Le sujet semble nous confronter à une impasse. Si je
suis ce que mon passé a fait de moi, quelle liberté me reste-t-il? Est-ce à
dire que je suis condamné à être toujours le même, tel que j'ai été, sans
possibilité de me redéfinir, de me réinventer au gré des événements nouveaux
qui peuvent arriver et en fonction du futur et non pas du passé? Mais si je ne
suis pas ce que mon passé a fait de moi, comment penser alors le rapport à mon
histoire? Comment se construire, évoluer, si ce n'est en intégrant ce passé que
j'ai vécu? Comment avoir une continuité dans notre histoire si nous n'avons pas
de rapport constructif à notre passé? On voit donc que le passé à un rôle
ambivalent dans notre histoire et notre identité : il peut être perçu aussi
bien comme ce qui me permet d'avancer comme ce qui m'en empêche, aussi bien
comme un poids qui me retient et me tire en arrière que comme un ensemble de
pierres me permettant de me façonner une identité stable.
Notre identité repose sur notre passé.
On pourra dans cette première piste développer l'idée
que notre identité - le fait que je sois moi, que je reste moi - repose sur
notre passé. Ce qui fait que je suis moi, ce qui fait ce que je suis, c'est
d'abord en effet ce sentiment et cette certitude immédiats que j'ai d'être moi
et personne d'autre. Ainsi, la conscience immédiate que j'ai de moi repose
d'abord et avant tout sur la mémoire car c'est par la mémoire que je sais, par
exemple lorsque que je reviens à moi le matin, que je suis moi. C'est donc la
mémoire qui fait, comme le dit Locke dans L'Essai sur l'entendement humain,
l'identité personnelle, que je suis moi, que je le sais et que je le reste.
La conscience est donc liée au passé. Il s'agit de
savoir que j'ai été. Peu importe que la mémoire soit plus ou moins étendue, ce
qui compte, c'est que je sache que j'ai été, que j'aie des souvenirs, peu en
importe la quantité et même la qualité. Le passé désigne ici simplement un
rapport au temps dans lequel nous savons qu'il y a eu un "avant".
C'est ce qu'explique notamment Bergson dans La conscience et la vie.
Bien sûr, le passé ce sont aussi des souvenirs, des
événements. Mon identité se constitue au fur et à mesure de ces événements qui
écrivent mon histoire et influencent la personne que je deviens (voir Sartre -
L'existentialisme est un humanisme) - de la même manière qu'au niveau collectif
on peut dire aussi que ce sont les événements qui constituent les grandes
caractéristiques d'une nation. On pourrait même intégrer dans ce passé un
certain donné naturel qui peut aussi influencer ce que je suis ou deviens.
Donc je suis ce que mon passé a fait de moi car sans
mémoire, sans passé pas d'identité. Lorsque je dis que je suis moi,
aujourd'hui, cela signifie : le même que j'ai toujours été. C'est la continuité
dans le temps qui nous permet d'accéder à notre identité. Toutefois, la
formulation du sujet peut laisser entendre une part de passivité du côté du
sujet : ce que mon passé a fait de moi, n'est-ce pas sous-entendre que nous
subissons ce que nous devenons plus que nous le choisissons? Si tel est le cas,
quelle liberté nous reste-t-il?
Nous ne sommes pas prisonniers de notre passé.
On pouvait donc dans un deuxième temps développer l'idée
que nous ne sommes pas ce que notre passé fait de nous dans le sens où nous ne
sommes pas prisonniers de notre passé. Celui-ci n'est pas un poids qui nous
empêche d'avancer, qui nous déterminerait mais, quelque soit notre passé, nous
restons libres et gardons la capacité à nous redéfinir et à nous réinventer.
L'enjeu est la manière dont nous pensons notre rapport
au passé. La mémoire peut être, comme nous l'avons vu, définie comme un simple
rapport au temps : savoir que nous avons été. Mais ce peut être aussi une
quantité donnée de souvenir. En ce sens, elle peut en effet constituer un poids
qui nous empêche d'avancer. Ce que je suis, c'est aussi ce que je veux être en
me tournant vers le futur sans laisser le passé me retenir. En ce sens, l'oubli
est nécessaire. Il ne s'agit pas de faire comme si nous n'avions pas de passé
mais de le digérer, de le faire nôtre pour pouvoir avancer, sans nécessairement
pour autant en garder une mémoire consciente. C'est en ce sens que Nietzsche
exprime sa méfiance à l'égard de l'histoire et de la mémoire. Il n'y a de
liberté et de bonheur possibles qu'à la condition d'entretenir une certaine
dose d'oubli (Seconde considération intempestive).
