Et, la question fondamentale est de savoir
si l’on peut bénéficier des bienfaits de Dieu et n’avoir aucune dette de gratitude.
Dit autrement : le principe de bienfaisance
implique-t-il, oui ou non, obligatoirement une action de reconnaissance? Si
oui, d’où procède cette
obligation ? Cette préoccupation, notons-le, révèle clairement la
pertinence des questions d’ordre éthique. L’éthique
porte sur le bon et le mauvais comportement, sur ce qu’il faut faire et ce
qu’il faudrait s’abstenir de faire dans la dialectique de donner/recevoir ou de la triade bienfait-gratitude-ingratitude.
Comme
il importe de l’évoquer, la
figure du bienfaiteur secret que revêt Jésus a hanté l’imaginaire et la
réflexion morale des évangélistes du Nouveau Testament et l’éloge du
bienfaiteur capable de conserver le secret de sa bonne action est un des thèmes
chers aux différents évangélistes. Jésus
guérit les malades et leur défend d’en faire une publicité en guise de
reconnaissance. « Ne le dis à
personne » devient presque ainsi la clé des bienfaits de « Jésus
le guérisseur » (cf. Mc 7,
32-36 ; Mc 1.40-45 ; Mt 9.27.31).
Si Jésus guérissait toutes sortes de maladies, il ne voulait pas que
tous les bénéficiaires le fassent connaître comme le « bienfaiteur ».
On découvre ici que le secret et le silence sont les conditions d’un pacte entre le
bienfaiteur délicat et son obligé, et ces conditions sont également sacrées
pour tous deux. La
notion de bienfaisance apparaît ainsi dans la pensée évangélique comme une
forme du bienfait désintéressé. C’est-à-dire, le bienfait s’effectue
avant tout pour autrui, et quelqu’un qui fait du bien en calculant le profit
qu’il va en retirer simplement pour lui-même est ingrat. Il faut donner pour
donner et non donner dans l’attente de recevoir. N'est-il pas écrit en Mt 6.3: " ...quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite" ? Ainsi, personne ne peut
justifier son ingratitude en raison des ingrats.
Mais, il nous
faudra préciser comment cette interprétation s’articule avec certaines lectures
contemporaines de bienfaisance, et plus généralement avec l’obligation d’exprimer
sa gratitude. Car, la
logique de « faire du bien à autrui » est aussi une logique de réciprocité qui crée
la mutualité[2].
Ceci dit, cette analyse mérite d’être discutée
et complétée dans une perspective plus approfondie. En effet, nous tenterons
d’articuler notre réflexion en exploitant le texte de Luc 17.11-19.
Cette étude nous permet de saisir le récit,
non pas au niveau d'une surface narrative où le lecteur cherche à discerner
entre forme littéraire, théologie et anecdote, mais dans une verticalité qui
renvoie à la profondeur du message. Ceci est pour puiser
quelques enjeux éthiques du texte par rapport à la triade bienfait-gratitude-ingratitude. Explicitement, il s’agit de vérifier s’il y a une
obligation de la part des dix hommes
guéris de remercier Jésus, comme l’a
fait l’un des leurs. Ou alors, que veut dire Jésus lorsqu’il s’interroge : « Est-ce que tous les dix n’ont pas été
purifiés ? Et les neuf, où sont-ils ? » (v.17). Enfin, nous tenterons
de réfléchir sur les différents enjeux éthiques assortis de Lc 17.11-19 afin de
répondre aux différentes interrogations.
Le
bienfait comme responsabilité pour
l’autrui
« Faire du bien » est un devoir
universel car il se fonde sur la loi éthique suivante : « Aime ton prochain comme toi-même »[3].
Pourtant, dans toutes les actions de la vie, les hommes, par nature, sont
attentifs à leur bien propre (faire du bien à soi-même)[4]. Il
est évident que la bienfaisance à l’égard de soi-même n’est pas un devoir, car
personne n’est libre de ne pas vouloir son bien propre, quand bien même ce bien
pourrait apparaître un mal pour autrui. La bienfaisance à l’égard de soi-même
est un fait chez l’homme en tant qu’il est un être sensible compris dans la
nature[5].
