samedi 28 juin 2014

LES PENSEURS D'AFRIQUE ET LA MODERNITE

Analyse et réflexion


Le troisième repère que j’aimerais mettre en lumière est constitué par une galaxie d’hommes de pensée dont les réflexions ont dominé les débats sur les relations entre tradition et modernité en Afrique. Universitaires de renom pour la plupart, ils ont donné à leur pensée une articulation logique implacable d’où se dégage une grande vision d’une tradition africaine à redécouvrir et d’une modernité africaine à inventer, en relation avec l’évolution de l’idée et de la réalité de la modernité en Occident.167

L’homme clé 

L’homme clé dans cette galaxie, c’est Valentin Yves Mudimbel, un universitaire congolais qui a consacré son énergie à penser l’Afrique dans ses relations avec la modernité occidentale.
Son idée centrale sur la tradition africaine est que celle-ci n’est pas derrière nous, mais en nous. Cela veut dire qu’elle ne constitue pas une objectivité d’idées, de pratiques ou de valeurs à contempler ou à capturer dans une analyse distante et sereine, mais une force d’intériorité structurante à comprendre à partir de l’aujourd’hui de notre existence.
Cette force place tout le passé africain dans la dynamique de la construction de l’identité africaine à partir des défis de notre temps, particulièrement du défi de l’Occident. Comme la tradition, l’Occident dont nous parlons n’est pas en face de nous comme une extériorité purement dominatrice et destructrice. Selon Mudimbe, il est aussi en nous et fonctionne à son tour comme un pouvoir de structuration intérieure.

Tradition africaine et modernité occidentale sont donc au cœur même de l’Homme africain et creusent dans sa personnalité des questionnements dont dépend l’invention d’une nouvelle destinée. Le problème n’est donc pas de vouloir se débarrasser de la tradition ou de la modernité occidentale pour l’invention d’une Afrique totalement coupée de cette double dynamique, mais de rester dans l’intériorité africaine et d’y saisir les vrais enjeux de la tradition et de la modernité.
Quel est le statut de la tradition qui est en nous et quelle est la signification de la modernité occidentale qui, elle aussi, est en nous? 


Sur ces points, la pensée de V.Y. Mudimbe permet d’ouvrir une double perspective.

- Elle permet d’imaginer que la tradition qui est en nous peut subir tout un travail de dépoussiérage qui 1a soumette à une sorte de réduction de type phénoménologique, si l’on peut dire. D’abord une réduction de type eidétique qui la débarrasse de tout le fatras des choses inessentielles pour ne conserver que le fondamental: l’idée régulatrice qui rend cette tradition féconde en nous. Ensuite une réduction, c’est-à-dire phénoménologique, c’est-à-dire libération d’un espace nouveau pour un travail d’invention et de créativité qui fasse acquérir à la tradition la plénitude de son sens, comme dirait Nathalie Depraz. V.Y. Mudimbe n’a pas clairement défini l’idée régulatrice et la plénitude du sens que comporte la tradition en nous, mais un recours à d’autres penseurs africains permettra de combler cette lacune.
- Il en est de même pour la modernité occidentale qui est en nous. Mudimbe y voit à la fois l’impact, dans notre être même, d’une force dominatrice qui donne à l’Occident le statut de Père symbolique dont la présence nous obsède. Il y voit aussi la force d’un bouleversement radical de nos sociétés et de notre personnalité. Le Père et sa force nous fascinent et nous révulsent en même temps, nous plaçant ainsi en situation d’ambiguïté existentielle, entre les eaux. Nous pouvons vouloir nous débarrasser de son odeur, mais vouloir nous couper de lui exige de bien mesurer ce qu’il nous en coûte de nous en débarrasser et s’il ne s’agit pas d’un piège qu’il nous tend et au bout duquel il nous attend, immobile et ailleurs ».
A Partir de la pensée de V. Y. Mudimbe, on peut aussi tenter d’opérer une double réduction de la modernité au sens phénoménologique. Une réduction eidétique où l’idée régulatrice de la dynamique vitale de l’Occident moderne apparaîtrait clairement, et une réduction phénoménologique qui dégagerait un espace de libération pour donner à la modernité la plénitude de son sens. V.Y. Mudimbe ne s’est pas attelé à ce travail phénoménologique, mais nous pouvons l’opérer à partir des recherches entreprises par d’autres penseurs. 


LES HOMMES DE LA REFERENCE PHARAONIQUE

Quand je parle des hommes de la référence pharaonique, je pense particulièrement aux grandes figures de l’Egyptologie africaine contemporaine: Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga, Fabien Kange Ewane et Guillaume Bilolo Mubabinge. 


