« Nous
devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons tous
mourir ensemble comme des idiots » disait Martin Luther King. Cette
citation m’incite à une réflexion au moment où la Centrafrique traverse la
période la plus sombre et la plus triste de son histoire. Il convient donc de
reformuler cette citation sous une forme d’interrogation : « allons-nous
mourir tous ensemble comme des idiots ou devons-nous ré-apprendre à vivre
ensemble comme des hommes intelligents? ». Mais,
c’est quoi le vivre- ensemble ?
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S’il est bien une condition fondatrice
pour la vie en société, le vivre ensemble permet de construire du lien entre
les êtres humains et, dans le même temps, promeut la paix sociale. Ce concept a
du mal aujourd’hui à se concrétiser en Centrafrique. Car, en quelques
mois, ce pays, confronté à des folies meurtrières et des crispations
identitaires se dote d’un fossé abyssal qui se creuse entre les centrafricains
mêmes et, plus que jamais entre chrétiens et musulmans. Il devient d’ailleurs le
thème récurrent du débat actuel, non pas en termes positifs mais par la
division que suscite ce conflit estampillé « interreligieux ». C’est
dire que la question des
rapports entre les musulmans et les non musulmans se pose. Chacun, faute de
dialogue vrai, accusant l'autre, de tous les maux.
Dans ce contexte social tendu, comme le
démontrent les faits sur le terrain, certains discours servent, aujourd’hui, de
façon significative à stigmatiser, de part et d’autre, une frange des
centrafricains, à mettre à mal la cohésion sociale. Les difficultés à
vivre ensemble sont ainsi liées au rejet des uns et des autres et au refus de
partager un espace de cohabitation.
Au regard de tout ce qui se passe en
Centrafrique, comme l’a confirmé le préfet de Ouham, la région de
Bossangoa, Clotilde Namboï « il y a un cycle de haine et il n’est pas
terminé ». « Les musulmans et les chrétiens se vengent »,
dit-elle et s’il y a « une petite accalmie dans la ville, dans les coins
plus reculés, c’est précaire », il y a lieu ici de nous poser des questions :
Pourrons-nous vivre encore ensemble, égaux et différents, chrétiens et
musulmans un jour ? Comment
conjurer le risque de repli et favoriser la convergence entre Christianisme et
Islam ? L’enjeu de ces questions interpelle chacun à se décentrer de lui-même
et de sa propre tradition religieuse ou culturelle. En rapport avec la même
problématique, mais dans le domaine plus précis du dialogue interreligieux, on
peut aussi se poser la question suivante : le dialogue interreligieux
entre chrétiens et musulmans a- t- il existé et est-il encore possible ?
Toutefois, si les deux confessions religieuses
veulent vraiment s’inviter à l’apaisement, ils doivent se dépasser et se mettre
à l’épreuve du dialogue. Pour ce faire, chacun se doit de se tourner vers ce
qui relève de la culture centrafricaine : le dialogue fraternel.
Une vie de dialogue d’antan
En Centrafrique, le dialogue était souvent une affaire
de famille, car des personnes appartenant à de diverses religions, vivaient
ensemble dans la même famille. En outre, dans une vraie famille centrafricaine,
les joies, les difficultés et les épreuves étaient partagées dans un dialogue
confiant au-delà des clivages religieux. D’ailleurs, l’expérience de dialogue
entre les religions relevait du quotidien en Centrafrique, dans tous les
domaines et à tous les niveaux, malgré quelques conflits isolés. La plupart des
cas, chrétiens, animistes et musulmans vivaient et travaillaient ensemble.
C’est dire que, la religion n’était pas une chose à part, séparée des autres
activités de l’existence. C’était un style de vie.
Le dialogue se basait sur la vie et sur la solidarité.
