jeudi 29 mai 2014

« QU'AS-TU FAIT DE TON FRERE ? » Gn 4.9-10




Si Dieu descendait ce jour en Centrafrique, il poserait une seule question. C'est celle posée à Caïn :«Qu’as-tu fait de ton frère ?» : question qui sans cesse vient rouvrir le dossier des victimes meurtries, persécutées, blessées, tuées dont le sang crie de la terre jusqu’à Dieu. 
Caïn vient de tuer Abel, son frère. Et, du coup, la voix de Dieu se fait entendre : « Qu’as-tu fait de ton frère? ».et Caïn répond sur un ton sarcastique:  « suis-je le gardien de mon frère ?». Cette réponse mérite aussi d’être citée dans nos discours empreints d’indifférence, tant elle ressemble à cette parole d’irresponsabilité : « so a ba mbi apè». Cette expression, en langue sango exprime non seulement un langage démissionnaire, mais aussi une apologie d’irresponsabilité sous toutes ses formes. 
On ne croit à rien, pas plus qu’on n’a foi dans la capacité de relever des défis plus exigeants. Alors, on se satisfait du statu quo ou d’assistanat. Peur de prendre des risques et d’avoir à se mettre à l’épreuve de feu. Tout doit être donné sinon on ne sait quoi faire. Mais quand Dieu pose une question … c’est une manière de laisser chacun en face de sa conscience. La question est posée… elle attend une réponse. En fait, la question de Dieu à Caïn après le meurtre d’Abel va au-delà d’une simple interrogation. Elle pose la question de la responsabilité de l’homme et sa capacité d’assumer ses actes. Elle invite l’homme à prendre conscience de l’étendue et de la gravité de son égoïsme. Ainsi, le « Qu’as-tu fait de ton frère ? » s’adresse aujourd’hui à toi, Centrafricain, toi qui te sens fier dans un autre pays que le tien, toi qui jouis de la liberté d’un autre pays alors que ton pays n’est pas libre. Toi qu’on appelle Centrafricain sous d’autres cieux, alors que tu es insouciant de ton propre pays. Toi, de la classe politique, qui as tant fait rêver par de beaux discours sans pouvoir libérer ton frère de l’obscurantisme et l’ignorance de ses droits et de ses devoirs. Alors, toi, l’élite intellectuelle, qui a fait de hautes études, « qu’as-tu fait… » pour ton pays ? 

 Car, il ne suffit pas d’être humain pour être humain, puisqu’on peut l’être de manière inhumaine. Il ne suffit pas non plus d’être centrafricain pour être centrafricain, on peut l’être de manière irresponsable. Dès lors la question de la responsabilité n’est-elle pas simplement celle d’être sujet de ce qui peut nous être imputé, mais celle d’être sujet pour une éventualité qui s’impose à nous. De ce point de vue, la responsabilité n’est pas ce qu’on peut attribuer au sujet pour dire qu’il est humain, quelque chose qui l’exprimerait en tant qu’humain, mais ce qu’on doit lui imputer – ce dont on doit encore reconnaître qu’il est responsable. Est humain en effet ce sujet pour qui être sujet est non pas sa nature ou sa condition mais sa responsabilité, dont par là même il fera son humanité – celui qui sera en somme non pas sujet, mais sujet d’être sujet. Du coup, c’est à ce point que la notion de la responsabilité a son sens : non seulement on n’est responsable qu’à la condition que personne ne réponde pour nous de ce qu’on a fait et de ce qu’on n’a pas fait, mais encore on ne l’est qu’à la condition que rien ne vienne parer à l’impossibilité de la substitution. C’est pourquoi, il y a lieu de se poser des questions : comment résonne aujourd’hui cette question de toujours :Qu’as-tu fait de ton frère ? Que fait-elle entendre dans le contexte d’une société en crise comme la nôtre ? À quoi appelle-t-elle ? Voilà le point que je vais aborder ici, sous forme d’une simple esquisse. Bien d’autres peuples avant nous, dans d’autres contextes, se sont laissé mouvoir par cette préoccupation. C’est pourquoi, au moment de se demander comment elle se présente à l’heure actuelle, il est intéressant de jeter un coup d’œil sur cette histoire d’engagement, ne serait-ce que pour se laisser encourager par ceux qui nous ont précédés. Un regard sur l’histoire révèle en effet un étonnant foisonnement. Au fil des siècles, au fur et à mesure que des défis nouveaux apparaissent et mettent en cause la dignité humaine, des hommes et des femmes s’organisent et, mus au moins en partie par leur foi, prennent des initiatives, donnant à la solidarité des expressions inédites. Sans doute sensibilisés par l’appel à voir en toute personne un frère, une sœur, ils  refusent que certains soient laissés sur le côté, méprisés ou tenus pour rien. 