En revanche, la bienfaisance devient un devoir dès lors que l’on considère le
sujet comme un membre de l’humanité, c’est-à-dire dès lors que l’on considère
ce qu’il y a d’universel en lui. En d’autres termes, s’il a conscience de
lui-même en tant que moi, et s’il reconnaît l’autre non seulement comme un
autre que lui, mais aussi comme un autre moi, il doit le reconnaître comme un
sujet dont la sollicitude est engagée. C’est par conséquent, un devoir pour
l’homme que d’être bienfaisant à l’égard des autres hommes, sur le modèle de la
bienfaisance qu’il se porte à lui-même[6].
Dans ce cas, la bienfaisance à l’égard des
autres n’est plus seulement une vertu individuelle, mais un devoir social[7]. Ainsi, le sujet doit prendre soin de l’autre autant
que de lui-même, reconnaissant la nécessité universelle du sentiment de
satisfaction que procurent les jouissances de la vie. C’est par conséquent un
devoir pour tout homme que d’aider son prochain quand il se trouve en
difficulté, ou plus précisément de l’aider lorsque la vie devient pour lui un
supplice plutôt qu’une occasion d’atteindre le bien-être.
Pour ce faire, « faire du bien »,
c’est offrir sans espoir de retour, sans attendre de contrepartie. Le bienfait
ne demande pas de retour, il n’est pas une relation réciproque, il renvoie à
des valeurs morales comme la générosité, la gratuité, le plaisir désintéressé
et échappe par là même au rapport marchand. Exemple du don de soi dans l’amour
(Mt 22.39).
L’exigence de la gratitude
Selon Paul Ricœur, ce qui donne sens dans la certitude de
pouvoir faire un don, c’est la réciprocité, la mutualité, qui seules permettent
de parler de reconnaissance au sens fort. S’y exprime la mutualité du lien
social ou affectif. Non que l’obligation de rendre crée une dépendance du
donataire au donateur mais le geste de donner serait l’invitation à une
générosité semblable, autrement dit, il y a une exigence implicite pour le donataire de reconnaître le donateur comme bienfaiteur[8]. Pour
Ricœur, « cet échange ritualisé ne se confond pas avec l’échange marchand
consistant à acheter et à vendre en accord avec un contrat d’échange[9] ».
Autrement dit, recevoir un bienfait implique que le bénéficiaire en
accepte simultanément l’obligation
d’exprimer sa reconnaissance. Ricœur met ainsi la réciprocité du donner et du
recevoir au cœur de la relation éthique, selon le modèle de la Règle d’or[10].
Selon
lui, reconnaître l’autre comme sujet agissant et bienfaiteur, forme une
condition nécessaire pour fonder le devoir d’amour. Par
conséquent, il faut que la reconnaissance soit également un devoir en soi, sans
quoi l’universalité du devoir d’amour serait menacée. Kant nous dit que ce
devoir dont il faut s’acquitter n’est pas une simple maxime de prudence en vue
de laquelle on s’assure la bienveillance d’autrui[11]. Car, en
fait, viser son bien personnel n’est pas une attitude morale en soi, mais
simplement une manière de suivre la nature. C’est pour cette raison que le
devoir de reconnaissance comme les autres devoirs de vertu doit trouver son
fondement dans le désintéressement. Reconnaître l’autre comme bienfaiteur,
c’est reconnaître sa pleine participation à l’ « amour du
prochain ». Le contraire du devoir de reconnaissance s’appelle
l’ingratitude, et c’est pour l’homme un devoir de vertu que de reconnaître la
bienfaisance partagée[12].
En d’autres termes, ce qui définit la
gratitude – du moins, en théorie – c’est qu’elle est ce sentiment de
reconnaissance qu’on peut éprouver à l’égard d’un bienfait que l’on a reçu. Cette
gratitude « prend corps » et s’exprime, non seulement dans les remerciements,
mais dans les actes. Mais le bienfait et la gratitude, dans leur intention
même, et bien qu’ils s’exercent dans l’ordre des échanges, se défendent d’être
«profitables » ou « intéressés. Comme le montre Sénèque, il faut penser la
gratitude comme un des éléments d’une triade : bienfait- dette -reconnaissance. Le don, qui circule et
qui devient un bienfait pour son bénéficiaire, est souvent non-matérialité. Ce
peut être un sourire, un regard, un geste, un service, du savoir, une action,
une parole, un symbole, une œuvre et, quelquefois aussi, une vie entière. C’est
dire que la gratitude se manifeste sous des formes multiples, et se déploie sur
un registre très large, qui peut aller, crescendo, du simple «merci» jusqu’au
sacrifice de soi.
