Identifier les personnages selon leur
attitude face à Jésus revêt une certaine importance dans la littérature
johannique. Ainsi, l’on peut relever tout au long du quatrième évangile une
variété de diverses prises de position vis-à-vis de Jésus, allant du rejet
total illustré par les juifs à une démarche exemplaire de foi, empreinte de
toute une série d’attitudes intermédiaires (la foi en secret, la foi malgré le
malentendu) figurée par Nicodème[2].
Ainsi,
pour mieux comprendre le projet théologique de Jean, il faut distinguer plusieurs catégories de personnes dans la maturation et
le progrès de leur foi : il y a
ceux qui croient à cause des signes, et qui, sans miracles, ne croient pas
(cf. Jn 4,48) Dans ce groupe nous trouvons beaucoup de personnes décrites du
chap.2 au chap.4, à savoir : 1° les
disciples de Jésus après le 1° signe (Jn 2.11), 2° plusieurs de ceux qui virent les signes que Jésus opérait à
Jérusalem durant la fête de la pâque (2.33), 3° en un sens aussi Nicodème qui fait partie de ces hommes
et qui croit à la mission divine de Jésus à cause des signes qu’il accomplit mais
qui ne sait rien de lui (3.2)[3].
C’est dans cette perspective que nous souhaitons nous pencher sur le personnage
de Nicodème et retracer son cheminement spirituel.
Il importe
de noter que la rencontre de
Nicodème et de Jésus en Jn 3, 1-21, compte sans doute parmi les plus beaux textes
du Nouveau Testament. Le personnage de Nicodème, les circonstances de
l'entretien, prêtent à ce texte une atmosphère toute particulière. La littérature
théologique cependant n'en retient bien souvent qu'un court extrait marquant la
nécessité du baptême, soit le v. 1 : « en vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne
peut entrer dans le Royaume de Dieu ». Sans rejeter aucunement cette
lecture traditionnelle, nous pensons qu'il s'agit là d'une réduction ou d'un prélèvement
du texte. Nous entendons en effet démontrer que l'enseignement majeur de
l'ensemble du texte porte sur un autre point fondamental, auquel le motif du
baptême est subordonné. Il s’agit d’une nouvelle dimension chrétienne qui naît
en ce personnage de manière évolutive et fait de lui une figure emblématique de
la quête d’intelligence de la foi. Cette foi ne s’impose plus d’en-haut dans
des instances religieuses. Elle ne découle pas non plus simplement des valeurs
humaines. Cette foi relève de l’initiation chrétienne qui cherche à mettre en
contact avec Dieu et dont la rencontre de Nicodème et Jésus fournit une ligne
directrice.
Car, dans la foi du commun des gens, juifs
et autres, il existe des différences notables. Si le commun des juifs s’attardent
sur les miracles et n’arrivent pas à aller au-delà, il n’en va pas ainsi de Nicodème. Sa foi imparfaite évolue
manifestement. Imparfaite, la foi de Nicodème l’est, car non seulement, elle
est basée sur les signes (3.2.) mais aussi parce qu’elle est limitée. Sous l’emprise
du judaïsme, sa foi pharisienne est dénuée de toute connaissance de Jésus.
Nicodème, détenteur d’une foi du non-savoir
Dès l’entrée du récit, le personnage de
Nicodème est présenté de façon cumulative par une triple définition : il
est Nicodème, un Pharisien, un chef des juifs.
Il est ainsi décrit comme un homme issu des
rangs des Pharisiens, mouvement juif caractérisé par sa piété. Le texte grec de
l'évangile ne permet pas de préciser s'il était toujours pharisien, ce que
semble indiquer le rapprochement avec Jean 7,48 et 50, ou s'il avait rompu avec
ce mouvement ce qu'on pourrait défendre en rapprochant la formulation de Jean
3,1 et celle de Jean 6,60 concernant des disciples qui quittent Jésus. Qu'il
soit encore pharisien ou qu'il l'ait été, il porte un nom païen qui ne peut que
surprendre le lecteur s'agissant d'un (ex-) juif militant.
