jeudi 3 novembre 2016

C’EST QUOI LA MORT, FINALEMENT ?

La mort fait peur. La perspective de notre propre mort bien sur, mais également la mort du proche. Cette dernière nous surprend toujours, même quand on s’y est préparé, par exemple quand il s’agit d’une personne en fin de vie, soit très âgée soit gravement malade. A fortiori lorsqu’elle cette mort est imprévisible, trop prématurée : dans un accident, une catastrophe, une maladie qui emporte quelqu’un de façon subite. Il manque alors une étape au conjoint, à l’enfant, au parent, à l’ami de l’être aimé disparu. A la douleur de la perte, à la déchirure de l’absence, s’ajoutent et le sentiment d’une histoire inachevé et cette absence trop brutale de impossibilité de parler à l’autre, ce petit bout de temps où l’on aurait pu lui dire encore quelque chose.

Comment alors, pour celui qui reste, dire la mort ? Comment en parler quand elle vient nous rencontrer de façon brutale et qu’il faut la verbaliser ? Porter au langage la blessure qu’elle fait en nous et en l’autre ? Comment l’annonce-t-on aux autres ? Quel discours tient-on sur elle ? Comment dire aussi que la mort des autres nous affecte au plus profond de nous mêmes ?  
Dans un contexte marqué par le christianisme, un élément supplémentaire vient à la fois nourrir et complexifier ce questionnement multiple. En effet, pour le croyant, le discours sur la mort s’accompagne, généralement, par un contre-discours qui est celui de la proclamation de la « Résurrection ». D’une « victoire sur la mort » en quelque sorte. Longtemps ce discours est apparu comme une évidence. S’il ne donnait aucune solution concrète à la douleur de la séparation, il offrait une perspective rassurante : un avenir apaisé où un « revoir » possible s’offrait au croyant. Il est probable que cela fonctionne encore pour beaucoup, même s’il est sans doute plus difficile aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, de se satisfaire d’un discours sur l’après-mort. Ce qui compte en effet avant tout, plus que jamais auparavant sans doute, est de rester en vie le plus longtemps possible et en bonne santé. Et c’est sans doute pour cela qu’aujourd’hui la mort « prématurée » est plus difficile à admettre qu’autrefois.
Il faut aussi ajouter que le discours traditionnel du christianisme, outre qu’il a parfois servi des causes peu recommandables (« vous souffrez et mourrez aujourd’hui… mais demain vous serez heureux »), est largement remis en question aujourd’hui. D’un côté par des discours qui vont résolument au-delà de l’affirmation claire en même temps que relativement sobre de la résurrection des morts et qui tentent de « prouver » le caractère certain d’une vie après la vie (des expériences pseudo-scientifiques du Dr Moody, aux émissions de TF1 sur les phénomènes paranormaux, en passant par les dérives d’une Elisabeth Kubler Ross) ; de l’autre par un discours scientifique et rationaliste qui conteste, avec le caractère parfois terrible de l’évidence, l’idée même d’une resurrection de la chair. Depuis ses origines, le christianisme s’est toujours mu, plus ou moins aisément, sur cette crête entre un discours qui tente de combler les manques (« il est présent à nos côtés », « il est toujours là ») et un discours rationalisant (« il n’y a rien après la mort »).
En tant qu' exégète et théologien, je vais tenter de marcher sur cette crête en interrogeant trois textes du Nouveau Testament. J’interrogerais ces textes non pas à la surface de leur propos (les images qu’ils utilisent, les représentations qu’ils déploient) mais sur les strucures profondes, anthropologiques, qui les fondent. C’est cela qui m’intéresse. Un peu comme quelqu’un qui dit, parlant d’un ami mort : « il est au ciel ». La question n’est pas de savoir si le « ciel » existe — et avec lui sans doute l’idée de « paradis » — mais bien de savoir que dit cette personne quand elle parle du « ciel » et qu’elle affirme que ce proche disparu y réside désormais. Que dit-elle de la compréhension de sa propre existence « sur terre » ? 