Mais, ce n’est donc pas en termes
mathématiques que nous manifestons la gratitude. Nous n’avons pas à « rendre »
l’équivalent de ce qui nous a été donné. Quand je dis merci « du fond du cœur »
(et non pas « du bout des lèvres »), je fais montre de gratitude, sans
prétendre restituer à celui qui me fait don un don similaire, ou d’égale
valeur. Il n’y a pas de donnant-donnant au sens comptable du terme, mais un
retour en forme de « merci ».
Pour l’ingrat, au contraire, il n’est pas
question de reconnaître la générosité du don. L’ingrat ne sait pas remercier
et, du même coup, il ne saura probablement jamais être généreux. L’ingrat ne
supporte pas l’idée du « Je dois ». Il aime à rembourser sur le champ, pour se
délivrer de sa dette, pour être quitte, pour ne rien avoir à donner à qui que
ce soit. Car l’ingratitude est, au fond, une forme d’avarice, tandis qu’il y a
– et c’est là le paradoxe – une générosité à recevoir. Pourquoi? Parce que
celui qui reçoit avec gratitude s’engage dans un cycle de reconnaissance qui
implique, évidemment, la capacité de donner, à son tour. Le receveur
reconnaissant devient donateur, dans un mouvement qui n’est pas un simple
retour du même cycle, mais quelque chose
de plus dialectique, qui implique, finalement, une transformation de soi[13].
Inversement, l’ingratitude se définit comme
absence, oubli, dénégation du lien[14].
En cela, elle est définie par les religions monothéistes comme une trahison
absolue. Dans L’Ancien Testament, les ingrats sont punis parce qu’ils ont
«oublié» (ou volontairement raturé) le lien qui les lie à Dieu. Il en est
ainsi, par exemple, d’Adam, de Saül, des compagnons de Moïse, etc. Car, les religions monothéistes – juive, chrétienne
et musulmane – tiennent la gratitude pour un élément essentiel du lien qui unit
les hommes à Dieu et, par voie de conséquence, les hommes entre eux. Dieu
lui-même a dénoncé l’ingratitude du peuple d’Israël (Dt 32.18 ; Ex 17.
1-3 ; Jg 8. 33-35). Job en fut une victime la plus malheureuse (Jb 19.14,
15-16). Le Psalmiste n’a cessé de clamer l’ingratitude de ses amis auprès de
Dieu (Ps38.11, 20). En Rm 1.21, l’apôtre Paul souligne l’ingratitude des hommes
envers Dieu comme source de leurs dépravations.
Mais, il faut aussi souligner que celui qui
reçoit le bienfait peut vouloir se dérober au lien qui, pense-t-il, s’impose à
lui comme une contrainte, un obstacle à des satisfactions immédiates, un risque
de dépendance. Car, il arrive, en effet,
que le bienfait soit fait dans l’intention d’exercer une domination. Ce peut
être, par exemple, un bienfait auquel il est impossible de répondre de quelque
manière, une bienfaisance démesurée, accordée par quelqu’un qui veut s’imposer
par une générosité de façade. Le bienfait, dans ce cas, au lieu d’enrichir
celui qui en est le bénéficiaire, peut constituer une menace. En vérité, le
bienfait est alors vécu comme un piège. Cette ambiguïté possible du bienfait ne
doit pas être ignorée. Il en va d’ailleurs de même de la reconnaissance : elle
peut n’être qu’une posture, un discours creux, une sorte d’aimable façade, une
politesse convenue[15].
C’est dans ce contexte que nous aborderons Lc
17.11-19. L’enjeu est de tirer de cette péricope quelques aspects éthiques liés
aux attitudes des dix lépreux, mais aussi tout ce qui découle de l’attitude de Jésus. Qu’attendait-il des lépreux après
leur guérison ? Un geste de reconnaissance, de remerciement ou d’ingratitude ? Qu’en est-il de l’attitude des « neuf
lépreux » ? Comment peut-on l’interpréter ?
Luc
17. 11-19[16] :
guérison, gratitude, ingratitude
Le passage de Luc 17.11-19 s’inscrit dans l’une des
instructions de Jésus pendant sa montée vers Jérusalem. Ce qui nous est signifié par la guérison des dix lépreux réside moins
dans l'acte miraculeux en lui-même que dans l'enseignement que contient
également tout ce qui l'entoure dans un seul et unique épisode, qu'il faut lire
comme un tout. Il faut aussi préciser que notre
texte n'est pas une parabole, mais le
récit d'une rencontre avec Jésus.
a.
