jeudi 23 avril 2020

ON EST BIEN CHEZ SOI...? (Prof. Jimi ZACKA)


Quel est cet endroit qui mérite d’être appelé chez-soi, chez-moi, chez-nous? Celui qui comble nos besoins ? Ou celui qui en découle une émotion de bien-être ?  Celui d’où nous pouvons manger, boire, respirer, dormir? D’où nous nous sentons en sécurité? Ou d’autres couches de besoins viennent s’ajouter comme celui d’appartenance ? 

Ces questions inhérentes au « chez soi » plantent ainsi le décor de notre réflexion et méritent sans  doute des réponses appropriées. En somme, sommes-nous vraiment heureux d’être chez nous pendant cette longue période de confinement ? La recherche d’un juste milieu entre liberté et sécurité ne peut faire l’économie d’une telle réflexion sur le « chez soi ». En effet, le « chez soi » est un lieu paradoxal : on s’y sent plus en sécurité, alors qu’on peut y être davantage exposé. À la fois emblème du refuge contre les menaces extérieures, lieu de la sécurité, il est aussi le lieu de l’expression personnelle, de la liberté. Or, lorsque l’autonomie se réduit, le danger peut venir de l’intérieur. Alors qu’est-ce que c’est « être chez soi » ?

« Être chez soi », ou identité de soi

Un chez-soi, ça se construit. Ainsi, être chez soi, c’est d’abord être soi. En Afrique, l’homme se définit par l’acquisition de son « chez soi ». C’est un élément constitutif de sa maturité. C’est un déplacement vers le devenir de soi. En effet, « être chez soi »  apparaît comme une façon de construire son identité ; Avoir une maison est une garantie de stabilité alors même que sont vécues des pertes liées à l’âge, à la maladie ou au handicap. Quand le corps ne tient plus, c’est le domicile qui tient lieu d’une certaine cohérence de l’existence[1]. La cohérence de l’identité s’extériorise en quelque sorte dans l’espace familier[2]. Geneviève Laroque a une formule éclairante : « le domicile est à la fois repaire (nid, tanière, c’est-à-dire protection) et repère (une marque, ce qui permet de se retrouver) ». Le « chez soi », représente donc l’identité[3]. Or, l’identité d’une personne ne désigne pas uniquement ce qui est stable. Ricoeur[4]note aussi que l’identité personnelle se définit par deux pôles : ce qui demeure, la permanence (idem) (le domicile) ; et ce qui est susceptible de devenir, de variations : la singularité (ipse). Ce qui constitue mon identité, c’est à la fois ce qui fait que je demeure le même, et ce qui fait que je suis moi et pas un autre, ce qui me distingue des autres : la singularité. Finalement, être soi-même, c’est à la fois être toujours le même, et à la fois être soi qui évolue et se transforme.Mon domicile et moi formons une identité.

 « Être chez soi », lieu de sécurité

La maison  apparaît ainsi comme le lieu de la sécurité. La sécurité, c’est le sentiment qu’entre les murs, la vulnérabilité est réduite, du fait de la protection d’un environnement connu et d’un espace maîtrisé. « Chez moi », je ne suis pas exposé aux dangers du dehors. Mais c’est une sécurité paradoxale : car lorsque la vulnérabilité s’accroît, le danger peut venir du dedans, et qui plus est, de soi-même. Paradoxe encore d’une sécurité à la fois dans le rapport aux choses, sécurité de la répétition du même (les habitudes) ; et une certaine sécurité dans le rapport à soi : tranquillité de savoir que « Chez moi, je fais ce que je veux » – et que je suis donc libre aussi de déroger à mes propres habitudes.

Le « chez soi » est donc à la fois le lieu de l’action et des valeurs personnelles : un lieu que je connais, et dans lequel je me reconnais, un lieu qui reflète ce à quoi je tiens. Le domicile représente à la fois la permanence de la sécurité et la singularité du "moi".
En tant que lieu des initiatives personnelles, le chez soi représente l’enracinement de la liberté personnelle. L’autonomie à domicile, ce n’est pas simplement la faculté de faire par soi-même les gestes quotidiens, répondre de soi-même et pour soi-même aux besoins élémentaires. Cette autonomie représente, également plus largement que l’action, la capacité de choisir par soi-même et pour soi-même. C’est ainsi, notamment, que l’espace du domicile permet de choisir quelle part d’intimité l’on partage, à quoi de soi l’on veut donner accès, et à qui. L’autonomie se donne ici à voir dans le choix de poser par soi-même les limites de l’intime, mais également dans l’expression des valeurs personnelles. Bref, un « chez soi », c’est quelque chose dont on est fier, qu’on estime et qui donne la liberté de faire ce qu'on veut.