A. 1 Th 4,13-18 ou la mort comme crise de l’espérance

Paul a fondé la communauté de Thessalonique vraisemblablement dans les années 49-50. L’épître date, elle, des années 50-51 (c’est le plus ancien document du NT). Comme ce fut sans doute le cas dans toutes les communautés fondées par Paul, celle-ci doit être, à l’origine, composée de juifs d’origine et d’anciens « craignant-Dieu. » C’est dans ce contexte historique qu’il nous faut interpréter le passage. Il ne faut pas plaquer notre compréhension (bimillénaire, confessionnelle et « installée ») de la foi chrétienne sur un texte qui témoigne du système de valeur d’un auteur du premier siècle, s’adressant à une communauté du premier siècle vivant dans la certitude de la proximité de la venue en gloire de son Seigneur (la « Parousie »).
« Que deviendront les morts à la parousie ? Seront-ils « de la fête » ou manqueront-ils cette conclusion triomphale de l’œuvre du Christ en même temps que le salut définitif qu’elle introduit ? » : telle est au fond la question que se posent les auditeurs de Paul : ils attendent tous ensemble la fin du monde actuel et la victoire de leur Seigneur, et ils voient mourir certains de leurs frères, parents, amis avant cette victoire promise. Un peu comme le décès d’un futur grand père ou d’une future grand mère juste avant la naissance du petit enfant tant attendu : la tristesse est grande pour ceux qui attendent pourtant avec espérance et joie la venue de l’enfant.
Paul propose alors à ses auditeurs attristés par la mort des proches et par l’absence de leur « pasteur » — l’apôtre ne semble pas pouvoir revenir de sitôt — de fonder leur espérance dans un lien symbolique qui transcende et dépasse les liens habituels qui les unissent les uns aux autres ou avec Paul. Ce lien c’est la mort et la résurrection du Christ qui le rend possible, qui le fonde même. Christ est le « premier né de ceux qui sont morts ». C’est parce que l’envoyé de Dieu a vécu la mort et l’a vaincu qu’il est donné d’espérer une communion avec lui. Comment cela se passera-t-il concrètement ? La réponse, fondée sur un « parole du Seigneur » est l’occasion d’un véritable scénario de science-fiction, sorte de « rencontre du troisième type » dans le plus pur style apocalyptique, mais ce scénario n’est que la surface des choses, l’écume du discours.  Au plan formel Paul utilise la forme littéraire apocalyptique et son  cortège de représentations mythologiques. Il décrit de façon très matérielle l’événement par lequel, selon lui, le salut doit se manifester en puissance : signal donné, voix de l’archange, son de la trompette, descente du ciel, résurrection des morts, rencontre dans l’air. La cosmologie supposée en arrière-plan est courante à l’époque : ciel, terre, shéol (ou résident les morts) et « air », région intermédiaire. Quant à la résurrection Paul ne répond pas à la question de savoir si tout le monde ressuscite ou seulement les croyants (il y a débat dans les textes de l’époque). Preuve que l’intérêt de Paul ne réside ni la ni dans le jugement des incroyants non envisagé ici.
 L’essentiel de ce que dit Paul ne réside pas dans l’enlèvement dans les airs, mais dans la certitude d’un « être avec le Christ » qui assure le croyant dans le monde et contre la puissance de la mort. Les représentations proposées dans le passage doivent donc être réinterprétées dans des catégories qui nous sont aujourd’hui audibles. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, il me semble suggestif de souligner les points suivants que je formulerai d’abord en termes théologiques et ensuite en termes anthropologiques :
- Le souci du sort des décédés rappelle que le croyant est en communauté de destin avec ses frères : il ne vit pas tout seul. Traduit en termes anthropologiques : l’homme est un être en relation. Il a besoin d’être en relation avec les autres. Vivre c’est être en relation. Dans une société hyper individualisé il y a là quelque chose à entendre : quand un frère décède, c’est la communauté qui souffre.
- L’attente imminente de la fin développe une compréhension de soi dans le monde sous le sceau du provisoire, d’une attente de l’accomplissement d’une espérance (ici la « Parousie »). Traduit en termes anthropologiques : l’homme vit quand il attend quelque chose, quand il est dans du désir. Attente d’autre chose, attente d’une rencontre avec celui que l’on désire. Vivre alors, c’est être dans le manque et non dans le plein. Le plein c’est la mort. Le manque, c’est l’occasion d’un espace laissé pour qu’autre chose advienne.
- L’existence chrétienne est entièrement ordonnée à l’événement de Pâques, à savoir la mort et la résurrection du Christ. Cet événement est, bien plus qu’un contenu théorique et dogmatique, c’est une expérience fondatrice, un vécu qui trouvera son plein achèvement dans la rencontre ultime et dans la plénitude de « l’être avec le Christ ». Traduit en termes anthropologiques : L’homme n’est pas ce qu’il fait ou ne se réduit pas à des convictions théoriques ; la vie c’est l’expérience d’une rencontre qui fait naître le désir. Une rencontre qui transcende les autres. Un lien symbolique qui se fonde sur les liens imaginaires et en même temps les dépasse et est source de vie et d’espérance. Mais un lien avec une altérité qui, elle-même, est marquée, non pas par le fantasme de la toute puissance, mais par la finitude (Christ « mort et ressuscité ») : la mort acceptée rend seule possible la vie.

