elle ne découle pas non plus simplement des valeurs humaines. Cette foi relève de l’initiation chrétienne qui cherche à mettre en contact avec Dieu et dont la rencontre de Nicodème et Jésus fournit une ligne directrice.
     Car, dans la foi du commun des gens, juifs et autres, il existe des différences notables. Si le commun des juifs s’attardent sur les miracles et n’arrivent pas à aller au-delà, il n’en va pas ainsi de Nicodème. Sa foi imparfaite évolue manifestement. Imparfaite, la foi de Nicodème l’est, car non seulement, elle est basée sur les signes (3.2.) mais aussi parce qu’elle est limitée. Sous l’emprise du judaïsme, sa foi pharisienne est dénuée de toute connaissance de Jésus.

Nicodème, détenteur d’une foi du non-savoir

     Dès l’entrée du récit, le personnage de Nicodème est présenté de façon cumulative par une triple définition : il est Nicodème, un Pharisien, un chef des juifs.           
     Il est ainsi décrit comme un homme issu des rangs des Pharisiens, mouvement juif caractérisé par sa piété. Le texte grec de l'évangile ne permet pas de préciser s'il était toujours pharisien, ce que semble indiquer le rapprochement avec Jean 7,48 et 50, ou s'il avait rompu avec ce mouvement ce qu'on pourrait défendre en rapprochant la formulation de Jean 3,1 et celle de Jean 6,60 concernant des disciples qui quittent Jésus. Qu'il soit encore pharisien ou qu'il l'ait été, il porte un nom païen qui ne peut que surprendre le lecteur s'agissant d'un (ex-) juif militant.
     Ce personnage, à la fois individuel et représentatif, se distingue en outre par son nom : Nicodème. Le narrateur le fait ainsi entrer dans le récit, mais non sans solennité. En tant que pharisien et notable juif, le voilà situé sur l’échiquier religieux et social, parmi les forces vives et dominantes du judaïsme qui se trouvent ainsi, en sa personne, convoquées à la discussion.
     Étant Chef religieux, ce qui semble essentiel à retenir de son portrait, c’est surtout la mise en exergue d’une foi dont il est détenteur mais qui semble dénuée de toute connaissance des choses spirituelles, empreinte uniquement de piété religieuse. Nicodème est le modèle de ceux qui croient parfaitement, mais n’ont pas encore la lumière de la bonne connaissance de Dieu.  En d’autres termes, le chrétien qui porte le nom du Christ mais n’en possède pas l’humilité et l’amour, ne possède pas la lumière des bonnes œuvres ; la nuit, par contre, il voit très distinctement, car « les fils de ce monde sont plus avisés que les fils de la lumière » (Lc 16, 8). 

     Cette foi se caractérise  par la circonstance de son expression, nuktos « de nuit ». Contrairement à tous ces scribes et pharisiens malveillants qui cherchent toujours à piéger Jésus dans son interprétation de la Loi, Nicodème vient discuter avec Jésus comme avec un collègue.  Il vient « de nuit », peut-être pour passer inaperçu, mais surtout parce que c’est un temps favorable à l’étude de la Loi et à la méditation du mystère de Dieu. Mais, encore plus important, il faut tenir compte de l’univers symbolique de Jean : la nuit est associée à la non foi en Jésus, Christ et Fils de Dieu, ou à tout le moins à une méconnaissance de son identité. La « nuit » qui enveloppe la démarche et les paroles de Nicodème s'oppose, par inclusion, à la « lumière » (v. 21a), ainsi que « venir de nuit » (v. 2a) à «venir à la lumière » (v. 21a)[4].

     Du coup, le dialogue (vv. 2b-10), auquel le récit avait pour fonction d'amener, repose sur un malentendu (6) relatif à la « nouvelle naissance ». Nicodème ne comprend pas ; ses questions permettent au dialogue de progresser par paliers. La révélation opérée par Jésus s'élève grâce à l'ignorance de son interlocuteur dont les « comment » (pas) répétés provoquent un même type de réponse : « en vérité, en vérité, je te le dis, (vv. 3,5). Le malentendu n’est pas un simple jeu d’esprit. Il a un rôle pédagogique qui permet à l’être humain de s’impliquer avec ses questions dans la recherche de l’identité de Jésus, et à Jésus de lui révéler le don de Dieu. Le malentendu devient alors une démarche théologique astucieuse qui ouvre à l’homme la porte de la foi et lui permet d’accueillir le don de Dieu.  Dans notre passage, Nicodème comprend le « naître d’en haut » comme un « naître à nouveau » physique. Son incompréhension permet à Jésus de préciser dans quel sens le « naître d’en haut » est un véritable « naître à nouveau » : il s’agit du sens surnaturel de « naître de l’eau et de l’Esprit ». La mention de l’eau et de l’Esprit fait référence au baptême. La triple immersion dans l’eau fait participer à la mort et résurrection du Christ. L’Esprit créateur et sanctificateur, est source de vie et fait naître à la vie d’enfant de Dieu.