« Être chez soi », lieu de tensions.

 Mais paradoxalement,  « être chez soi » n’est pas uniquement lieu du bonheur. Il peut constituer une source de tensions. Cela pourrait provenir des relations interpersonnelles, des gens qui gravitent autour de nous à la maison et avec qui nous partageons des joies et des douleurs. Un jeune qui vit des tensions à la maison ne se sentira pas chez lui et l’on l’entendra dire: « J’habite chez mes parents ». Il s'exclut en effet de la notion d'"être chez soi". En terme vulgaire, on dit qu'il est "sous tutelle". De même, Si on est mal dans notre couple ou dans notre famille, que nos besoins de base ne sont pas comblés, tous les décors de « chez soi » ne valent plus rien. Car, n’oublions pas que concilier les goûts et les envies de tout le monde sous un même toit peuvent s’avérer un défi.

Outre cela, il y a l’autre défi crucial : La solitude. Qu’est-ce que c’est la solitude ? Commençons par dire que la solitude peut être un sentiment pesant et difficile à assumer. Selon la définition, la solitude est le fait de n'être engagé dans aucun rapport social. Selon la vie, la solitude est une sensation d'isolement, parfois choisie.  Et souvent subie. 
Qu'est-ce que «se sentir seule» ? À l'origine, il s'agit d'un fait, et non d'une émotion : lorsque personne n'est à vos côtés, vous êtes seul. De ce fait peut découler une impression d'isolement, une tristesse, un manque, une sensation d'incomplétude. À deux, en groupe ou au milieu d'une foule, rien n'empêche de se sentir seul. L'expression est générique, englobant les émotions créées par l'absence d'interaction sociale. À savoir rire, partager, échanger, parler. Ou être incompris, laissé pour compte, exclu, jugé, différent.



Tout événement à partir du « chez soi » peut être cause de solitude, si notre cerveau l'interprète ainsi. Des choix mal acceptés par la société, la maladie, ne pas se sentir soutenu, validé par les autres, crée fréquemment souffrance et isolement. L'absence est également une cause de solitude évidente. Un (e) conjoint(e) qui s'absente, un divorce ou un deuil, par exemple. Des situations à différencier du véritable isolement social. Celui-ci touche particulièrement les personnes âgées ou les sans-abris, vivant en marge de la société, coupés des moyens d'échange les plus classiques (voiture, travail, loisirs…). 

 Mais, il y a aussi cet « être seul chez soi » en mode de confinement imposé par contrainte d’où la routine et l’ennui prennent l’ascendant et nous donnent le dégoût d'être à la maison. Car, dans ce cas précis, nous sommes tous, malgré d'être libres,  assignés à résidence. Ce qui donne l’idée de l’enfermement, d’isolement, de l’emprisonnement. Dit autrement, nous sommes privés d'une liberté alliée à notre "chez soi". Liberté de sortir et revenir. Liberté de faire des "va-et-vient" entre le "chez soi" et l'espace public.

Au final, la notion de "chez-soi" ne relève pas de l’évidence, n’est pas l’objet d’un savoir partagé et est souvent confondue avec le cadre bâti ou le logement. Il y a de très nombreuses et différentes façons de qualifier cet endroit. Et comme l’a si bien souligné Margaret Fuller : « Une maison n'est pas un chez soi à moins qu'il n'y ait de la nourriture et du feu pour l'esprit aussi bien que pour le corps [5]»

 Prof. Jimi ZACKA



[1] Lire Agata Zielenski, « Être chez soi, être soi . Domicile et Identité», Études, 2015/6 Juin, pp.55-65.
[2] Ibid
[3] Ibid
[4] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1991, p. 140 sq. (distinction entre « mêmeté » et
« ipséité »).


[5] Cf. Margaret  Fuller, At home and abroad, BiblioLife, 2008

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