Dès lors, nous ne sommes pas ce que notre passé fait
ou a fait de nous car nous restons libres. Il n'y a pas de déterminisme dans le
sens où nous serions nécessairement conduits à être tels ou tels par notre
histoire. Ce que nous sommes aujourd'hui n'est pas nécessairement le reflet de
ce que nous étions hier. Rétrospectivement certes nous pourrons toujours
trouver dans le passé de quoi expliquer ce que nous sommes ou serons, mais au
présent nous gardons la capacité à agir de manière totalement inédite et
originale, c'est-à-dire sans rapport avec ce qui précède. C'est en ce sens que
Bergson parle de liberté créatrice (La Pensée et le Mouvant).
Donc je ne suis pas ce que mon passé a fait de moi
puisque je reste fondamentalement libre. Mais est-ce à dire que je peux faire
table rase du passé? N'est-ce pas quand même le rapport que j'entretiens à mon
histoire qui me permet de construire mon identité et d'avoir une certaine
stabilité, continuité dans le temps? Ne peut-on pas dire alors que je ne suis
pas ce que mon passé a fait de moi mais ce que je fais de mon passé?
La connaissance du passé permet de m’en libérer.
On pouvait enfin analyser ici le rapport que nous
pouvons entretenir au temps sans le nier et tout en préservant notre liberté.
Si notre passé ne nous détermine pas et que nous gardons notre capacité à
changer, à évoluer, en un mot à être libres, pour autant on ne peut pas nier
l'importance que notre passé a dans notre identité. Les événements, marquants
ou pas, que nous vivons définissent notre personnalité, nos principes, etc...
Pour autant, nous n'en sommes pas prisonniers puisqu'il nous appartient de
décider ce que nous en faisons. Le passé devient alors histoire : ce qui
importe ici est la manière dont nous nous le racontons et dont nous le pensons.
Ainsi, si une partie de notre passé peut être pensée
comme un poids que nous portons et qui influence notre histoire sans même que
nous ne nous en rendions compte, de manière inconsciente, il n'y a là aucune
fatalité. A nous en effet de nous saisir de ce passé pour nous réconcilier avec
lui et nous en libérer. Par la psychanalyse je peux en effet travailler mon
inconscient pour transformer ce passé qui me pèse en une connaissance de
moi-même qui me permet d'être ce que je veux. D'une manière générale, c'est
donc la connaissance du passé, de mon passé, qui me permet de m'en libérer.
Ainsi, mon identité n'est jamais figée, elle s'écrit
certes au fur et à mesure de mon histoire mais non pas dans le sens où celle-ci
déterminerait le futur. C'est plutôt dans le sens où, dans la mesure où mon
identité est en perpétuelle redéfinition, elle évolue au fur et à mesure de mon
existence en intégrant le passé et en décidant librement du rapport que
j'entretiens à lui, de la manière dont je le pense. Si, comme le dit Sartre
dans L’Existentialisme est un humanisme: "l'existence précède
l'essence", cela signifie donc bien que nous sommes ce que nous décidons
d'être, ce que nous projetons d'être, certes au fur et à mesure de notre vécu -
mais sans être déterminé par lui, sans être retenu par le passé mais au
contraire en étant tournés vers l'avenir et c'est bien là le sens du mot
projet.
Conclusion.
Je ne suis donc pas ce que mon passé a fait de moi.
Certes, la mémoire est indispensable à l'identité. Mais nous ne devons pas la
penser comme un frein, un poids, qui nous empêchent d'avancer et d'être ce que
nous voulons être. Il nous appartient de l'utiliser pour nous projeter vers
l'avenir sans être retenu dans le passé. Nous dirons alors plutôt que nous
sommes ce que nous faisons de notre passé.
(Corrigé du Bac Philo 2015 en France)
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