Analyse et réflexion
Le
troisième repère que j’aimerais mettre en lumière est constitué par une
galaxie d’hommes de pensée dont les réflexions ont dominé les débats sur
les relations entre tradition et modernité en Afrique. Universitaires
de renom pour la plupart, ils ont donné à leur pensée une articulation
logique implacable d’où se dégage une grande vision d’une tradition
africaine à redécouvrir et d’une modernité africaine à inventer, en
relation avec l’évolution de l’idée et de la réalité de la modernité en
Occident.167
L’homme clé
L’homme
clé dans cette galaxie, c’est Valentin Yves Mudimbel, un universitaire
congolais qui a consacré son énergie à penser l’Afrique dans ses
relations avec la modernité occidentale.
Son idée centrale sur la
tradition africaine est que celle-ci n’est pas derrière nous, mais en
nous. Cela veut dire qu’elle ne constitue pas une objectivité d’idées,
de pratiques ou de valeurs à contempler ou à capturer dans une analyse
distante et sereine, mais une force d’intériorité structurante à
comprendre à partir de l’aujourd’hui de notre existence.
Cette
force place tout le passé africain dans la dynamique de la construction
de l’identité africaine à partir des défis de notre temps,
particulièrement du défi de l’Occident. Comme la tradition, l’Occident
dont nous parlons n’est pas en face de nous comme une extériorité
purement dominatrice et destructrice. Selon Mudimbe, il est aussi en
nous et fonctionne à son tour comme un pouvoir de structuration
intérieure.
Tradition africaine et modernité occidentale sont
donc au cœur même de l’Homme africain et creusent dans sa personnalité
des questionnements dont dépend l’invention d’une nouvelle destinée. Le
problème n’est donc pas de vouloir se débarrasser de la tradition ou de
la modernité occidentale pour l’invention d’une Afrique totalement
coupée de cette double dynamique, mais de rester dans l’intériorité
africaine et d’y saisir les vrais enjeux de la tradition et de la
modernité.
Quel est le statut de la tradition qui est en nous et
quelle est la signification de la modernité occidentale qui, elle aussi,
est en nous?
Sur ces points, la pensée de V.Y. Mudimbe permet d’ouvrir une double perspective.
-
Elle permet d’imaginer que la tradition qui est en nous peut subir tout
un travail de dépoussiérage qui 1a soumette à une sorte de réduction de
type phénoménologique, si l’on peut dire. D’abord une réduction de type
eidétique qui la débarrasse de tout le fatras des choses inessentielles
pour ne conserver que le fondamental: l’idée régulatrice qui rend cette
tradition féconde en nous. Ensuite une réduction, c’est-à-dire
phénoménologique, c’est-à-dire libération d’un espace nouveau pour un
travail d’invention et de créativité qui fasse acquérir à la tradition
la plénitude de son sens, comme dirait Nathalie Depraz. V.Y. Mudimbe n’a
pas clairement défini l’idée régulatrice et la plénitude du sens que
comporte la tradition en nous, mais un recours à d’autres penseurs
africains permettra de combler cette lacune.
- Il en est de même
pour la modernité occidentale qui est en nous. Mudimbe y voit à la fois
l’impact, dans notre être même, d’une force dominatrice qui donne à
l’Occident le statut de Père symbolique dont la présence nous obsède. Il
y voit aussi la force d’un bouleversement radical de nos sociétés et de
notre personnalité. Le Père et sa force nous fascinent et nous
révulsent en même temps, nous plaçant ainsi en situation d’ambiguïté
existentielle, entre les eaux. Nous pouvons vouloir nous débarrasser de
son odeur, mais vouloir nous couper de lui exige de bien mesurer ce
qu’il nous en coûte de nous en débarrasser et s’il ne s’agit pas d’un
piège qu’il nous tend et au bout duquel il nous attend, immobile et
ailleurs ».
A Partir de la pensée de V. Y. Mudimbe, on peut aussi
tenter d’opérer une double réduction de la modernité au sens
phénoménologique. Une réduction eidétique où l’idée régulatrice de la
dynamique vitale de l’Occident moderne apparaîtrait clairement, et une
réduction phénoménologique qui dégagerait un espace de libération pour
donner à la modernité la plénitude de son sens. V.Y. Mudimbe ne s’est
pas attelé à ce travail phénoménologique, mais nous pouvons l’opérer à
partir des recherches entreprises par d’autres penseurs.
LES HOMMES DE LA REFERENCE PHARAONIQUE
Quand
je parle des hommes de la référence pharaonique, je pense
particulièrement aux grandes figures de l’Egyptologie africaine
contemporaine: Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga, Fabien Kange Ewane et
Guillaume Bilolo Mubabinge.