Ce
personnage, à la fois individuel et représentatif, se distingue en outre par
son nom : Nicodème. Le narrateur
le fait ainsi entrer dans le récit, mais non sans solennité. En tant que
pharisien et notable juif, le voilà situé sur l’échiquier religieux et social, parmi les
forces vives et dominantes du judaïsme qui se trouvent ainsi, en sa personne, convoquées
à la discussion.
Étant Chef religieux, ce qui semble
essentiel à retenir de son portrait, c’est surtout la mise en exergue d’une foi
dont il est détenteur mais qui semble dénuée de toute connaissance des choses
spirituelles, empreinte uniquement de piété religieuse. Nicodème
est le modèle de ceux qui croient parfaitement, mais n’ont pas encore la
lumière de la bonne connaissance de Dieu. En d’autres termes, le chrétien qui porte le
nom du Christ mais n’en possède pas l’humilité et l’amour, ne possède pas la
lumière des bonnes œuvres ; la nuit, par contre, il voit très
distinctement, car « les fils de ce monde sont plus avisés que les fils de
la lumière » (Lc 16, 8).
Cette
foi se caractérise par la circonstance
de son expression, nuktos « de
nuit ». Contrairement à tous ces scribes et
pharisiens malveillants qui cherchent toujours à piéger Jésus dans son
interprétation de la Loi, Nicodème vient discuter avec Jésus comme avec un
collègue. Il vient « de nuit », peut-être pour passer inaperçu,
mais surtout parce que c’est un temps favorable à l’étude de la Loi et à la
méditation du mystère de Dieu. Mais, encore plus important, il faut tenir
compte de l’univers symbolique de Jean : la nuit est associée à la non foi
en Jésus, Christ et Fils de Dieu, ou à tout le moins à une méconnaissance de
son identité. La
« nuit » qui enveloppe la démarche et les paroles de Nicodème s'oppose, par
inclusion, à la « lumière » (v. 21a), ainsi que « venir de nuit » (v. 2a) à «venir
à la lumière » (v. 21a)[4].
Du coup, le dialogue (vv.
2b-10), auquel le récit avait pour fonction d'amener, repose sur un malentendu
(6) relatif à la « nouvelle naissance ». Nicodème ne comprend pas ; ses
questions permettent au dialogue de progresser par paliers. La révélation opérée
par Jésus s'élève grâce à l'ignorance de son interlocuteur dont les « comment »
(pas) répétés provoquent un même type de réponse : « en vérité, en vérité, je te le dis, (vv. 3,5). Le malentendu n’est pas un simple jeu d’esprit. Il a
un rôle pédagogique qui permet à l’être humain de s’impliquer avec ses
questions dans la recherche de l’identité de Jésus, et à Jésus de lui révéler
le don de Dieu. Le malentendu devient alors une démarche théologique astucieuse
qui ouvre à l’homme la porte de la foi et lui permet d’accueillir le don de
Dieu. Dans notre passage, Nicodème comprend le « naître d’en haut » comme un « naître à nouveau » physique. Son
incompréhension permet à Jésus de préciser dans quel sens le « naître d’en haut » est un véritable
« naître à nouveau » :
il s’agit du sens surnaturel de « naître de l’eau et de l’Esprit ». La
mention de l’eau et de l’Esprit fait référence au baptême. La triple immersion
dans l’eau fait participer à la mort et résurrection du Christ. L’Esprit
créateur et sanctificateur, est source de vie et fait naître à la vie d’enfant
de Dieu.
La connaissance des contenus de la foi
devient ainsi importante. La démarche de Nicodème se situe à ce niveau
d’intelligence de la foi. Il cherche à mieux comprendre l’enseignement de Jésus
et son lien avec la révélation accomplie par le Dieu de la première
alliance : y a-t-il rupture, continuité, dépassement entre les deux? Jésus
respecte le désir de savoir de Nicodème, mais il l’invite à se laisser conduire
par l’Esprit jusqu’au cœur de Dieu qui est Amour, là où Jésus lui-même est
établi à demeure (cf. Jean 1, 18). Au terme de leur conversation, la
porte reste ouverte sur un chemin qui pourrait conduire Nicodème à confier sa
vie à Jésus, la Parole de Dieu faite chair, comme il met déjà sa foi au Dieu de
ses pères[5].