     La connaissance des contenus de la foi devient ainsi importante. La démarche de Nicodème se situe à ce niveau d’intelligence de la foi. Il cherche à mieux comprendre l’enseignement de Jésus et son lien avec la révélation accomplie par le Dieu de la première alliance : y a-t-il rupture, continuité, dépassement entre les deux? Jésus respecte le désir de savoir de Nicodème, mais il l’invite à se laisser conduire par l’Esprit jusqu’au cœur de Dieu qui est Amour, là où Jésus lui-même est établi à demeure (cf. Jean 1, 18). Au terme de leur conversation, la porte reste ouverte sur un chemin qui pourrait conduire Nicodème à confier sa vie à Jésus, la Parole de Dieu faite chair, comme il met déjà sa foi au Dieu de ses pères[5].


Nicodème, figure de la foi en quête d’intelligence 

Le personnage de Nicodème dans l’évangile de Jean peut, à ce sujet, illustrer l’attitude de la recherche de l’intelligence de la foi. Trois aspects importants se dégagent du récit (Jn 3. 1-21)[6].

1.       Une intelligence de la foi ressemble tout d’abord au passage de la nuit à la lumière. Nicodème vient de nuit trouver Jésus. Peut-être, a-t-il attendu le temps idéal qui permet le calme et le silence. Nicodème est présenté comme Maître d’Israel. On le sait, les rabbis aimaient la nuit pour scruter les Écritures. De manière symbolique, la nuit signifie aussi le moment où l’on se démet de toute prétention à maîtriser l’existence.  Nicodème arrive avec son bagage de savoir, il devra lâcher prise. Il devra se dépouiller de sa foi surannée.

C’est aussi un personnage attachant, car non seulement il vient « de nuit » mais aussi « de la nuit ». Le désir de comprendre, de compléter des informations, de faire une synthèse de connaissances éparses est, pour des chrétiens, un effort pour sortir de la confusion et des  questions floues concernant la foi. Comme Nicodème en quête de vérité, certains vivent peut-être une sorte de « nuit spirituelle ». Qui pourra leur annoncer que la lumière est venue dans le monde ? Seul Jésus-Christ, mais il faudra une démarche, un engagement, un déplacement de soi.

2.      Le récit de Jean aide aussi à découvrir qu’une intelligence de la foi prend appui sur l’expérience. Membre du conseil des juifs (sanhédrin), Nicodème est un savant. Toutefois, il interpelle Jésus en disant avec une attitude déférente : « Rabbi, nous savons que tu es maître qui vient de la part de Dieu… » (v.2). Venu discuter des choses de Dieu avec un Maître accrédité d’en haut, il va être bloqué dans sa route vers un savoir purement intellectuel. Comme Zachée, il lui fallait surmonter toutes ses prétentions sociales et intellectuelles pour que sa foi accède à une autre intelligence, celle de Dieu.

3.      Des chrétiens à la manière de Nicodème, vont découvrir que croire en Dieu provoque toujours un changement dans l’existence. Développer une intelligence de la foi, c’est donc prendre conscience d’une connaissance imparfaite, d'une faiblesse spirituelle. La découverte du Christ oblige à démasquer la prétention à mettre Dieu en définition. 
L’intelligence de la foi fait entreprendre une recherche. Ce n’est pas d’emblée que l’on accède au mystère inépuisable du Christ.