Situation
des lépreux : De discrimination à l’exclusion sociale et religieuse
Alors que Jésus passe entre la Galilée et la
Samarie, dix lépreux accourent vers lui. Étonnant, car les lépreux étaient mis
en quarantaine, jusqu’à ce que la mort survienne. Car, la véritable lèpre ne
connaissait pas de guérison. La législation sur la lèpre était très sévère
comme l’atteste le livre du Lévitique qui consacre deux chapitres à
cette maladie. L’un énumère les différents types de lèpre (ch.13), tandis que
l’autre détaille les rites de purification en cas de guérison (Ch.14).
À l'époque de
Jésus, avoir la lèpre avait de lourdes conséquences pour celui qui en était
affecté. Le lépreux était considéré comme impur à la fois sur le plan humain, social
et religieux. Tout lui était fermé. Il
se trouvait complètement exclu de la vie sociale et religieuse. La
Loi hébraïque lui interdisait de s'approcher de quiconque. Il ne pouvait rien
faire. La lèpre était certes une maladie impure et contagieuse, mais pire encore, elle
était perçue comme le signe d'une malédiction divine sur l'homme, le signe d'un péché commis par
lui. Le lépreux subissait donc une triple peine : la maladie, l'exclusion, la malédiction.
C’est dire que la lèpre représente tout ce
qui nous coupe, nous sépare des autres et nous empêche de faire corps avec eux.
C'est pour cela que le lépreux doit se tenir dans les lieux déserts. Il est « impur
», ce que nous pouvons traduire par « en déficit d'amour ». Cela dit, notons que la lèpre nous dit que
notre mal intime est contagieux, transmissible. Elle récapitule tous nos déficits.
Le vocabulaire utilisé en dit long sur la gravité de la maladie. Le mot hébreu nèga’
que l’on utilise pour désigner la lèpre signifie d’abord « coup »; et le
verbe naga’ se traduit par « frapper, donner un coup ». On dira donc
qu’une personne est « frappée » de lèpre. On fera même le lien entre le péché
et la lèpre, celle-ci étant le châtiment divin par excellence.
Étant donné que les gens de la Bible
avaient une conception religieuse du monde, avec sa séparation entre le sacré
et le profane, ils considéraient que toutes situations les mettaient en
relation avec Dieu ou menaçaient cette relation. La maladie faisait partie de
ces menaces, car il y avait un lien entre la santé et la sanctification. Parmi
les maladies, la lèpre jouissait d’un statut particulier, car on la considérait
comme une impureté, en ce sens qu’elle était un obstacle empêchant la personne
de s’approcher du sacré. On comprend alors pourquoi le rôle du prêtre, le
maître du sacré, est si important. C’est lui qui, en reconnaissant la présence
de la lèpre, déclare la personne impure, ou inapte à participer au culte. S’il
y a guérison, il en fera la constatation et procédera alors à la purification
du lépreux, en suivant un rituel précis, pour le réintégrer dans la communauté
et lui faire recouvrer sa capacité de rendre un culte à Dieu.
Au regard du sort réservé au lépreux au
temps de Jésus, on peut dire que les dix lépreux ont subi une double
peine : discrimination et exclusion. Le mot
« discrimination » vient du terme latin discrimen qui signifie
« point de séparation ». « Discriminer », c’est alors
distinguer, « séparer en jugeant » ; alors que le mot
« exclure » signifie mettre dehors ou supposer que la personne
n’appartient pas au cercle dans lequel on se place[17]. L’exclu
est ainsi « autre » : mis au ban de la société, rejeté comme
indigne, méprisé, oublié, banni ou exilé, privé d’une identité. Paradoxalement,
ceux qui privent d’identité les exclus en les repoussant hors de leur cadre,
leur en procurent une nouvelle en leur conférant une identité de hors-la-loi.
Montrés du doigt, exposés au regard des autres, cloués au pilori, marqués au
fer rouge, les individus interlopes sont comme réifiés pour être
reconnaissables[18].
