mercredi 24 décembre 2025

L’enfant comme don divin en Afrique : Une lecture socio-théologique de Mt.1.21[1] Jimi Zacka, PhD

 

Abstract

Matthieu 1,21 présente la naissance de Jésus comme un événement sotériologique : « Elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Ce verset semble révéler la nature de l’enfant comme un don divin, dépassant la sphère familiale pour devenir bénédiction universelle. L’auteur explore ainsi la signification théologique de l’enfant comme don, en dialogue avec les traditions africaines qui considèrent l’enfant comme bénédiction communautaire et signe de continuité. La convergence entre exégèse biblique et théologie africaine ouvre alors la voie à une théologie contextuelle de l’enfant comme lieu de révélation divine.

Mots-clés : Enfant – Don divin – Matthieu 1,21 – Sotériologie – Théologie africaine – Libération

Introduction

« Elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1,21), situé au cœur du récit de l'annonce à Joseph, concentre une théologie profonde de l'incarnation : Dieu se manifeste comme enfant, porteur d'une mission salvifique universelle. En même temps, dans ce verset, j’apprends une chose essentielle : le salut n’est pas tombé du ciel comme un décret : il naît. Dieu choisit la médiation d’un enfant, non comme prélude provisoire, mais comme modalité définitive de son agir. Le Messie est d’abord un nouveau-né, dépendant, nommé, inséré dans une lignée et une communauté. Théologiquement, cela signifie que l’histoire humaine devient le lieu normal de l’action divine. Cette logique rejoint profondément l’intuition africaine : l’enfant est toujours plus qu’un individu ; il est porteur de destin collectif. Sa naissance engage la famille, le clan, parfois le village entier. Mt 1,21 sacralise cette vision : le salut passe par une responsabilité partagée autour d’un enfant. Dans le contexte africain, où l'enfant est investi d'une charge symbolique et spirituelle considérable, ce texte ouvre des perspectives théologiques riches et complexes et une question s’impose ici comme problématique: Comment comprendre l’enfant comme don divin en Matthieu 1.21, et quelles implications cette lecture peut-elle avoir pour une théologie africaine contemporaine qui valorise l’enfant comme bénédiction communautaire et vecteur de transformation sociale?  

Cette question m’interpelle à formuler l’hypothèse de dire qu’en Afrique, l’enfant est considéré comme un don, et non comme une propriété. L’enfant se reçoit. Il ne se possède pas. Cette intuition rejoint la tradition biblique : « Voici, des fils sont un héritage de l’Éternel » (Psaumes 127,3), mais elle la radicalise par une lecture communautaire. En d’autres termes, dans nombre de sociétés africaines, dire « l’enfant appartient au village » n’est pas une métaphore : c’est une éthique. L’enfant est confié à une chaîne de responsabilité qui dépasse les parents biologiques. La parentalité est ainsi décentrée, et la grâce circule.

Cette vision trouve une résonance christologique puissante : l’Enfant de Bethléem n’est pas seulement Sauveur, il est don absolu, fragile, exposé, confié à une humanité imparfaite (Mt 1,21). Ainsi, l’enfant devient lieu théologique : Dieu y parle sans discours, Dieu s’y livre sans défense. Il nous donne Son Enfant, non comme une propriété, mais comme un don qui se vit comme mystère, comme signe, comme promesse sociale et spirituelle. Mt 1,21 offre alors un point de convergence rare entre l’Évangile et l’anthropologie africaine.

1. Une théologie de l’enfant comme don, et non comme propriété

En effet, l’on peut confesser que la naissance de l’Enfant Jésus n’est pas une traduction cosmétique de la foi chrétienne ; elle est un acte théologique majeur, une prise au sérieux des matrices culturelles où la Révélation cherche à prendre chair. Appliquée à l’enfant, elle devient décisive. Car l’Afrique pense l’enfant avant de le théoriser. C’est pourquoi, l'évangéliste Matthieu construit une tension dramatique : après quarante-deux générations, l'histoire du salut culmine dans la naissance d'un enfant. Ce procédé littéraire souligne que le divin n'intervient pas dans la puissance adulte mais dans la fragilité de la naissance. Dit autrement, la proclamation de Mt 1,21 situe ce don divin non dans la démonstration de force, mais dans la souffrance de la naissance. La Bible elle-même traverse cette nuit — Sarah, Anne, Élisabeth — et révèle un Dieu qui ouvre l’avenir là où tout semble clos (Gn 21). Dans une perspective africaine, l’enfant attendu annonce que la vie n’a pas dit son dernier mot. L’enfant est alors prophète silencieux de l’espérance. Du coup,  Matthieu renverse l’imaginaire messianique de la domination : Dieu choisit la théologie de la grâce incarnée comme stratégie rédemptrice. La naissance de Jésus est attribuée à l’action de l’Esprit Saint (Mt 1.18), ce qui souligne que l’enfant est donné par Dieu lui-même. Le caractère miraculeux de cette naissance rappelle les récits de l’Ancien Testament, tels que celui d’Isaac (Gn 21.1-3). Le nom « Jésus » (Yeshua, « Dieu sauve ») est révélé par l’ange, et non choisi par les parents. Le don de Dieu est donc accompagné d’une identité et d’une mission prédéterminées. Comme le note Raymond Brown, « le nom donné par Dieu est porteur de vocation et d’autorité divine[2] »