II. Jean 11 : « vivant jusqu’à la mort »

Je fais ici sept remarques sur un texte très riche dont la dimension symbolique est claire : chez Jean, les « miracles » sont des signes, c’est-à-dire qu’ils désignent quelque chose de plus profond, qui va au-delà de l’histoire racontée. Ici, c’est une réflexion sur la vie et sur la mort dont il est question.
1. L’évangéliste choisit de parler de la mort à travers l’histoire de Lazare et de ses deux sœurs. Cette histoire fait écho à ce que vit chaque être humain confronté à la finitude de sa propre existence, dont la mort d’un proche est sans doute la marque la plus terrible. Au niveau du vocabulaire, le texte insiste sur le fait que Jésus aime Marthe, Marie, Lazare (vocabulaire de l’affection), cf. v. 3, 5, 36. Lazare est l’ami du Christ (cf. discours d’adieux où ce langage est employé et où il désigne la communauté ecclésiale). C’est ici le destin de la communauté croyante qui est ici pris en charge : qu’advient-il lorsqu’un ami de Jésus meurt ? Comment les proches sont-ils appelés à vivre et à affronter cet événement ? 
2. Dans son dialogue avec Jésus (cf. v. 21-27), Marthe confesse ce qui est la foi commune aux chrétiens et aux juifs de l’époque : « Je sais que mon frère ressuscitera à la résurrection au  dernier jour » (v.24). L’évangéliste nous apprend ici que dire la foi dans un sens traditionnel est un malentendu. C’est ici  qu’apparaît l’originalité et le défi du texte : Jésus veut conduire Marthe plus loin que la croyance traditionnelle en la résurrection finale au dernier jour. Dans la réponse qu’elle fait à Jésus, Marthe interprète de façon tout à fait correcte les paroles de Jésus : elle ne croit pas une chose, à un dogme, une doctrine mais elle croit en une personne (cf. v. 26b-27 : « Crois-tu cela ? Oui Seigneur je crois que tu  es le Christ »). La foi est ici une rencontre entre la parole de Marthe qui dit sa douleur et tente de l’apaiser avec les mots des convictions traditionnelles, et la parole du révélateur qui est la résurrection et la vie.
3. Il est frappant de constater que Lazare ne prend jamais la parole dans ce récit : il ne nous dit rien du lieu d’où il vient. Il est tout aussi frappant de constater que, au cours de l’histoire, Lazare est le personnage que l’on a essayé le plus de faire parler ! Chez Jean, Lazare n’est pas là pour nous parler de l’après-mort. Il devient le signe du passage de la mort à la vie et il nous rappelle que ce passage de la mort à la vie, quelle que soit notre situation physique, concerne le maintenant de notre existence.
4. La rencontre avec le Christ est certitude de la vie, expérience de la vie malgré la mort, elle n’est pas immunisation contre notre condition humaine et négation de ce qui est le lot commun de toute l’humanité. Le fait que le récit ne se termine pas après la rencontre entre Jésus et Marthe, et en particulier le signe de la résurrection de Lazare, est pour Jean la manifestation de ce que la foi n’est pas une fuite en dehors de la réalité et du tragique de l’existence.  Pour Jean, le sérieux de la mort comme ennemi agressif auquel Jésus arrache l’homme n’est pas négligé : le Jésus johannique lui-même y a été confronté. Dit autrement, l’angoisse devant la mort n’est pas synonyme d’incrédulité
5. Le don de la vie n’est donné que  par Celui qui accepte de se dessaisir de sa vie. Jésus accepte d’affronter et d’habiter la mort pour donner la vie : en donnant la vie à Lazare, Jésus est en marche vers sa mort. Deux conséquences, l’une théologique, l’autre anthropologique. Au plan théologique, la résurrection c’est une personne, une relation de foi, relation exclusive, à cette personne : ce n’est pas une philosophie, une doctrine, une ascèse, une pratique, c’est une rencontre avec le Christ qui donne, à celui qui l’expérimente dans la foi, la vie malgré la mort. Au plan anthropologique, il n’y a pas de vie possible sans deuil, sans séparation, sans mort. La mort est signe de vie. La vie n’est possible que par un passage par la mort (physique ou symbolique)
6. La résurrection n’est pas d’abord « a venir ». Elle est une possibilité qui s’inscrit dans la vie présente ici et maintenant. Elle se propose au croyant comme un redéfinition, une réorientation de sa vie sur cette terre. Dans ce qui était les déterminismes qui l’affectaient elle inscrit un éclatement. D’une certaine façon, la vie historique du croyant reçoit un fondement et une ouverture. La résurrection c’est en fait l’incarnation de la foi dans la réalité du monde : parce que c’est là que Dieu appelle à la vie (la rencontre de Jésus et de Marthe c’est tout le contraire du « aujourd’hui vous souffrez demain vous serez heureux », c’est au contraire la prise en compte de la réalité de l’homme dans sa complexité quotidienne).
7. L’idée forte du passage, c’est que la rencontre avec Celui qui est la Vie opére un apaisement. Le pari c’est que l’absurdité de l’échéance de la mort est ébranlée par cette rencontre. Par delà l’angoisse, la frayeur ou la révolte, il devient possible d’affronter  la mort, de vivre avec la mort, une mort vaincue par la vie non pas seulement demain (dans « l’au-delà ») mais dès aujourd’hui, jusque dans tous les instants d’une vie terrestre aussi courte et (apparemment) aussi pauvre soit-elle. N’est-ce pas là le sens fondamental (la « symbolique » profonde) du signe de la résurrection de Lazare qui, juste après dans la narration johannique, va devoir affronter la mort, cf. Jn 12/1.2.9.10.17 : Jésus est désormais chez Lazare, mais les chefs du peuple veulent faire mourir l’un et l’autre. Le texte ne suggère-t-il pas que, désormais Lazare et Jésus ont leur destin lié et qu’ainsi le « monde » ne peut plus rien contre celui qui marche, pour reprendre des termes johanniques, à la lumière de celui qui est la Vie ? Lazare désormais sera « vivant jusqu’à la mort » (Ricœur). 