L’exclusion est aussi associée à la notion
de culpabilité. Les exclus ont transgressé, enfreint les règles, dépassé les
bornes, excédé les limites tolérées. Ils doivent donc, selon la société qui les
exclut, assumer leurs actes
inadmissibles qui les plaçaient en dehors du cercle des admis. Renvoyés,
disgraciés, ils n’ont plus accès à la communion avec leurs pairs puisqu’ils
sont censés ne plus partager les mêmes valeurs. Ils se sont, pour ainsi dire,
mis eux-mêmes au ban de la société. C’est dans cet état pitoyable que les dix lépreux courent désespérément vers
Jésus pour solliciter sa faveur.
b. La
supplication pressante des dix lépreux : «…aie pitié de nous »
Les dix
lépreux se tiennent à distance de Jésus en application de la loi juive (Lv
13.16), car ils sont séparés de la société et lui crient : « Jésus, maître, aie pitié de nous »
(verset 13). En le nommant, les dix lépreux semblent avoir entendu parler de
Jésus et de ses actions. Et ils l’appellent « maître » : en fait, le terme vocatif epistata utilisé ici dans le texte grec
signifie uniquement « responsable » et non pas enseignant, savant, prêtre, rabbi ou seigneur. Les
dix lépreux discernent donc Jésus seulement comme un responsable dans la
société. En fait, le mot
« responsable » contemple plusieurs définitions. Ici, appeler
Jésus « responsable » l’implique dans une obligation de remédier et
de réparer une faute. C’est dire que le visage attristé des lépreux assigne Jésus
à une responsabilité infinie.
D’ailleurs, leur cri « aie pitié de nous » est celui
du désespoir et du dernier recours ; c'est le cri à la fois du malade, de l'exclu et du maudit qui invite Jésus à
une responsabilité de bienfaisance. C’est
parce que pour les dix lépreux, leur souffrance est incompréhensible et
représente un mal absolu. Car si les autres peuvent donner un sens à leur
douleur, eux croient souffrir pour rien.
De même, ce cri de désespoir « aie
pitié de nous » est l’expression
même de l’abaissement dans la prise de
conscience de leur impuissance naturelle à se constituer maître de leur propre
vie. Implorer la pitié de Dieu, c’est implorer l’Être même de Dieu, cet Être
que le Père Céleste a révélé à Moïse pour son peuple, et qu’incarne le Seigneur
Jésus-Christ par sa vie même et son enseignement. Dieu n’a pas pour l’homme
une pitié condescendante. Il est en relation avec chacun de nous en
particulier, penché sur chacun avec la même sollicitude. Il sauve l’homme, le
libère, dans quelque souffrance qu’il se trouve.
Ainsi, supplier Jésus d’avoir pitié d’eux, c’est l’amener à s'identifier à leur souffrance : car, avoir
pitié, c'est souffrir de voir l'autre souffrir. « Prendre part à
ce qu’éprouve autrui est en général un devoir[19]».
C’est ainsi que Kant exprime la nécessité de la pitié dans une relation morale
et active fondée sur l’amour de l’autre.
c.
La guérison
des dix lépreux comme acte de compassion
Contrairement au passage de Lc 5.12, les dix lépreux ne tombent pas ici sur leur
face devant Jésus, mais ils lui adressent une prière, sans demander
formellement la guérison, ni l’aumône. La supplication des lépreux laisse place
à la liberté de Jésus d’agir : rétablir ou ne pas rétablir les lépreux dans leur dignité et leur
intégrité physique, eux qui étaient
exclus de toute relation avec les hommes et inaptes à rendre un culte à Dieu,
car, ils étaient considérés comme des
pécheurs. La compassion oriente en effet la liberté de Jésus d’agir
favorablement, comme elle est la disposition intérieure qui pousse Dieu à se
tourner vers l’homme pour le libérer de ses esclavages.
Sans
les toucher, ni ne pratiquant de geste d’imposition des mains, Jésus les envoie
ainsi vers les prêtres qui, conformément à la législation de Lv 14.2ss, ont à
constater la guérison. Pourtant, Jésus ne fait aucun geste de guérison et la
purification n’est donc pas instantanée (à comparer avec 5.12). Notons que Jésus opère ici une
guérison à distance, contrairement à celle qu'il avait réalisée lors de sa
mission en Galilée : il avait alors "touché" le lépreux (5, 12 - 14),
signifiant qu'avec lui est abolie la frontière que traçait la Loi entre le pur
et l'impur. Aussi, quand Jésus
dit aux lépreux d'aller voir le prêtre pour faire constater leur guérison, il
se soumet à la Loi. Mais, soulignons-le, ce n'est pas le prêtre ni la Loi qu'il
représente qui vont accomplir la guérison. Le prêtre va se contenter de rendre
officielle une guérison qui ne viendra pas de lui. Et, c'est sur le chemin qu'ils se trouvent guéris et purifiés. Cette
fois-ci, la guérison s'accomplit à distance de Jésus, sans aucun contact avec
lui. Est-ce un bienfait qui met à l’épreuve la qualité morale des dix hommes
guéris ?