Autrement dit, donner un nom à l’enfant, c’est l’inscrire dans une histoire et une responsabilité de gérer ce don précieux. « Jésus » n’est pas un titre abstrait ; c’est une vocation vécue dans la chair, au cœur des relations humaines. Cette vocation révèle les convergences remarquables entre les conceptions africaines traditionnelles de l'enfant et l'anthropologie théologique chrétienne, révélant des points de contact inattendus qui facilitent le dialogue interculturel et interreligieux. L’exégèse de Mt 1.21 met en lumière comment ces deux traditions, issues de contextes historiques et culturels distincts, partagent néanmoins une vision de l'enfant comme être sacré, médiateur entre les mondes visible et invisible.

En examinant ces convergences, nous découvrons des parallèles théologiques fascinants, ainsi que des implications pratiques de l’éxégèse pour la pastorale, l'éducation religieuse et la préservation des valeurs spirituelles dans l'Afrique contemporaine. Deux points fondamentaux se révèlent : 1.la nomination de l’enfant comme don sotériologique. 2. La nomination comme identité spirituelle.  

1. La nomination de l’enfant comme don sotériologique

Lorsqu'on lit le récit de la naissance de Jésus en Matthieu 1.21, l’on réalise que l’enfant est explicitement présenté comme celui qui « sauvera son peuple de ses péchés ». En effet, ce don divin dépasse la sphère biologique et affective : il est sotériologique. C’est dire que le don de Dieu prend chair et devient visible, incarnant l’amour divin. La typologie biblique renforce cette lecture du don sotériologique : Isaac fut le fils de la promesse, Samuel fut consacré au service de Dieu, mais Jésus est le don ultime, orienté vers le salut universel. Selon Ulrich Luz[3], « Matthieu situe la naissance de Jésus dans une perspective eschatologique : l’enfant est donné pour inaugurer une nouvelle ère de salut ». Ce don est gratuit, salvifique et universel. Il dépasse la sphère familiale pour devenir bénédiction pour le peuple et pour l’humanité. Dans une perspective africaine, ce texte invite à relire la naissance de Jésus comme paradigme du don qui fonde l’honneur, la solidarité, la dignité et la transformation communautaire. L’enfant, don de Dieu, est ainsi porteur d’une mission de salut et de libération, inaugurant une nouvelle histoire de grâce et de vie.  Dans une perspective théologique et interculturelle, Mt1.21 invite à réfléchir sur la signification de l’enfant comme bénédiction, comme grâce, et comme instrument de libération.

D’ailleurs, dans les traditions bibliques et africaines, l’enfant est souvent perçu comme  porteur de vie et de continuité de la communauté. Matthieu 1.21, qui annonce la naissance de Jésus, élève cette compréhension à un autre niveau : l’enfant n’est pas seulement don pour une famille, mais un don de Dieu pour l’humanité entière. Cette portée théologique de l’enfant comme un don de Dieu, en dialogue entre l’exégèse biblique et les traditions africaines, nous amène à deux critères :