Nicodème, figure de la foi en quête d’intelligence
Le
personnage de Nicodème dans l’évangile de Jean peut, à ce sujet, illustrer l’attitude
de la recherche de l’intelligence de la foi. Trois aspects importants se
dégagent du récit (Jn 3. 1-21)[6].
1.
Une intelligence de la foi ressemble tout d’abord
au passage de la nuit à la lumière. Nicodème vient de nuit trouver Jésus.
Peut-être, a-t-il attendu le temps idéal qui permet le calme et le silence.
Nicodème est présenté comme Maître d’Israel. On le sait, les rabbis aimaient la
nuit pour scruter les Écritures. De manière symbolique, la nuit signifie aussi
le moment où l’on se démet de toute prétention à maîtriser l’existence. Nicodème arrive avec son bagage de savoir, il
devra lâcher prise. Il devra se dépouiller de sa foi surannée.
C’est
aussi un personnage attachant, car non seulement il vient « de nuit »
mais aussi « de la nuit ». Le désir de comprendre, de compléter des
informations, de faire une synthèse de connaissances éparses est, pour des
chrétiens, un effort pour sortir de la confusion et des questions floues concernant la foi. Comme
Nicodème en quête de vérité, certains vivent peut-être une sorte de « nuit
spirituelle ». Qui pourra leur annoncer que la lumière est venue dans le
monde ? Seul Jésus-Christ, mais il faudra une démarche, un engagement, un déplacement de soi.
2.
Le récit de Jean aide aussi à découvrir qu’une
intelligence de la foi prend appui sur l’expérience. Membre du conseil des
juifs (sanhédrin), Nicodème est un savant. Toutefois, il interpelle Jésus en
disant avec une attitude déférente : « Rabbi, nous savons que tu es maître qui vient de la part de Dieu… »
(v.2). Venu discuter des choses de Dieu avec un Maître accrédité d’en haut, il
va être bloqué dans sa route vers un savoir purement intellectuel. Comme Zachée, il lui fallait surmonter toutes ses prétentions sociales et intellectuelles pour que sa foi accède à une autre intelligence, celle de Dieu.
3.
Des chrétiens à la manière de Nicodème, vont
découvrir que croire en Dieu provoque toujours un changement dans l’existence.
Développer une intelligence de la foi, c’est donc prendre conscience d’une connaissance
imparfaite, d'une faiblesse spirituelle. La découverte du Christ oblige à démasquer la prétention à mettre
Dieu en définition.
L’intelligence de la foi fait entreprendre une recherche. Ce n’est pas d’emblée que l’on accède au mystère inépuisable du Christ.
L’intelligence de la foi fait entreprendre une recherche. Ce n’est pas d’emblée que l’on accède au mystère inépuisable du Christ.
4.
L’histoire de Nicodème ouvre sur un quatrième
aspect : l’intelligence de la foi n'est pas
réservée à une élite dans la race ou dans l'Église, mais que, née d'un geste de
miséricorde envers toutes les créatures, elle est accessible à toutes ;
les plus humbles, les plus ignorants, les plus déshérités de la terre sont en
état de la saisir. L'histoire montre même que c'est dans les rangs de ces
petits qu'elle a été, d'emblée, le mieux comprise et le plus joyeusement
acceptée (1Co 1:26). Quelle
qu'ait été la vie antérieure de celui à qui Dieu accorde la grâce de la
régénération, celle-ci produit chez tous des effets identiques auxquels on la
reconnaît et qui se peuvent résumer en un mot : le renouvellement des
inclinations. Quelles que soient les lenteurs et les difficultés que la
diversité des tempéraments et des circonstances oppose à la sanctification
progressive, au bout, le résultat est toujours le même : la régénération
ne signifie rien moins qu'une révolution telle, que tout homme, dépouillant
toute manière mondaine de sentir, de penser, de vouloir, est amené à être en
harmonie avec l'Esprit et la volonté de Dieu, à connaître vraiment le point de
vue de Dieu, en sorte qu'il voit maintenant les choses comme Dieu les voit,
sent les choses comme Dieu les sent, juge les choses comme Dieu les juge ;
aime ce que Dieu aime, hait ce que Dieu hait, et fait des fins de Dieu les siennes
propres. Il suffit d'avoir sérieusement constaté la portée de ce changement et
les conditions dans lesquelles il s'opère, pour comprendre qu'il n'était pas au
pouvoir de l'homme de le provoquer et pour saisir toute la vérité de la parole
de Jésus à Nicodème : « Il faut
que vous naissiez d'en haut. »
Conclusion
Nicodème, au-delà de sa réalité historique,
représente en effet la théologie juive dont le principe théologique, en cause
ici, tend à réduire Jésus au rôle de thaumaturge, d'homme venant de la part de
Dieu. Il convient de rappeler que Nicodème
n'est pas hostile à Jésus, bien au contraire. Il est un personnage éponyme en
qui se confondent l'individu et le groupe auquel il appartient. Cette fonction
de représentation est d'autant plus manifeste que le discours lui substitue le «
vous » désignant globalement les docteurs pharisiens.