Jusqu’ici,
le récit met en valeur combien est puissante la parole de Jésus et, par-là,
prépare la réponse que ce dernier va faire aux pharisiens (17.12). Mais, la
« pointe » du récit se trouve
dans ce qui advient après la guérison au v.17 et va illustrer l’écart qui
existe entre la bienfaisance et la reconnaissance, d’où s’ouvrira une brèche à l’ingratitude.
d. Louer Dieu et rendre grâce à Jésus comme acte de reconnaissance
Dans les v.15-19, surgit l’imprévu. L'un des dix lépreux, guéri et purifié, désobéit et
ne suit pas l'ordre de Jésus (v.14b). Il ne va pas immédiatement se montrer aux
prêtres pour faire reconnaître sa guérison et faire attester sa pureté
retrouvée. Au contraire, ce samaritain fait demi-tour en glorifiant Dieu, en lui rendant gloire[20],
« doxazo » en grec, qui a
donné le mot doxologie). Il retourne vers Jésus pour le remercier, lui rendre grâce . Rendre
grâce, c'est-à-dire reconnaître en Dieu l'origine de tout ce qui est bon. C'est-à-dire
l'action de grâce, c'est l’élément central de la vie chrétienne. Vivre dans
l'action de grâce nous donne aisance, légèreté : nous devenons gracieux à tous
les sens du mot. Et cela ne dépend ni de l'âge ni de la beauté physique ni de l’intellect,
mais cela vient d’une profondeur de reconnaissance. C’est la joie de manifester
aussi la bienveillance divine, qui est universelle.
Comme si les neuf autres n’avaient pas cru
en lui et comme s’ils n’avaient pas été sauvés eux aussi, Jésus s’interroge :
« « Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf, où
sont-ils ? » (v.17). Incohérence de récit ? Incohérence de
Jésus ? C’est que la foi ne
consiste pas seulement à obéir aux ordres (v.14) mais aussi à reconnaître la
grâce reçue devant celui qui l’a donnée (v.6a), d’une voix aussi forte qu’on
avait crié pour la demander (13a, 15b). La louange est inséparable de la
supplication. Supplier et louer
vont de pair. Pour le Samaritain et pour
Jésus, elle passe avant même l’accomplissement des rites de purifications.
Le Samaritain guéri rend
la même louange et la même action de grâce à Dieu et à Jésus (15b-16a). Le
salut qu’il vient de recevoir, il reconnaît devant tous qu’il est l’œuvre de
Dieu en Jésus. Sa foi ne fait pas de distinction entre eux et il se prosterne
devant celui par qui il a été purifié comme on se prosterne devant le
Seigneur. Le seul qui proclame ainsi sa
foi, qui va jusqu’au bout du chemin en revenant vers Jésus et vers Dieu, est un
« samaritain ». Il n’est pas juif, il est hérétique, encore plus méprisé que les étrangers. Une
fois, de plus, c’est le pire de tous les lépreux, guéri mais pas encore reconnu
comme tel, samaritain honni dont la foi est plus grande que celle des
juifs . C’est le paroxysme de toute reconnaissance. Libéré
de toute entrave, et redevenu Homme, le
lépreux n'a plus sa place près de Jésus comme individu isolé : sa maladie, à
présent disparue, lui a imposé, cette condition. Le miraculé n'a désormais sa
place auprès de Jésus qu'avec
l'authentique statut d'homme, et bien plus d'homme sauvé : « Lève-toi, va, ta foi t’a sauvé »
(v.19), c'est-à-dire en tant que membre
d’une communauté, et bien plus en tant que membre de la communauté des croyants
et du peuple même de Dieu. Mais il est bien plus qu'un simple membre de la
communauté : s'il a été réintégré miraculeusement dans celle-ci, c'est comme Prophète.
e. «…Et les neuf autres, où sont-ils ? » (v.17b)
« Tous les dix n'ont-ils pas été
purifiés? Où sont les neuf autres? ».