1.1. L’enfant né comme un don de Dieu devient une bénédiction pour l’humanité

 Ce n’est pas simplement une annonce dans une liste de noms ou un événement miraculeux : c’est la révélation d’un enfant donné par Dieu, chargé d’une mission qui concerne chacun de nous. À travers ce verset, on est invité à voir dans cet enfant bien plus qu’une simple naissance, c’est une bénédiction, un cadeau de grâce, une promesse de libération pour tous. Matthieu 1,21 nous livre un message d'une simplicité profonde : un enfant, un nom, une mission[4]. Le message de l’ange résume le sens profond du verset. En effet, l'ange révèle à Joseph deux choses essentielles à retenir : premièrement, la nature de l'enfant : Son origine n'est pas humaine seulement ; «il est conçu du Saint-Esprit»(v.20). Sa venue dans le monde est l'œuvre directe de Dieu. Deuxièmement, sa mission : Son nom, Jésus (Yeshoua en hébreu, qui signifie « Dieu sauve », définit sa raison d'être : sauver son peuple de ses péchés. D’ordinaire, l’Ange donne un signe (Lc 1.36). Mais Matthieu cite ici la prophétie de l’Emmanuel (Es 7.14). C’est une prophétie de la conception virginale de Jésus en Marie. Matthieu souligne la conception de Jésus « par le Saint-Esprit » (vv.18-20) chez une vierge (parthenos). Matthieu développe le thème de la conception virginale pour dire quelque chose de Jésus. Jésus est non seulement l’envoyé de Dieu au sens du messianisme juif, mais bien « le fils de Dieu » dans une relation unique de filiation. C’est le mystère du Dieu fait homme, rencontré d’abord sous les traits de l’enfant de Bethléem dans toute sa vulnérabilité. Le message de Mt 1,21 situe ainsi la démonstration de force divine dans la naissance d’un enfant fragile[5]. L’épiphanie est manifestée par un enfant nommé, accueilli, protégé pour le bien de tous.  Dieu choisit la fragilité incarnée comme stratégie rédemptrice. C’est une vocation vécue dans la chair, au cœur des relations humaines. On retrouve ainsi l’écho dans de nombreuses cultures africaines, où l'enfant n'est pas simplement un être biologique en devenir mais un médiateur spirituel actif pour la communauté. La conception d’un enfant n'est pas un simple acte physique mais l'appel d'une âme du monde invisible vers le visible. L'enfant porte ainsi en lui une mission qui précède sa naissance. C’est pourquoi, d‘ailleurs, certains enfants nés sont reconnus comme êtres dotés de pouvoirs spirituels particuliers, capables de voir et d'agir dans les dimensions invisibles. Ces exemples révèlent une constante : l'enfant africain n'est jamais tabula rasa mais porteur d'une identité spirituelle antérieure à sa socialisation[6].

1.2. L’enfant né de la vulnérabilité rend  un lieu théophanique

La lecture africaine de Mt 1,21 révèle une consonance profonde : l’enfant, dans sa fragilité, est messager du monde des ancêtres avant d’être individu. En d’autres termes, dans la cosmologie africaine, l'enfant n'est jamais perçu comme le simple produit d'une union biologique. Il est considéré comme un don des ancêtres et de la divinité suprême, une bénédiction qui manifeste la continuité entre le monde des vivants et celui des esprits. L’enfant apporte un message à la communauté qui le porte, l’éduque et l’oriente. De même que l’enfant Jésus est confié à une communauté (Joseph, Marie, Israël) pour une œuvre qui dépasse l’intime.  Comme cela est fréquent chez Matthieu, la révélation principale du récit est attestée par l’accomplissement d’un signe emprunté à l’Écriture. Ici, l’origine divine de Jésus s’appuie sur Es 7,14 : « Voici que la Vierge enfantera un fils … ». L’enjeu théologique du récit est de faire apparaître Jésus comme le nouveau Moïse[7].  Certaines cultures africaines croient en la réincarnation des ancêtres à travers les nouveau-nés. Cette croyance ne doit pas être confondue avec la métempsychose cyclique de certaines religions orientales. Il s'agit plutôt d'une continuité spirituelle où l'âme d'un ancêtre peut choisir de revenir dans la lignée familiale pour accomplir une mission inachevée ou pour continuer à guider les vivants. John Mbiti rappelle ainsi que « la vie est essentiellement communautaire; l’enfant est don qui appartient à tous [8]».

En outre, la vulnérabilité de l’enfant n’est pas un déficit à corriger ; elle est une grammaire du divin. Là où l’on attend la maîtrise, Dieu choisit l’exposition. Là où l’on redoute la dépendance, Dieu se rend visible. L’enfant, par sa fragilité inaugurale, devient espace de révélation : non parce qu’il parle, mais parce qu’il oblige à parler autrement ; non parce qu’il agit, mais parce qu’il convoque l’action responsable d’autrui.