Quelques exemples sont bien connus : ainsi, l’auteur de l'épître aux Hébreux 11.24-26, nous dit :« Par la foi, Moise devenu grand, refusa d’être appelé fils de la fille de Pharaon, aimant mieux être maltraité avec le peuple de Dieu plutôt que d’avoir pour un temps la jouissance du péché… ». Ici, l'auteur de l'épître aux Hébreux évoque la raison pour laquelle Moïse a rejoint ses frères hébreux, c’était de s’identifier à eux et même souffrir avec eux au lieu de continuer à vivre dans l’opulence égyptienne. De même, d’autres héros de notre histoire ont également sacrifié leur vie parce qu’ils tenaient à voir leurs frères et sœurs dans la dignité humaine. On peut citer Martin Luther King aux Etats-Unis,Gandhi en Inde, Nelson Mandela en Afrique du Sud, mais aussi quelques vaillants fils d‘Afrique commeBarthélémy BogandaPatrice Lumumba, etc. Bref, j’arrête cette énumération qui n’a pas pour but de m'offrir l’autosatisfaction  — cela aurait quelque chose de tout à fait indécent — mais simplement de reconsidérer ce que prendre des risques pour une cause salutaire a été et demeure une préoccupation forte chez certains hommes contemporains. Ce qui est intéressant surtout dans ce type de survol historique, c’est de voir comment du nouveau apparaît : tout d’abord, par la prise en compte de situations de détresse ou d’injustice auparavant ignorées, mais aussi par la découverte d’autres dimensions de la solidarité (économique, politique, culturelle, psycho-sociale, etc.), enfin, par la recherche de manières d’être qui permettent une vraie relation.

Mo Ibrahim l’a si bien dit : « il n’y a pas de fatalité africaine. Mais des individus de qualité et une terre prometteuse ne font pas nécessairement des pays prospères s’il manque un ingrédient crucial : une gouvernance de qualité et des citoyens responsables. C’est là-dessus qu’il faut nous concentrer». Pour lui, le leadership et la citoyenneté consistent à prendre des risques et à faire de bons choix. Alors, quels risques prendrons-nous, sachant que « qui ne risque rien n’a rien » ? 

J’en nomme ici trois :

Premièrement, nous ne devons plus continuer à loger le « mal centrafricain » dans la sphère politique

La majorité des compatriotes croient que c’est le changement de personnes qui fait développer un pays. Pourtant, plus ça change, plus c’est pareil. Le changement de personnes ne suffit pas, ce sont les mentalités qu’il va falloir convertir. Et nous voilà dans la sphère de l’imaginaire culturel. Toute tentative d’évolution est vouée à l’échec si elle n’entre pas progressivement dans les habitudes culturelles. En clair, lorsqu’un changement n’intègre pas la conversion du cœur, des habitudes, et des mentalités,  c’est comme si on balayait une chambre toutes fenêtres fermées. Il va de soi que la poussière, au lieu d’être évacuée, s’agrègera dans la pièce. L’enjeu ici est de prendre des risques de se faire violence pour faire évoluer les mentalités afin de devenir des citoyens responsables. 

Deuxièmement, nous sommes pris dans une tendance à vivre les relations humaines sur un mode de plus en plus instrumentalisé.

 A cela, on peut associer la propension au repli défensif : chacun ou chaque groupe cherche à se préserver des agressions possibles, risquant alors de se désengager de la plupart des responsabilités sociétales. En effet, les appels à contribution désertent souvent l’espace centrafricain. C’est la communauté internationale qui s’en charge et privilégie l’attitude du « ne bougez pas, nous nous chargeons du tout » au risque d’infantiliser ceux à qui elle s’adresse et de provoquer en retour la fureur des clients qui ne sont pas vite servis. 
Par rapport à ce genre de difficultés, le recours à des principes éthiques, à des valeurs aidera parfois.
 Par exemple, la question mise en titre de mon billet, « Qu’as-tu fait de ton frère ? », peut être perçue comme un impératif moral, une manière de raviver une inquiétude éthique assoupie. Mais, je pense que le problème est à prendre en amont : qu’est-ce qui fait que je peux m’intéresser à l’autre comme un frère, une sœur ? Pourquoi je dois m’intéresser à mon pays ? Voilà la question première pour « nous ». Mais, il y a une autre question liée aux gestes de bonne volonté : les associations et fondations qui surgissent pêle-mêle en RCA, est-ce de l’altruisme ou une façon maligne de se faire de l’argent sur le dos des autres ? Car, je remarque que les prétendues organisations d’aide et de charité semblent seulement promouvoir leurs noms sans apporter de réels changements au sein de la communauté. Sans faire le procès de qui que ce soit, quelle que soit la prolifération des ONG à caractère caritatif en RCA, le constat est sans appel : le bien-être de la population reste une chimère. Pour cela, il faut se dépouiller de cette mentalité qui consiste à penser que les associations sont source d’enrichissement. Qui aime son pays, refuse tout geste intéressé.