Cette question de Jésus à celui des lépreux qui, seul, est revenu sur ses pas
pour rendre grâce, ménage à cet endroit une des plus longues pauses de
l'Évangile. Jésus attend les neuf absents: il n'est pas possible qu'ils ne
reviennent pas, eux aussi. « Où sont-ils ? ». Une question
qui fait écho de Gn3.9. « Où es-tu ? ». Une question qui
est la première parole que Dieu adresse à Adam, après sa chute. « Où es-tu ? » est une amorce d’un
dialogue, une main tendue vers celui qui a pourtant choisi de ne plus écouter
la parole de son créateur.
Les lépreux ont crié vers celui en qui leur foi devine un
Sauveur possible (v.12). En les envoyant d'abord à ceux qui sont habilités à
constater une éventuelle guérison (v.14), Jésus ne leur fait pas seulement une
promesse, il met aussi leur foi et leur reconnaissance à l'épreuve. Car, à ce
moment, ils ne sont pas encore guéris; ils le deviendront "en cours de route", en obéissant à
la parole de Jésus. Alors, tout à leur joie, mais oublieux du donateur, ils
s'éparpillent dans la nature. Chacun dans son tourbillon de bonheur se baigne
dans l’ingratitude et oublie le bienfaiteur.
Mais, il faut noter qu’il arrive que l’homme se trompe quelquefois
sur l’identité de son bienfaiteur. Ou bien, il lui faut du temps pour avoir une
vraie gratitude. Il nous arrive aussi de
transférer notre gratitude du véritable bienfaiteur à quelque chose de
secondaire, à donner au bien que nous recevons une autre cause que la bonté et
la générosité de son auteur. C’est
probablement le cas des neuf miraculés dont l’Évangile parle. Le Christ
leur a suggéré d’aller voir un prêtre, selon la prescription de la Loi de
Moïse. Ont-ils pensé que ce geste rituel primait sur la reconnaissance
naturelle envers celui qui venait de les guérir ? Ou bien, la joie d’être de
nouveau en bonne forme les a rendus, à ce point, ingrats ?
Dans tous les cas, l’ingratitude
est le principal signe de l’immaturité d’une personne. Inversement, la gratitude
sincère est la qualité des êtres matures. Elle n’est pas spontanée chez les
humains ; elle est le fruit d’un travail assidu sur soi. Un homme dit « merci »
d’autant plus volontiers qu’il est grand dans son humilité et avancé dans la
connaissance de la vanité de ce monde. La reconnaissance n’est pas seulement
l’expression d’une bonne éducation et la manifestation d’une culture
authentique, mais surtout la preuve de la sagesse spirituelle et de la grandeur
d’âme.
Enjeux éthiques de Lc 17. 11-19
L’étude de Lc 17.11-19 révèle finalement que, dans
toutes les sociétés humaines, la triade bienfait-gratitude-ingratitude
donne lieu à des échanges, formalisés à travers des paroles (vv13-14 ) et des
rites (v.16). Dans toutes les langues du monde, il existe des mots pour
manifester sa reconnaissance. Dans chaque société, et a fortiori dans l’Église, le « merci » agit comme un signe de
gratitude. Il permet d’exprimer sa gratitude à celui qui a, par un certain
nombre de faits, reconnu notre existence en tant que personne. Il n’est nul
besoin de nous référer à quiconque, pour savoir que le besoin de gratitude
est un besoin vital, dont aucune société humaine ne peut faire l’économie. Luc
nous montre, en effet, que la bienfaisance et la gratitude autorisent les
sociétés humaines à établir des liens qui permettent de créer des relations
entre nous (v.18).
Basé sur la confiance, la bienfaisance
implique moralement une dette qui sera rendue en d’autres temps, sous forme de prestations.
Ainsi, la gratitude confirme, renforce, amplifie le lien social que la
bienfaisance a initié (v.19). Lorsque ce lien est distendu ou rompu, quelle que
soit la personne, les tensions naissent et s’accroissent, et la relation est en
crise. Il en va ainsi dans le monde de l’Église, comme dans tout autre. La question de Jésus « Tous les dix n'ont-ils pas été purifiés? » au v.17b dénote bien une
crise et donne le ton d’une tension due à l’ingratitude des neuf guéris.
Que le bienfait et la gratitude aient une
fonction d’échange, cela ne compromet pas leur caractère désintéressé. Car, l’intention donatrice nous montre que
nous sommes dignes d’être l’objet d’une attention, dignes d’être connus,
reconnus, compris, aimés. C’est donc une dette joyeuse que nous avons
contractée, puisque nous reconnaissons le prix infini de l’intention. Et si le
don m’oblige, il m’oblige seulement à éprouver de la gratitude à l’égard du
donateur, de son intention généreuse, et à m’en inspirer[21].