C. Matthieu 22,23-33 : La Résurrection contre l’immortalité

Douter de la résurrection n’est pas l’apanage de l’homme occidental formé à l’esprit des Lumières et à la rationalité. Les anciens n’étaient ni plus ni moins naïfs que nous et la croyance en la résurrection des morts à toujours fait l’objet de débats passionnés parmi les philosophes et les théologiens. Dit autrement, le scepticisme n’est pas une invention moderne. Sceptiques, les Sadducéens le sont. Gens intelligents et raisonnables ils se font fort de montrer l’invraisemblance d’une croyance pour eux naïve : avec lequel de ses époux une femme plusieurs fois mariée vivra-t-elle lors de la résurrection ? Ou encore : à quel âge ressusciterons-nous ?  Le vieillard ressuscitera-t-il âgé ou jeune ? L’enfant mort en bas âge, ressuscitera-t-il nourrisson ou adulte ? Et le boiteux, et l’aveugle ressusciteront-ils avec leur handicap ou bien portants ? Au-delà de la naïveté de certaines représentations de la résurrection qu’elles mettent en lumière, ces questions touchent pourtant des interrogations fondamentales auxquelles chaque être humain se trouve confronté au plus intime de lui-même : outre bien sur la question de la finitude, celle de l’injustice — par exemple de la mort du jeune enfant —, également la question de la séparation et du temps qui s’écoule, du souvenir qui s’estompe ou au contraire se fige dans un passé idéalisé. La croyance en la résurrection, dans ses formes les plus naïves comme les plus élaborées, n’est pas dissociable de ces interrogations fondamentales sur notre condition humaine. Et c’est pourquoi sans doute, le « bon sens » et la « rationalité » des Sadducéens ne sont pas suffisants pour faire taire le besoin que l’être humain a de répondre à la déchirure du deuil et à la souffrance que cela fait naître en lui.
Aussi malgré tous les Sadducéens des temps modernes, l’être humain continuera à déployer des trésors d’imagination pour se représenter une vie après la mort susceptible de compenser les frustrations et les épreuves vécues ici-bas. Une compréhension de la résurrection comme réparation, « retour à la case départ » en somme. Volonté que ce qui a été en négatif soit non seulement réparé mais tout simplement annulé. Une croyance en la résurrection qui se cristallise dans l’illusion qu’il serait possible de réparer l’altération du temps et les chocs de l’existence. Une compréhension de la résurrection que l’on retrouve, sous une forme ou une autre, dans toutes les grandes traditions religieuses : retour à une situation première supposée idéale, prolongement éternel de la vie terrestre, ou encore « réparation » d’une rupture vécue comme inacceptable et injuste.
Car si vivre et avancer vers l’âge adulte consiste à accepter l’altération du temps, l’épreuve du deuil, le fait que  les choses changent irrémédiablement, il faut bien le reconnaître : une certaine compréhension chrétienne de la résurrection entretient en nous la recherche du paradis perdu, l’illusion qu’il serait possible d’annuler le passé, les épreuves de la vie.
Face à cette illusion, cet « opium du peuple » auraient dit Voltaire ou Marx, les Sadducéens déploient eux une autre compréhension de l’existence qui suppose, elle aussi, une croyance en une forme bien particulière de résurrection. Écoutons en effet le texte au plus près de ce qu’il dit : « Moïse a dit : si un homme meurt sans laisser d’enfant, son frère ‘suscitera’ une descendance à sa femme ». En fait, le terme grec que nos bibles françaises traduisent habituellement par « susciter » est le même mot que « ressusciter ». Exactement le même. On pourrait donc traduire : il « ressuscitera » une descendance à son frère. Voilà la croyance en la résurrection des Sadducéens : celle que l’homme est capable de s’assurer ou d’assurer à sa famille. L’homme en quelque sorte chargé de se donner lui-même une résurrection. Une résurrection qui n’aurait pour origine aucune divinité extérieure mais qui relèverait de la capacité que l’homme a de se survivre à lui-même à travers la famille, le clan, l’héritage génétique, la puissance sexuelle. Une résurrection qui fait de l’enfant le produit du désir de ses parents, porteurs de leur avenir pour le meilleur ou pour le pire. Une résurrection qui fait de l’être humain, le prolongement de son clan, de sa tribu, de sa nation. Une résurrection sans avenir autre, pour le descendant, que de perpétuer la mémoire ou la volonté de ceux qui l’ont précédés. Point n’est besoin de penser à une réanimation des proches décédés, puisqu’ils sont toujours présents dans la vie du descendant. Au risque évidemment que celui-ci ne vive que par procuration et, de toute manière, chargé du poids de l’histoire qui le précède !