Troisièmement, nous ne devons plus voiler la face.

 La société centrafricaine accouche de plus en plus de sujets instruits, mais de moins en moins de personnes éduquées dans la mesure où l’éducation englobe tous les domaines : intellectuel, moral, spirituel, culturel. Du coup, la responsabilité de l’élite intellectuelle dans le naufrage de la Centrafrique est grande. Comme l’a si bien souligné avec raison l’intellectuel congolais Dominique NGOIE-NGALLA : « …la descente aux enfers de bien des pays africains, sinon tous, a commencé avec l’arrivée au pouvoir d’une élite formée en Occident et ailleurs en Europe. Pour le salut de l’Afrique, on est tenté de penser que, l’indépendance octroyée ou arrachée de force, il eut mieux valu qu’on restât à tâtonner et à bricoler avec les politiques semi-analphabètes formés sur le tas sous la coloniale ! Chez beaucoup d’entre eux, en effet, cette droiture, ce sens proprement républicain du bien public et sa conséquence logique immédiate, ce dévouement et cet empressement à servir. Ils sont tous morts aujourd’hui : en tout cas, il ne reste d’eux qu’un petit nombre de survivants qui doivent regretter d’être encore en vie pour assister, impuissants, au désastre de leurs pays…. »(Semaine Africaine, n°3288, 7 Mai 2013, p.15). Et, lui de poursuivre : « L’Afrique possède, c’est vrai un nombre impressionnant d’hommes formés dans les domaines les plus divers qui déterminent l’entrée en modernité, une élite. Celle qui explique le décollage et l’essor des pays d’Asie, dont pour beaucoup d’entre eux, il y a encore moins d’un siècle, on aurait parlé qu’ils ne s’élèveraient jamais au niveau où on les voit aujourd’hui… Mais, la volonté de dépassement de soi comme principe d’organisation politique, l’effort pour transcender ses appétits égoïstes avaient-ils figuré comme pivot de la pensée et de l’action de ceux qui prirent le relais des pionniers de l’indépendance de l’Afrique ? ». Non. 

La situation sociale de l’Afrique en général et de la RCA en particulier ne serait pas tout à fait ce qu’elle est aujourd’hui, si les choses avaient été ainsi. Malheureusement, au lieu de quoi, on voit arriver au pouvoir des gens sans expérience dans la gestion des affaires publiques et humaines, prétentieux, bardés de théories sur la construction du bonheur des communautés humaines. Avec la pauvreté et l’intimidation, l’obscurantisme et l’ignorance sont devenus leurs moyens de gouvernement et de gestion sociale. 

Pour finir, il convient de dire que la manière dont se pose la question de notre responsabilité citoyenne envers notre pays, envers nos compatriotes aujourd’hui invite, je crois, à revisiter ce qui en constitue l’élémentaire. Je l’ai fait dans une double écoute, de la Bible et de ceux qui vivent durablement dans la souffrance de n’être pas considérés. Successivement il a été question :

     - d’autres manières de s’unir, non pas à partir d’un patrimoine, d'une ethnie, à défendre, non pas à partir d’une conviction politique ou religieuse à prôner, mais d’une conscience d’être en dettes, c’est-à-dire bénéficiaire d’un don qu’on ne peut rembourser, mais qui permet de répondre, de se risquer en retour pour le bien-être de l’autre ; le pardonner pour être pardonné.

     - d’autres manières de voir l’espace politique, non d’abord comme le lieu d’organiser la pauvreté et la misère des autres en creusant le fossé entre gouvernants et gouvernés, mais comme l’espace où nous pouvons appeler – ou rappeler – à l’existence tout être qui n’a pas encore goûté au bonheur social. C’est ainsi que nous pouvons apporter une contribution pour une société autre.

Voltaire n'a-t-il pas eu raison d'affirmer que: "rien n'est plus dangereux que lorsque l'ignorance et l'intolérance sont armées du pouvoir"?



Dr. Jimi  ZACKA
Théologien, Anthropologue, Auteur
 

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