Sur la question de la relation entre
notre tradition et la modernité occidentale, ces universitaires sont
conscients du fait qu’ils parlent à partir du sol de l’homme africain
contemporain. Un homme déchiré entre d’une part une tradition qu’il ne
connaît ni ne maîtrise parce qu’il est coupé des sources de son
histoire, et d’autre part une modernité qu’il ne comprend pas parce
qu’elle lui est tombée sur la tête comme une machine de destruction et
de déshumanisation.
L’intériorité africaine, qui est à saisir du
point de vue de la tradition comme du point de vue de la modernité, est
une intériorité problématique: désemparée, troublée, écartelée, déchirée
et même pulvérisée en tant qu’instance donatrice de sens à la destinée
des personnes et des peuples en Afrique.
Pour la reconstruire, il
lui faut un horizon historique vers les sources de la vie africaine et
vers les générations futures. Cheikh Anta Diop et Théophique Obenga ont
défini les sources: l’Egypte pharaonique. Fabien Kange Ewane a dégagé
l’horizon: l’Afrique du troisième millénaire réenracinée dans toute la
trame de son histoire. Guillaume Bilolo Mubabinge a tracé le cadre
actuel: la construction d’une nouvelle Afrique sur la base de la
référence pharaonique. Je schématise à outrance, mais les accents que je
dégage rendent compte des orientations vraies chez chacun de ces
auteurs, même si chez eux toutes les dynamiques de fond rassemblent tous
ces accents en même temps, à des degrés divers et suivant des
pondérations différentes.
Chez eux tous, on perçoit ce que la
tradition veut dire: la conscience actuelle de ce qui a fait la force de
l’Egypte pharaonique et des grands empires historiques africains dans
leurs valeurs de vie et dans leurs pratiques sociales. La conscience
aussi, de ce que cette tradition permet de construire comme avenir pour
nos peuples aujourd’hui. Ainsi perçue, la tradition est un immense
capital symbolique et mental que la science égyptologique redonne à
l’homme africain et à ses civilisations maintenant.
Mais ce
capital n’a de sens qu’en fonction du grand enjeu d’aujourd’hui: notre
relation avec le monde occidental dans sa modernité. Il est destiné à
nous décomplexer en faisant de nous la source de l’humain où l’Occident a
puisé son énergie primordiale. Il est aussi destiné à nous libérer de
l’humiliation que nous avons subie depuis les temps coloniaux jusqu’à ce
jour. Il est enfin destiné à nous redonner confiance et à promouvoir
nos énergies créatives dans tous les domaines, c’est-à-dire à entrer
dans la modernité sans complexe pour en maîtriser les enjeux et en
juguler les méfaits: inventer une modernité africaine plus dynamique et
plus humaine.
Cela veut dire que la modernité dans ses slogans
les étincelants : la technologie, l’organisation démocratique, les
idéaux libertaires, la bonne gouvernance, la confiance dans le progrès
et dans la raison, n’est pas l’apanage de l’Occident. Elle est un
patrimoine commun de l’humanité à partir duquel tout peuple peut bâtir
aujourd’hui son avenir, sans complexe, A condition de ne pas s’engluer
dans le non-sens que l’Occident a fait peser sur cette modernité en
l’instrumentalisant au service des pouvoirs de la mort et de la
destruction.
UN ECLAIRAGE UTILE PAR TROIS PENSEURS IMPORTANTS
Je
ne peux pas parler de la galaxie des penseurs d’Afrique sur la question
de la tradition et de la modernité sans invoquer l’œuvre de Fabien
Eboussi Boulagal. Dans une verve critique et caustique, ce penseur
camerounais a planté le décor: il a dénoncé le recours naïf à une
tradition folklorisée et onirique alors que la modernité se joue à
l’échelle et sur le terrain de la maîtrise scientifique, politique,
économique et militaire du monde, dans des rapports concrets actuels
entre dominants et dominés, entre maîtres et esclaves, dans un système
mondial féroce, cruel, qui ne souffre aucun onirisme béat. Pour lui, on
n’oppose pas à une telle modernité le cadavre des traditions évoquée à
coup de rêveries et d’incantations. On entre dans des champs de bataille
concrets: la recherche fondamentale, la libération des sciences, la
construction des économies fortes, et, ajouterais- je, des armées
puissantes. Ce sont, comme dirait Eboussi lui-même, là des lignes de
résistance réelles face à une modernité conquérante et oppressive.