Dans l’horizon biblique, la théophanie n’est pas seulement l’éclat du buisson ardent ou la majesté du Sinaï. Elle est aussi discrétion incarnée. Le divin se donne à voir quand la puissance consent à la petitesse. L’enfant vulnérable n’est pas seulement porteur d’avenir ; il est présent théologique, lieu où Dieu se risque à être reçu.  Cette vulnérabilité a une force performative. Elle crée une éthique. L’enfant oblige : à protéger, à nourrir, à nommer, à transmettre. En ce sens, il organise la communauté autour de la responsabilité. Là où l’enfant est accueilli, le monde se réajuste. Là où il est sacrifié, le sacré se retire. La théophanie n’est donc pas un phénomène mystique isolé ; elle est un événement social. Dieu se rend perceptible à travers la qualité des relations suscitées par la fragilité.

Dans les cultures africaines, cette intuition est ancienne et robuste. L’enfant est signe, messager, parfois même question posée au groupe. Sa vulnérabilité appelle des rituels, des récits, des soins : autant de liturgies du quotidien où le divin circule sans s’imposer. La théophanie n’écrase pas ; elle éveille. Affirmation nette : Dieu ne se manifeste pas malgré la vulnérabilité de l’enfant, mais par elle. Le sacré ne se prouve pas par la force ; il se reconnaît dans la capacité d’une société à faire place à ce qui ne se défend pas seul. L’enfant devient alors seuil : entre ciel et terre, promesse et exigence, grâce reçue et justice à construire.

Ainsi, réfléchir l’enfant comme lieu théophanique, c’est refuser une théologie désincarnée. C’est choisir une foi exposée, relationnelle, tournée vers l’avenir. Une foi qui sait que le divin commence là où l’humain accepte de prendre soin.

2. La nomination du don : « Tu lui donneras le nom de Jésus »

Tout enfant né a un nom. Sans nom, sa vulnérabilité se perd ; avec un nom, elle devient appel. Le nom donne à la fragilité une adresse et une dignité. Il transforme l’enfant en sujet de promesse, en point de passage du divin vers le social. Là où l’enfant est nommé avec sens, Dieu ne demeure pas abstrait : il prend voix.

C’est ainsi que dans la culture sémitique, le nom (shem) n'est pas un simple identificateur mais révèle l'essence et la mission. Jésus (hébreu Yeshua, « YHWH sauve ») inscrit dans l'identité même de l'enfant sa fonction sotériologique. De même, tant dans la conception biblique que dans les sociétés africaines, l'appellation ne se limite pas à une simple description ; elle constitue un engagement profond. Elle révèle l'essence de l'être, préfigure la destinée et oriente la conduite. Conférer à l'enfant le nom de « Jésus » — signifiant «Dieu sauve»— équivaut à ancrer son existence dans une trajectoire de libération.

Sur le continent africain, où le nom est fréquemment le mémorial d'un événement marquant, une expression d'espérance ardente ou une contestation discrète face à l'adversité, cette christologie nominale acquiert une portée singulière. Jésus ne représente pas une simple dénomination honorifique ; il incarne une action divine inscrite concrètement dans le cours de l'histoire. Chez les bantous, par exemple, certains noms sont donnés pour protéger l'enfant contre les forces maléfiques ou pour déjouer la mort après plusieurs décès infantiles. D’autres sont donnés parce que ces enfants sont exceptionnels (souvent nés dans des conditions inhabituelles) et viennent restaurer l'ordre cosmique perturbé. Du coup, tant dans Mt 1,21 que dans les conceptions africaines, l'enfant n'est pas une page blanche mais porte une vocation antérieure par sa nomination. Cette convergence permet de développer une théologie africaine de la prédestination qui n'est pas fataliste mais vocationnelle. Joseph reçoit la révélation du nom et de la mission (Mt 1,21), mais c'est la communauté qui accueille et reconnaît l'enfant. De même, en Afrique, la communauté discerne et confirme l'identité spirituelle de l'enfant. L'individu et le collectif sont coresponsables de la révélation.

Le paradoxe central de Mt 1,21 résonne avec les cosmologies africaines où les enfants, les jumeaux, les nouveau-nés en portant un nom sont à la fois fragiles biologiquement et puissants spirituellement. Curieusement, Mt 1,21 inscrit également le salut dans une dimension onomastique qui correspond à la sotériologie africaine. Le salut n'est jamais purement individuel mais concerne la restauration des relations par un nom que l’enfant porte (avec Dieu, les ancêtres, la communauté, le cosmos). De même, en portant un nom qui contient le tétragramme sacré (YHWH), l'enfant Jésus devient théophanie, manifestation visible de l'invisible[9]. Et, surtout, il faut le savoir, nommer​‍​‌‍​‍‌​‍​‌‍​‍‌ c’est lier le destin. Donner un nom, c’est ouvrir un chemin, c’est prendre une responsabilité. Dans la Bible, le nom n’est pas un simple mot : c’est une parole qui s’accomplit.