D’un côté, pour assumer les épreuves de l’existence, la résurrection comme une réparation, un retour à une situation originelle par la magie d’une puissance divine. De l’autre, la résurrection comme capacité de l’homme à nier sa propre finitude, à se prolonger lui-même dans sa descendance. Ces deux attitudes sont humaines, normales, inévitables, compatibles mêmes. Que l’on rêve de revenir à une situation antérieure considérée comme meilleure, quoi de plus normal. Que l’homme cherche à se succéder à lui-même à travers ses enfants, c’est aussi ainsi que cela se passe depuis la nuit des temps. Mais, est-ce cela la vie véritable ? À lire au plus près la réponse de Jésus, il semble bien qu’il trace une autre voie, étroite, évitant l’une et l’autre compréhension de la résurrection telle que nous venons de les décrire. La clef de cette voie étroite consiste à penser la résurrection tout à la fois comme mort et vie ou, dit autrement, rupture qui fait mourir en nous quelque chose et rencontre porteuse de vie.
Pour Jésus, la résurrection suppose une rupture de logique par rapport aux représentations que nous avons de la vie dans le monde, un changement de rapport à la réalité. Elle fait éclater les logiques dans lesquelles nous pensons habituellement l’existence humaine. Pour Jésus la résurrection n’est pas « retour à la case départ », illusoire paradis perdu qu’il me serait donné de retrouver. Elle n’est pas non plus la « survie » par une descendance, comme les Sadducéens qui s’imaginent donner une descendance à Abraham, Isaac et Jacob par la survie du peuple. Abraham ne se perpétue pas dans un peuple particulier. Il est vivant dans chaque femme et chaque homme qui met sa foi dans le Dieu de la vie.
La résurrection, telle que Jésus en parle, se présente donc comme possibilité offerte de traverser l’épreuve de la séparation, du deuil et de la mort sans nous figer dans l’attente d’un avenir qui réparerait l’épreuve du temps. Sans nous soumettre non plus aux répétitions, aux enfermements, aux héritages trop lourds à porter, qu’ils soient ceux de la famille ou de l’identité clanique ou nationale. La résurrection, j’insiste, est une rupture par rapport aux logiques habituelles. Cette rupture est inscrite dans la petite phrase de Jésus souvent très mal comprise et qu’il nous faut ici entendre ici au plus juste : « A la résurrection, on est comme des anges dans les cieux ».
L’ange, dans la symbolique biblique, est directement lié à Dieu. C’est-à-dire qu’il ne se fonde pas lui-même mais qu’il est issu d’une autre origine que les engendrements humains. Les « cieux » représente un espace qui se situe au-delà des logiques cloturées de ce monde. On pourrait alors traduire : être « comme des anges dans le ciel », c’est se savoir libéré de tous les destins qui caractérisent l’existence. Libéré d’une part de la fixation dans le malheur et du besoin de fuir dans un au-delà illusoire. Libéré d’autre part de la nécessité impérieuse de se survivre dans ses enfants. Être ressuscité, en somme, c’est ne plus être le produit de la réparation d’un deuil mal assumé ou des généalogies humaines. C’est vivre libéré des enfermements qu’inévitablement le monde fait peser sur nous. « Être comme des anges dans les cieux » c’est être né d’une autre origine. Et cela ne se passe pas plus tard, dans « hypothétique « au-delà », mais ici-bas.  Et c’est pourquoi, être ressuscité c’est être passé, ici et maintenant, de la mort à la vie. Le malheur peut m’atteindre mais pas faire destin. L’épreuve peut m’affecter mais pas me plomber dans la mort. Et il est alors permis d’espérer — parfois contre l’évidence — qu’en nous, ce qui est vivant l’emporte sur ce qui veut nous faire mourir. C’est cela la résurrection. Une rencontre qui libère nos existences de la répétition et du destin. 