Ainsi, chaque personne exprimait les idéaux de sa religion : avoir l’amour
du prochain, être honnête, partager avec ceux qui sont en difficulté, mettre
ses biens au service de la communauté, contribuer aux prises de décisions pour
le bien-être social, etc. La tradition centrafricaine offrait ainsi un contexte
socioculturel qui donnait aux animistes, aux chrétiens et aux musulmans
l’opportunité de se comprendre et de vivre ensemble. En effet, dans l’ensemble,
le christianisme et l’Islam étaient deux religions qui étaient généralement
familières, particulièrement là où les deux croyances coexistaient dans le même
groupe ethnique, ou encore à l’intérieur du même cercle familial. C’est dire
qu’il n’y avait pas de lourd contentieux entre le christianisme et
l’Islam : les rivalités ne s’étaient jamais dégénérées en croisades
organisées. Ainsi, l’islam populaire et la convivialité centrafricaine favorisaient
un dialogue de vie qui ne tenait pas compte de l’appartenance religieuse et qui
laissait entendre que toutes les religions se valaient. Il se traduisait dans
les liens d’entraide et de solidarité entretenus dans la vie quotidienne. En
fait, des initiatives communes étaient souvent prises au niveau local pour des
intérêts généraux : par exemple, élaborer des projets pour le bien-être
social, resserrer les liens qui unissent les membres de la communauté,
retrouver la communion avec les ancêtres, etc.
En fait, la Religion traditionnelle, l’Islam et le
Christianisme, constituaient l’héritage religieux de la Centrafrique. Cette
pluralité religieuse croissante traduisait le fait que le Centrafricain avait
une identité plurielle. C’est aussi dire que la Centrafrique était un pays
religieux, de même que son peuple.
Un conflit non interreligieux
Ainsi, il est important de savoir que ce conflit, qui
est en train de désintégrer la cohésion sociale, ne vient ni des chrétiens, ni
des musulmans. Si les courants radicaux séléka ont gagné en audience, leur
caractère révolutionnaire et radical ne ressemble en rien à la Centrafrique,
laquelle s'est toujours réclamée laïque. Autrement dit, chrétiens et
musulmans centrafricains subissent à contre gré cette crise. D’ailleurs, il
convient d’apporter quelques éclairages sur ce qui prête à confusion.
Premièrement, les anti-balaka ne sont pas une milice chrétienne. C’est une
milice animiste ou paysanne, leur mission : c’est d’empêcher les exactions
menées par les rebelles seleka depuis la prise du pouvoir de Djotodia. Les
Anti-balaka n’ont jamais revendiqué leur appartenance, à mon avis, à une
quelconque religion chrétienne. Ils se considèrent comme des initiés, car, pour
eux, devenir anti-balaka nécessite un rituel d’initiation à connotation
animiste et non par un baptême chrétien. Plusieurs d’entre eux portent des
amulettes censées les protéger contre les balles. Un chrétien ne peut se
permettre une telle duplicité, à moins qu’il soit syncrétiste ou enclin à une
double vie morale. Deuxièmement, la seleka n’est pas une milice
musulmane, mais plutôt une coalition hétéroclite des rebelles de tout bord,
régentée par des seigneurs de guerre, qui n’avaient qu’une unique
ambition : venir chasser Bozizé et prendre le pouvoir pour ensuite imposer
un système encore un peu flou. Même si la Séléka est une nébuleuse à dominante
musulmane, elle ne semble pas respecter les préceptes de l’islam fondés sur la
tolérance. La "tolérance" désigne le fait de "supporter".
Conceptuellement, la tolérance signifie "le respect, l'acceptation et
l'appréciation de la grande diversité des cultures du monde, des formes
d'expression et des comportements humains". En arabe, la tolérance est
appelée "tasâmuh". Elle a également d'autres synonymes, tels que
"hilm" (patience), "`afw" (pardon, rémission) ou
"safh" (magnanimité, indulgence). Dans les langues persane et urdue,
nous employons le mot "rawadari" qui est formé des mots "rawa"
qui signifie "acceptable ou supportable" et "dashtan"
signifiant "juger". Ainsi, "rawadari" signifie juger que
quelque chose est acceptable ou supportable. Nous comprendrons que ce que
l’islam préconise ne se vit pas par les rebelles seleka qui, eux, prônent la
violence caractérisée par des meurtres, viols, pillages, etc. En peu de temps,
notons-le, les rebelles seleka ont commis tous les péchés "hadith" classés parmi les kabâ`ir (les sept
grands péchés capitaux dans l’islam).
En effet, tout cela nous amène à croire
que l'usurpation du
nom de l'islam par les extrémistes politico-religieux, les contradictions liées
aux défis de l'heure, nous obligent à effectuer un travail de réflexion sur
l'essentiel. Répondre à la question :"Qu'est-ce qu'être musulman
aujourd'hui en Centrafrique" ?