Nous
le savons d’ailleurs depuis le mot célèbre de Wolé Soyinka: le tigre ne
se pavane pas en proclamant sa tigritude, le tigre saute sur sa
proie... Pour l’Afrique, la seule tradition qui compte est donc celle
qui permettrait au tigre africain de sauter. Mais en quoi consisterait
une telle tradition?
C’est à cette question que me semblent
répondre deux théologiens, de renom: Oscar Bimwenyi-Kweski et Jean-Marc
Ela : scion des perspectives très différentes, mais avec le même souci
de la libération des énergies africaines créatives. Oscar
Bimwenyi-Kweski saisit la tradition dans son point d’ancrage radical: le
bosquet initiatique, c’est-à-dire le cœur de la dynamique du devenir
humain de l’homme africain. Là où se configurent les valeurs
spirituelles fondamentales qui donnent sens à la vie. Ce sont, dans
l’ensemble, des valeurs de liens vitaux: avec Dieu, avec les humains,
avec le monde.
Quant à Jean-Marc Ela, il ne se réfère à cette
tradition des valeurs qu’en vue de leur fécondité possible dans les
lieux actuels de vie: les rapports sociopolitiques concrets où la
re-capturation des énergies de la culture crée et forge l’homme africain
nouveau, dans le contexte d’une modernité dévoyée, qui produit pauvreté
et inégalité, mort et désolation, indigence et déréliction, en Afrique.
L’enjeu ici, c’est de se libérer de tout ce qui, dans la modernité
comme dans la tradition, réduit l’être humain à rien, anéantit sa force
de créativité et le livre, pieds et poings liés, aux structures
monstrueuses des politiques africaines ou aux griffes meurtrières des
maîtres de l’économie mondiale.
On peut continuer les
investigations et présenter aussi des auteurs qui, à l’instar de Daniel
Etounga-Manguelle et Axelle Kabou, exigent un ajustement culturel ou un
pur et simple changement de culture en Afrique. Cela ne me paraît pas
important pour la problématique qui nous concerne ici. Ceux qui n’ont
pas foi dans notre génie culturel africain n’entrent pas dans l’horizon
qu’il est nécessaire d’ouvrir pour l’interfécondation de la tradition et
de la modernité sur nos terres. Je me dispense de parler d’eux ici.
LES ENJEUX D’UNE PENSEE UTILE
Que
pouvons-nous tirer, comme lignes directrices utiles, de toute la pensée
africaine à laquelle je viens de faire recours pour féconder mes
analyses? Globalement, nous y disposons d’une clarification sur la
manière dont 1a tradition et la modernité apparaissent à notre
conscience actuelle en Afrique: à la fois comme des réalités internes à
nous et comme des nœuds de questions posées à notre être-au-monde. Ces
réalités nous renvoient autant aux sources de notre histoire et de notre
esprit qu’au cœur de nos préoccupations actuelles pour que nous soyons
de plain-pied dans un ordre du monde où nous sentons que notre destin
est bouleversé et qu’il nous faut le repenser, le réimagner, le
redéployer et l’élever à la hauteur des enjeux du monde pour maintenant
et pour l’avenir.
Nous sommes, dans cette situation qui est la
nôtre, conduits à concevoir une double tâche: - réinventer une
archéologie féconde de notre être en sculptant fermement et en
construisant résolument une identité historique à la dimension du rôle
que nos cultures et nos civilisations ont assumé dans l’histoire de
l’humanité; - conférer une téléologie à notre destinée en nous pensant
comme une figure spirituelle spécifique dans les relations avec les
autres civilisations.
Tradition et modernité deviennent dans ce
sens deux pivots dans le travail de réflexion de fond sur l’esprit que
nous avons à promouvoir pour proposer dès maintenant à notre continent
la nouvelle idée qu’il devra avoir de lui-même: une nouvelle sorte
d’attitude des individus à l’égard du monde environnant, comme aurait
dit Husserl, une figure culturelle systématiquement cohérente où
tradition et modernité s’articuleraient selon des principes
d’interfécondation qui donneraient un sens nouveau à notre avenir dans
le monde, en fonction des défis actuels et des enjeux à venir de notre
destinée: la constitution d’un nouvel être africain, d’un monde qui soit
notre monde parce qu’il correspondrait à notre être redécouvert et
réinventé.
Le problème étant ainsi clarifié, il nous reste à dire
selon quelles méthodes nous devons le résoudre et de quelles ressources
nous disposons pour mener à terme l’articulation entre tradition et
modernité. Il nous reste aussi à voir comment la religion en général et
le christianisme en particulier peuvent être utiles face aux problèmes
que nous posent la tradition et la modernité.
par Kä Mana, Philosophe et Théologien Congolais
Tiré de «La mission de l’Eglise africaine», CIPCRE
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