Conclusion

« Si nous espérons en Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes » affirme Paul en 1 Co 15,19.  C’est-à-dire, si nous faisons de la foi une formule capable de nous redonner nos « chers disparus », nos existences n’ont pas d’ouverture possible à la nouveauté véritable. Si nous la réduisons à une tradition religieuse qui se transmet de génération en génération, alors rien de nouveau ne peut advenir dans nos vies. Dans l’un et l’autre cas, la foi se limite à ce qui est constatable ici-bas et s’épuise dans l’illusion que les choses pourront recommencer comme elles étaient auparavant ou qu’une transmission des héritages religieux — et le comportement éthique qui va avec — assureront à chacun un avenir durable. La foi en la Résurrection telle que les textes du NT la déploient n’est pas continuité mais rupture avec cette logique là. Elle n’est pas répétition d’un modèle ou transmission d’un héritage mais rencontre avec un vivant : voilà ce qui est susceptible de nous faire échapper aux enfermements d’ici-bas. La résurrection du Christ c’est une ouverture possible dans les contingences de ce monde. Il ne s’agit donc pas de croire à la résurrection comme phénomène physiquement possible. Il s’agit de croire que quelque chose de l’ordre de la vie est possible, quelque chose qui n’est pas écrit à l’avance mais qui m’est offert comme une promesse. Croire que l’histoire ne se referme pas sur elle-même, comme dans un univers clôturé où rien d’inattendu ne peut plus advenir. Espérer, pour ma vie, l’inattendu de la grâce, recevoir la vie contre et malgré la mort. Jusqu’à mon dernier souffle — et peut-être même au-delà — recevoir la vie comme une puissance de résurrection pour avancer vers ce qui m’est promis et que j’ignore encore.
Je voudrais terminer en citant ce propos de Paul Ricœur, près de mourir, à une amie, elle aussi au seuil de la mort. Il est rapporté par Catherine Goldenstein dans la postface à Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort (Paris : Seuil, 2007, p. 143-144) :

"Chère Marie


C’est à l’heure du déclin que le mot résurrection s’élève. Par delà les épisodes miraculeux. Du fond de la vie, une puissance surgit, qui dit que l’être est être contre la mort. Croyez-le avec moi."

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