Par ailleurs, par souci de vérité et d’objectivité, il
ne serait pas honnête de fermer les yeux sur les fissures qui commençaient à ouvrir des brèches conflictuelles depuis longtemps. L’harmonie entre les chrétiens et
musulmans en Centrafrique n’a pas toujours fait disparaître la méfiance et les
rivalités entre les deux religions. La plupart du temps, les difficultés
trouvaient leur origine dans des influences venant de l’extérieur ou dans la
manière dont certains prédicateurs radicaux évangéliques ou musulmans
prêchaient de manière à stigmatiser l’autre. De même, les attentats du 11
Septembre 2001, par exemple, ont fait craindre à certains que tout dialogue
avec l’islam soit impossible.
En mai 2011 en RCA, un soulèvement populaire à Bangui,
suscité par le meurtre de deux enfants, n’eut pas seulement pour cible l’auteur
présumé, mais aussi la communauté musulmane. Les musulmans furent accusés de
s’être ligués avec une bande de ravisseurs d’enfants impliqués dans des rituels
sanguinaires pour l’enrichissement facile. Aussi, certains politiques ou
certaines castes intellectuelles musulmanes ou chrétiennes n’ont jamais cessé
de manipuler les sentiments religieux pour atteindre leurs objectifs. Par
exemple, quelques élites musulmans tiennent aujourd’hui des discours de
revanche qui n’aident pas à vivre ensemble. Et d'autres politiques véreux non-musulmans font du sang des centrafricains leur fond de commerce afin d'assouvir leur soif politique.
C’est pourquoi, malgré de nombreux efforts, parfois
concertés, entre chrétiens et musulmans pour aboutir à une entente nouvelle, le
dialogue s’est souvent heurté aux résistances et aux hésitations. Aujourd’hui,
en Centrafrique, le dialogue entre le christianisme et l’Islam ne doit pas être
réduit à une activité intellectuelle se déroulant seulement entre les quatre
murs d’une salle de conférence, ou à un débat théologique où les adeptes de
différentes religions tenteraient de démontrer une vérité religieuse. Il s’agit
d’ouvrir un véritable dialogue communautaire à toutes les échelles de la
société.
Ouvrir un dialogue pour espérer le vivre ensemble
Le vivre-ensemble n’est pas inné, il
s’apprend et se construit de façon permanente. Face au renforcement de la haine et l’affaiblissement
du lien social aujourd’hui en RCA, nous sommes appelés à redéfinir la
société dans laquelle nous souhaiterons vivre.
En effet, la réconciliation « par le
bas » permettra de reconstituer le tissu social, les défis communs à
l’échelle de chacun nous appelle à promouvoir des valeurs telles que la
solidarité, le dialogue et la compréhension mutuelle. Dans l’esprit du respect
de nos cultures et de nos religions, il nous faut apprendre à réorganiser notre
vie commune, et ceci passe inexorablement par la citoyenneté comme étant la
prise de conscience individuelle et collective d’implications pour une refonte
totale de notre Centrafrique. Nous sommes d’abord centrafricains avant d’être
chrétien ou musulman. Nous devons éviter certaines idées reçues venant de ceux qui instrumentalisent Dieu à leurs différentes fins.
Il serait tout à fait judicieux de gérer
les différences culturelles, ethniques et religieuses au-delà du prisme de
l’assimilationnisme. Pour ce faire, les politiques doivent impérativement
repenser cette question de la laïcité, car la laïcité, c'est aussi respecter
les différences sans faire de différence finalement. Ces prérogatives sont
fondamentales et doivent commencer par la reconnaissance de l’égalité et
également de la justice sociale comme vecteurs principaux afin de donner
naissance à une société (plus) inclusive.
Cette perspective serait un atout majeur
pour notre société afin de partager réellement les valeurs démocratiques telle que
la liberté de conscience, de croyance et d’expression, d’égalité des droits, de
citoyenneté ouverte à tous…Chrétiens ou musulmans, nous sommes appelés à construire ensemble notre havre de paix.
Dr Jimi ZACKA
(Théologien, Anthropologue)
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