Sur la question de la relation entre notre tradition et la modernité occidentale, ces universitaires sont conscients du fait qu’ils parlent à partir du sol de l’homme africain contemporain. Un homme déchiré entre d’une part une tradition qu’il ne connaît ni ne maîtrise parce qu’il est coupé des sources de son histoire, et d’autre part une modernité qu’il ne comprend pas parce qu’elle lui est tombée sur la tête comme une machine de destruction et de déshumanisation. 


L’intériorité africaine, qui est à saisir du point de vue de la tradition comme du point de vue de la modernité, est une intériorité problématique: désemparée, troublée, écartelée, déchirée et même pulvérisée en tant qu’instance donatrice de sens à la destinée des personnes et des peuples en Afrique.

Pour la reconstruire, il lui faut un horizon historique vers les sources de la vie africaine et vers les générations futures. Cheikh Anta Diop et Théophique Obenga ont défini les sources: l’Egypte pharaonique. Fabien Kange Ewane a dégagé l’horizon: l’Afrique du troisième millénaire réenracinée dans toute la trame de son histoire. Guillaume Bilolo Mubabinge a tracé le cadre actuel: la construction d’une nouvelle Afrique sur la base de la référence pharaonique. Je schématise à outrance, mais les accents que je dégage rendent compte des orientations vraies chez chacun de ces auteurs, même si chez eux toutes les dynamiques de fond rassemblent tous ces accents en même temps, à des degrés divers et suivant des pondérations différentes. 
 
Chez eux tous, on perçoit ce que la tradition veut dire: la conscience actuelle de ce qui a fait la force de l’Egypte pharaonique et des grands empires historiques africains dans leurs valeurs de vie et dans leurs pratiques sociales. La conscience aussi, de ce que cette tradition permet de construire comme avenir pour nos peuples aujourd’hui. Ainsi perçue, la tradition est un immense capital symbolique et mental que la science égyptologique redonne à l’homme africain et à ses civilisations maintenant.
Mais ce capital n’a de sens qu’en fonction du grand enjeu d’aujourd’hui: notre relation avec le monde occidental dans sa modernité. Il est destiné à nous décomplexer en faisant de nous la source de l’humain où l’Occident a puisé son énergie primordiale. Il est aussi destiné à nous libérer de l’humiliation que nous avons subie depuis les temps coloniaux jusqu’à ce jour. Il est enfin destiné à nous redonner confiance et à promouvoir nos énergies créatives dans tous les domaines, c’est-à-dire à entrer dans la modernité sans complexe pour en maîtriser les enjeux et en juguler les méfaits: inventer une modernité africaine plus dynamique et plus humaine.
Cela veut dire que la modernité dans ses slogans les étincelants : la technologie, l’organisation démocratique, les idéaux libertaires, la bonne gouvernance, la confiance dans le progrès et dans la raison, n’est pas l’apanage de l’Occident. Elle est un patrimoine commun de l’humanité à partir duquel tout peuple peut bâtir aujourd’hui son avenir, sans complexe, A condition de ne pas s’engluer dans le non-sens que l’Occident a fait peser sur cette modernité en l’instrumentalisant au service des pouvoirs de la mort et de la destruction. 

UN ECLAIRAGE UTILE PAR TROIS PENSEURS IMPORTANTS

Je ne peux pas parler de la galaxie des penseurs d’Afrique sur la question de la tradition et de la modernité sans invoquer l’œuvre de Fabien Eboussi Boulagal. Dans une verve critique et caustique, ce penseur camerounais a planté le décor: il a dénoncé le recours naïf à une tradition folklorisée et onirique alors que la modernité se joue à l’échelle et sur le terrain de la maîtrise scientifique, politique, économique et militaire du monde, dans des rapports concrets actuels entre dominants et dominés, entre maîtres et esclaves, dans un système mondial féroce, cruel, qui ne souffre aucun onirisme béat. Pour lui, on n’oppose pas à une telle modernité le cadavre des traditions évoquée à coup de rêveries et d’incantations. On entre dans des champs de bataille concrets: la recherche fondamentale, la libération des sciences, la construction des économies fortes, et, ajouterais- je, des armées puissantes. Ce sont, comme dirait Eboussi lui-même, là des lignes de résistance réelles face à une modernité conquérante et oppressive. 
 