Le nom propre arrache l’enfant à la masse informe du vivant et le fait entrer dans une histoire qui a un sens. Il lui donne un rôle, une fonction, un avenir. En Afrique, lorsqu’on raconte une naissance, on commence bien souvent par dire quel sera l’honneur du nouveau-né : son nom proclamera une éthique même si l’on ne sait rien du reste de son histoire. Avoir un nom, c’est être porté par un sens qui nous dépasse.

Sur le plan théologique le nom est théophanique. Dieu se fait proche en consentant à être nommé et, plus encore, en nommant l’enfant. Le nom devient alors le lieu où la transcendance se donne à voir par l’entremise du moyen humain. Il y a là un paradoxe, mais un beau paradoxe : l’infini se laisse mettre en un cercle, qui est celui du mot, pour habiter le temps et la relation.

Autrefois, en Afrique, on savait cela aussi. Le nom d’avènement, c’est, là-bas, le nom qui décrit une circonstance ou celui qui énonce une espérance, ou celui encore qui rappelle un sacrifice. En tout cas, le nom ne peut jamais se concevoir sans la communauté. Celui dont il s’agit, c’est celui du nouveau-né mais aussi celui des aînés, de la société toute entière, car seul un monde fondé par des liens entre les hommes peut trouver grâce aux yeux du ciel. Le nom vient protéger, asseoir, obliger. On peut dire : sans nom la fragilité s’égare, avec un nom elle se fait appel. Le nom est ce qu’il y a de plus urgent à donner à la faiblesse : une adresse et une dignité. Le nom fait de l’enfant un sujet de promesse, un lieu où le divin vient frapper à la porte du social. Là où l’enfant reçoit un nom qui a du sens, Dieu ne saurait être bien loin puisqu’il se fait alors entendre. La démarche de porter un nom spécifique ne peut qu’évoquer chez l’adulte une théologie de l’incarnation. Le salut ne flottant pas, il doit s’énoncer. Il commence par un nom, un nom que l’on reçoit, que l’on prononce, un nom dont on doit porter la charge, un nom auquel on doit être à la ​‍​‌‍​‍‌​‍​‌‍​‍‌hauteur.  

3. L’enfant africain comme lieu de révélation

Les convergences identifiées entre traditions africaines et christianisme ont permis le développement d'une théologie africaine authentique qui ne se contente pas d'importer des concepts occidentaux mais dialogue créativement avec le patrimoine spirituel africain. Des théologiens comme Jean-Marc Éla[10], Bénézet Bujo[11] et Engelbert Mveng[12] ont montré comment les catégories théologiques africaines peuvent enrichir et approfondir la compréhension du mystère chrétien. La théologie de l'enfant bénéficie particulièrement de ce dialogue interculturel. La conception africaine de l'enfant comme réincarnation d'un ancêtre peut être relue à la lumière de la communion des saints, cette solidarité mystique qui unit les vivants et les morts dans le Corps du Christ[13]. L'enfant devient alors non pas la réincarnation littérale d'un ancêtre, mais le porteur de l'héritage spirituel des générations précédentes.

​‍​‌‍​‍‌​‍​‌‍​            Car, dans les cultures africaines, on voit souvent l’enfant comme quelqu’un qui vient « d’au-delà » — du monde des ancêtres, du mystère de la vie, du vouloir de Dieu. Il est, tout simplement, la théophanie. Ce regard n’est pas païen au sens péjoratif du terme ; il est riche de sens. Il facilite l’accueil de l’enfant Jésus comme révélation et non comme un paradoxe. On le voit : l’inculturation est féminine. Elle pose non moins fortement que Dieu ne pénètre pas l’Afrique par la force d’une autre civilisation ou d’une autre culture, mais par un enfant qui ne peut rien pour lui. Mt 1,21, s’il est relu depuis l’Afrique, le Libère de ses anciennes gangues pour lui rendre sa première peau : celle de l’humble, du relationnel, de l’exposé.  

L’injonction faite à Joseph, « tu lui donneras le nom de Jésus », a l’écho des pratiques africaines de nomination. Chez nous, le nom n’est jamais chose qui tombe du ciel : il dit une circonstance, il peut traduire une espérance ou bien, hélas, être un cri de protestation face à des forces adverses. Avoir un nom c’est à la fois être regardé et perçu, c’est aussi devenir sujet, matérialisateur du changement.