Chacun est libre d’être, ou de ne pas être, dans la couple bienfait / gratitude. Le lien entre la bienfait
et la gratitude est toujours et
encore l’occasion d’exercer sa liberté, de manifester ou non la meilleure part
de soi. En dernière instance, et quels que soient les déterminismes culturels,
sociaux ou autres, son existence dépend des individus, et d’eux seuls. Cette
marge de liberté donne à la gratitude sa dimension éthique. Rien n’est
jamais évident ni assuré, ni de donner, ni de recevoir.
Pourtant, il nous est si facile de recevoir des bénédictions, des
bénédictions presque innombrables, il nous arrive des choses qui changent notre
vie, qui l’améliorent et qui nous apportent tant de bonheur et de joies, mais
parfois, nous pensons que tout cela nous est dû. Ne devrions-nous pas être
reconnaissants des bénédictions que l’Évangile de Jésus-Christ implante dans
notre cœur et dans notre âme ?
Prof. Jimi Zacka
Exégète, Anthropologue
P.S. : La rédaction Thephila.com prévient les lecteurs contre toute
utilisation de ses textes ne mentionnant pas la source et le nom de l’auteur de
l’article comme cela a pu être arrivé en plagiant.
[1]
Cet article est la
communication remaniée de Prof. Jimi Zacka
donnée lors de la conférence organisée par le CREIAF (Centre de
Recherches et d’Etudes Interculturelles en
Afrique Francophone) du 05-07 Décembre
2016 sur le thème : « La
Bienveillance comme devoir éthique ».
[2] Lire à cet
effet, Paul Ricœur, Parcours de la
Reconnaissance. Trois Études, Paris, Stock, 2004.
[3] Cf. Mc 12.31 : Mt 22.30
[4] Il
est de l’essence de l’homme de s’aimer lui-même, de vouloir se conserver, de
chercher à rendre son existence heureuse.
[5] L’amour
de soi ne doit pas être confondu avec un égoïsme insociable.
[6] Cf. Mt 7.12 « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous,
faites-le de même pour eux, car c'est la loi et les prophètes. »
[7] Ricœur, op.cit., p.156.
[8] Paul Ricœur, « Devenir capable, être reconnu »
article publié initialement dans revue Esprit, n°7, juillet 2005
[9] Ricœur,
Parcours de la Reconnaissance, op.cit., Troisième étude : la
reconnaissance mutuelle, V, 2, p.327-337.
[10] À propos de la règle d’or, cf. Philippe CHANIAL, « Générosité,
réciprocité, pouvoir et violence », dans la Revue du Mauss (Mouvement
Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), n°321, 2008, p.110, note
22 : « La règle d’or ne formule-t-elle pas parfaitement la norme de
réciprocité et cette exigence de réversibilité ? La loi du talion
aussi… » ; Lire aussi Marcel Mauss, Essai sur le Don,
Paris, Presses Universitaires de France, 1950.
[11] Kant, Métaphysique des moeurs,
Paris, GF, 1994, p.316.
[12] Mauss,
op.cit., p.290.
[13] Le cas du lépreux samaritain
guéri en Lc 17.16.
[14] Le cas des 9 autres lépreux qui
partent définitivement (Lc 17.17).
[15] Cf. Myriam Monla, « Gratitude/Ingratitude :
un objet de réflexion pour le monde de l’entreprise », Gérer et Comprendre, Septembre 2008, n°
93, pp.53-60.
[16] Pour l’étude de Lc 17.11-19, nous
nous sommes inspiré de François Bovon,
L’Evangile selon Luc (15.1-19.27), Paris : Labor & Fides,
2010.
[17]
F. Gérardin, D. Morvan, A. Rey, J. Rey-Debove, Le
Robert, Dictionnaire pratique de la langue française, Paris, Dictionnaires
Le Robert-Vuef, 2002.
[18]
Alexandre Vexliard, Introduction à la
sociologie du vagabondage, Paris, L’Harmattan, 1997.
[19] Kant, op.cit. p. 324.
[20]
L’Evangile de Luc utilise, pour Dieu, l’expression "rendre gloire", et non
"rendre grâce". En fait les deux expressions sont proches l’une de
l’autre. En effet, rendre gloire à Dieu,
c’est reconnaître qu’il compte, qu’il a du poids pour nous, que ce n’est pas de
légèreté.
[21] Monla, op.cit., p.54.
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