L'erreur de Nicodème consiste à ne pas être
là d'où l'on peut voir et, par conséquent, savoir ; le lieu de sa vérité s'avère
non-lieu. Pour être dans le lieu de la vérité, il faut en être et, pour en être,
il faut y être entré ; là se trouve la lumière. Nicodème appartient au lieu
disqualifié de la vérité, à la nuit, et donc à l'illusion du faux savoir (7). Dans
la mesure où il incarne ainsi le judaïsme, et singulièrement le judaïsme
pharisien de la fin du Ier siècle, dans la mesure où Jésus lui-même incarne l'Église
chrétienne de la même époque, Jn 3, 1-21 atteste le conflit né de deux interprétations
de la personne et de l'oeuvre de Jésus de Nazareth.
A sa suite, le chrétien est invité à
travailler à comprendre sa foi et à la dire de manière intelligible et audible
dans son milieu de vie. Dans l’Evangile de Jean, la foi est définie comme un
acte et une vie de « conversion ». Il s’agit d’un assentiment à la bonne
nouvelle de la venue du Royaume de Dieu, un engagement à suivre Jésus, une
attitude filiale envers « notre Père des cieux ».
La foi est
une grâce, elle est un appel de Dieu, mais elle n’est pas irrationnelle. Et,
même quand elle ne raisonne pas, la foi a ses raisons, car dans la foi, c’est
Dieu qui croit d’abord en l’homme.
C’est
pourquoi, si l’Evangile nous demande d’avoir une foi simple, il ne nous
demande pas simplement d’avoir la foi, il nous demande de faire très attention
à la manière dont nous vivons cette foi. Car,
elle n’est pas une simple opinion, elle suppose une conviction dûment
réfléchie, elle est un engagement délibéré dans un certain style de vie équilibrée, dénuée de toute duplicité. Cela traduit en effet l'intelligence de la foi.
Prof. Jimi P.
ZACKA
Exégète,
Anthropologue, Auteur
[1]
L’intelligence de la foi, c’est
avoir l’intelligence de ce qu’on croit de Dieu. La foi est un appel qui s’adresse à l’intelligence et à la volonté de
l’homme. Elle n’est pas une simple opinion, elle suppose une conviction dûment
réfléchie, elle est un engagement délibéré dans un certain style de vie. L’intelligence
doit se mettre en effet au service de la foi.
[2]
Lire en effet , C. Renouard, , « Le
personnage de Nicodème comme figure de nouvelle naissance», dans Études
Théologiques et Religieuses, 79.4/2004
[3] J. Zumstein,
« Commentaire du Nouveau Testament », Evangile selon Jean (1-12), Labor & Fides, 2012.
[4]
M. Marc, « Nicodème ou le non-lieu de la vérité. »,
Revue des Sciences Religieuses, tome 55,
fascicule 4, 1981. pp. 227-236.
[5] Y. Guillemette,
Source : Le Feuillet biblique, no 2353.
[6]
Cf. H. Herbreteau, Les chemins de l’expérience
spirituelle : repères pour accompagner des jeunes, les Éd. de l'Atelier-les
Éd. Ouvrières, pp.113-114.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.