Mt 1,21 situe le nom « Jésus » comme programme de vie. La réflexion africaine sur la naissance permet d’entendre que ce nom-là porte un destin qui dépasse l’enfant, mais que nul ne saurait emprunter à l’enfant lui-même donc aussi au village, à la ville, à la nation. Il est un nom à vivre.

Mt 1,21 nous conduit, à cet effet, à une réalité socio-théologique africaine qui dit et redit qu’en Afrique c’est toute la société dans son ensemble qui doit s’intéresser aux enfants et prendre ses responsabilités au sérieux. Si l’enfant est porteur d’une révélation divine, alors la manière dont une société traite ses enfants devient un critère théologique. Un oeil mauvais virerait à l’aveugle pour un autre « oeil » : mépriser l’enfant c’est fermer les yeux sur la révélation. Le protéger, l’éduquer de toutes ses facultés permet au monde de Dieu de s’approcher et de prendre place dans notre humanité.  Le nommer avec respect, dignité c’est reconnaître l’enfant comme fils ainé du royaume de Dieu.

Il n’y a pas de salut désincarné dans un contexte africain. Mt 1,21 oblige l’Église africaine à s’investir concrètement dans des lieux où l’enfant est menacé : pauvreté, guerres, exclusions, instrumentalisations religieuses. C’est là où se joue aujourd’hui la crédibilité de l’Évangile.

Conclusion

Il y a un point que j’ai retenu  de ma réflexion : la théologie africaine de l’enfant à partir de Mt 1,21 révèle une vérité centrale : Dieu fait de l’enfant non un symbole décoratif d’une famille, mais un lieu stratégique de sa révélation. L’Afrique, par sa compréhension ancestrale de l’enfant comme don, signe et responsabilité, n’ajoute rien à l’Évangile ; elle en déploie la profondeur. Mt 1,21 se révèle comme une parole d’avenir : le salut commence petit, vulnérable, nommé, mais confié à la fidélité humaine. Là où l’enfant est accueilli, Dieu continue de ​‍​‌‍​‍‌​‍​‌‍​‍‌naître.

Jimi ZACKA, PhD


 ____________

[1] Le présent article est issu d’un exposé académique sur la naissance du Christ-Jésus. Il en reprend les axes structurants tout en les approfondissant, afin d’offrir une contribution écrite plus systématique et théoriquement fondée.

[2] Cf. Raymond E. Brown, The Birth of the Messiah: A Commentary on the Infancy Narratives in Matthew and Luke, New York: Doubleday, 1993.

[3] Cf. Ulrich Luz, Matthew 1–7: A Commentary, Minneapolis: Fortress Press, 2007.

[4] Lire Raymond E. Brown, op.cit., p. 39.

.                 [5] Davies, W.D. & Allison, Dale C. A Critical and Exegetical Commentary on the Gospel According to Saint Matthew. Vol. I. Edinburgh: T&T Clark, 1988, p.22

[6] Lire Zacka, Jimi. Les mythes des jumeaux chez les Mandjias et dans les traditions bibliques. Academia.edu, 2024.

[7] France, R.T. The Gospel of Matthew. Grand Rapids: Eerdmans, 2007.

[8] John S. Mbiti, African Religions and Philosophy. London: Heinemann, 1969, p.472.

[9] Davies, W.D. & Allison, Dale C. A Critical and Exegetical Commentary on the Gospel According to Saint Matthew. Vol. I. Edinburgh: T&T Clark, 1988.

[10] Jean-Marc Éla, Ma foi d’Africain. Paris: Karthala, 1985.Dans cet ouvrage, l’auteur développe une théologie contextuelle où l’enfant est signe de vie et d’espérance communautaire. En effet, il montre comment la théologie africaine relie l’incarnation à la libération sociale.

[11] Bénézet Bujo, African Theology in Its Social Context. Nairobi: Paulines Publications, 1992.Ici, il est important de remarquer que Bujo insiste sur l’éthique communautaire et l’importance de l’enfant dans la continuité sociale.

[12] Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Église: Parole d’un croyant. Paris: L’Harmattan, 1985. Mveng relie la théologie africaine à la dignité humaine et à la mémoire des ancêtres. C’est un dialogue entre inculturation et christologie.

[13] Laurenti Magesa, African Religion: The Moral Traditions of Abundant Life. Maryknoll: Orbis Books, 1997.

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