4.      L’histoire de Nicodème ouvre sur un quatrième aspect : l’intelligence de la foi n'est pas réservée à une élite dans la race ou dans l'Église, mais que, née d'un geste de miséricorde envers toutes les créatures, elle est accessible à toutes ; les plus humbles, les plus ignorants, les plus déshérités de la terre sont en état de la saisir. L'histoire montre même que c'est dans les rangs de ces petits qu'elle a été, d'emblée, le mieux comprise et le plus joyeusement acceptée (1Co 1:26). Quelle qu'ait été la vie antérieure de celui à qui Dieu accorde la grâce de la régénération, celle-ci produit chez tous des effets identiques auxquels on la reconnaît et qui se peuvent résumer en un mot : le renouvellement des inclinations. Quelles que soient les lenteurs et les difficultés que la diversité des tempéraments et des circonstances oppose à la sanctification progressive, au bout, le résultat est toujours le même : la régénération ne signifie rien moins qu'une révolution telle, que tout homme, dépouillant toute manière mondaine de sentir, de penser, de vouloir, est amené à être en harmonie avec l'Esprit et la volonté de Dieu, à connaître vraiment le point de vue de Dieu, en sorte qu'il voit maintenant les choses comme Dieu les voit, sent les choses comme Dieu les sent, juge les choses comme Dieu les juge ; aime ce que Dieu aime, hait ce que Dieu hait, et fait des fins de Dieu les siennes propres. Il suffit d'avoir sérieusement constaté la portée de ce changement et les conditions dans lesquelles il s'opère, pour comprendre qu'il n'était pas au pouvoir de l'homme de le provoquer et pour saisir toute la vérité de la parole de Jésus à Nicodème : « Il faut que vous naissiez d'en haut.  »


Conclusion 


     Nicodème, au-delà de sa réalité historique, représente en effet la théologie juive dont le principe théologique, en cause ici, tend à réduire Jésus au rôle de thaumaturge, d'homme venant de la part de Dieu. Il convient de rappeler que Nicodème n'est pas hostile à Jésus, bien au contraire. Il est un personnage éponyme en qui se confondent l'individu et le groupe auquel il appartient. Cette fonction de représentation est d'autant plus manifeste que le discours lui substitue le « vous » désignant globalement les docteurs pharisiens.

     L'erreur de Nicodème consiste à ne pas être là d'où l'on peut voir et, par conséquent, savoir ; le lieu de sa vérité s'avère non-lieu. Pour être dans le lieu de la vérité, il faut en être et, pour en être, il faut y être entré ; là se trouve la lumière. Nicodème appartient au lieu disqualifié de la vérité, à la nuit, et donc à l'illusion du faux savoir (7). Dans la mesure où il incarne ainsi le judaïsme, et singulièrement le judaïsme pharisien de la fin du Ier siècle, dans la mesure où Jésus lui-même incarne l'Église chrétienne de la même époque, Jn 3, 1-21 atteste le conflit né de deux interprétations de la personne et de l'oeuvre de Jésus de Nazareth.
     A sa suite, le chrétien est invité à travailler à comprendre sa foi et à la dire de manière intelligible et audible dans son milieu de vie. Dans l’Evangile de Jean, la foi est définie comme un acte et une vie de « conversion ». Il s’agit d’un assentiment à la bonne nouvelle de la venue du Royaume de Dieu, un engagement à suivre Jésus, une attitude filiale envers « notre Père des cieux ».
     La foi est une grâce, elle est un appel de Dieu, mais elle n’est pas irrationnelle. Et, même quand elle ne raisonne pas, la foi a ses raisons, car dans la foi, c’est Dieu qui croit d’abord en l’homme. 
     C’est pourquoi, si l’Evangile  nous demande d’avoir une foi simple, il ne nous demande pas simplement d’avoir la foi, il nous demande de faire très attention à la manière dont nous vivons cette foi. Car,  elle n’est pas une simple opinion, elle suppose une conviction dûment réfléchie, elle est un engagement délibéré dans un certain style de vie équilibrée, dénuée de toute duplicité. Cela traduit en effet l'intelligence de la foi.


Prof. Jimi P. ZACKA
Exégète, Anthropologue, Auteur











[1] L’intelligence de la foi, c’est avoir l’intelligence de ce qu’on croit de Dieu. La foi est un appel qui s’adresse à l’intelligence et à la volonté de l’homme. Elle n’est pas une simple opinion, elle suppose une conviction dûment réfléchie, elle est un engagement délibéré dans un certain style de vie. L’intelligence doit se mettre en effet au service de la foi.
[2] Lire en effet , C. Renouard, , « Le personnage de Nicodème comme figure de nouvelle naissance», dans Études Théologiques et Religieuses, 79.4/2004
[3] J. Zumstein, « Commentaire du Nouveau Testament », Evangile selon Jean (1-12), Labor & Fides, 2012.
[4] M. Marc,  « Nicodème ou le non-lieu de la vérité. », Revue des Sciences Religieuses, tome 55, fascicule 4, 1981. pp. 227-236.
[5] Y. Guillemette, Source : Le Feuillet biblique, no 2353.
[6] Cf. H. Herbreteau, Les chemins de l’expérience spirituelle : repères pour accompagner des jeunes, les Éd. de l'Atelier-les Éd. Ouvrières, pp.113-114.

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