Nous le savons d’ailleurs depuis le mot célèbre de Wolé Soyinka: le tigre ne se pavane pas en proclamant sa tigritude, le tigre saute sur sa proie... Pour l’Afrique, la seule tradition qui compte est donc celle qui permettrait au tigre africain de sauter. Mais en quoi consisterait une telle tradition?
C’est à cette question que me semblent répondre deux théologiens, de renom: Oscar Bimwenyi-Kweski et Jean-Marc Ela : scion des perspectives très différentes, mais avec le même souci de la libération des énergies africaines créatives. Oscar Bimwenyi-Kweski saisit la tradition dans son point d’ancrage radical: le bosquet initiatique, c’est-à-dire le cœur de la dynamique du devenir humain de l’homme africain. Là où se configurent les valeurs spirituelles fondamentales qui donnent sens à la vie. Ce sont, dans l’ensemble, des valeurs de liens vitaux: avec Dieu, avec les humains, avec le monde.
Quant à Jean-Marc Ela, il ne se réfère à cette tradition des valeurs qu’en vue de leur fécondité possible dans les lieux actuels de vie: les rapports sociopolitiques concrets où la re-capturation des énergies de la culture crée et forge l’homme africain nouveau, dans le contexte d’une modernité dévoyée, qui produit pauvreté et inégalité, mort et désolation, indigence et déréliction, en Afrique. L’enjeu ici, c’est de se libérer de tout ce qui, dans la modernité comme dans la tradition, réduit l’être humain à rien, anéantit sa force de créativité et le livre, pieds et poings liés, aux structures monstrueuses des politiques africaines ou aux griffes meurtrières des maîtres de l’économie mondiale. 
 
On peut continuer les investigations et présenter aussi des auteurs qui, à l’instar de Daniel Etounga-Manguelle et Axelle Kabou, exigent un ajustement culturel ou un pur et simple changement de culture en Afrique. Cela ne me paraît pas important pour la problématique qui nous concerne ici. Ceux qui n’ont pas foi dans notre génie culturel africain n’entrent pas dans l’horizon qu’il est nécessaire d’ouvrir pour l’interfécondation de la tradition et de la modernité sur nos terres. Je me dispense de parler d’eux ici. 

LES ENJEUX D’UNE PENSEE UTILE 

Que pouvons-nous tirer, comme lignes directrices utiles, de toute la pensée africaine à laquelle je viens de faire recours pour féconder mes analyses? Globalement, nous y disposons d’une clarification sur la manière dont 1a tradition et la modernité apparaissent à notre conscience actuelle en Afrique: à la fois comme des réalités internes à nous et comme des nœuds de questions posées à notre être-au-monde. Ces réalités nous renvoient autant aux sources de notre histoire et de notre esprit qu’au cœur de nos préoccupations actuelles pour que nous soyons de plain-pied dans un ordre du monde où nous sentons que notre destin est bouleversé et qu’il nous faut le repenser, le réimagner, le redéployer et l’élever à la hauteur des enjeux du monde pour maintenant et pour l’avenir. 
 
Nous sommes, dans cette situation qui est la nôtre, conduits à concevoir une double tâche: - réinventer une archéologie féconde de notre être en sculptant fermement et en construisant résolument une identité historique à la dimension du rôle que nos cultures et nos civilisations ont assumé dans l’histoire de l’humanité; - conférer une téléologie à notre destinée en nous pensant comme une figure spirituelle spécifique dans les relations avec les autres civilisations.
Tradition et modernité deviennent dans ce sens deux pivots dans le travail de réflexion de fond sur l’esprit que nous avons à promouvoir pour proposer dès maintenant à notre continent la nouvelle idée qu’il devra avoir de lui-même: une nouvelle sorte d’attitude des individus à l’égard du monde environnant, comme aurait dit Husserl, une figure culturelle systématiquement cohérente où tradition et modernité s’articuleraient selon des principes d’interfécondation qui donneraient un sens nouveau à notre avenir dans le monde, en fonction des défis actuels et des enjeux à venir de notre destinée: la constitution d’un nouvel être africain, d’un monde qui soit notre monde parce qu’il correspondrait à notre être redécouvert et réinventé. 
 
Le problème étant ainsi clarifié, il nous reste à dire selon quelles méthodes nous devons le résoudre et de quelles ressources nous disposons pour mener à terme l’articulation entre tradition et modernité. Il nous reste aussi à voir comment la religion en général et le christianisme en particulier peuvent être utiles face aux problèmes que nous posent la tradition et la modernité. 

 par Kä Mana, Philosophe et Théologien Congolais

Tiré de «La mission de l’Eglise africaine», CIPCRE

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