samedi 24 mai 2014

JOSEPH ET SES FRERES : DECONSTRUCTION ET RESTAURATION DE LA FRATERNITE DANS Gn 37-50



L’histoire de Joseph et de ses frères - de Jacob et de ses fils - nous permet de poser un regard à la fois lucide et optimiste sur les conflits. Au fil des péripéties, la Bible nous fait entrevoir la possibilité de traverser les crises en déjouant les pièges du mensonge et de la violence. Le récit de Joseph devient ainsi comme un miroir qui renvoie chaque être humain à une question personnelle et universelle : qu'est-ce qu'être frère ? Comment inventer des chemins de fraternité au cœur même des déchirements qui semblent mener à l'impasse ?
Ces questions offrent l’opportunité d’analyser la notion de « fraternité » tant utilisée par chacun de nous. Il convient de rappeler que, dans la société traditionnelle africaine, si la « fraternité » est un lien humain d’ordre biologique, éthique et non pas juridique, politique ou économique, l’agir fraternel est comparable à ce que Ricœur appelle «donner quelque chose de soi en donnant une simple chose». Pour employer une métaphore, la fraternité est le fait, pour une main de laver l’autre main. Seules deux mains, parce qu’elles appartiennent au même corps, peuvent se laver. Au sens commun, cette notion désigne un lien de solidarité et d’amitié entre les humains. Le roi Ghezo d’Abomey l’a si bien définit ainsi : « si tous les fils du royaume venaient par leurs mains assemblées boucher les trous de la jarre trouée, le pays serait sauvé ». Mais que révèle-t-elle la Bible ?

1. MISE EN PERSPECTIVE BIBLIQUE


La première histoire de frères dans la Bible commence par un fratricide : « Caïn dit à son frère Abel : « Allons dehors » et comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » Caïn répondit : « Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 8-9). Si Caïn a un frère, il n'est jamais qualifié de frère d'Abel. Sa jalousie et sa convoitise lui ferment les portes de la fraternité. Dès le début de la Genèse., la fraternité est brisée, comme si les hommes, créés pour vivre en frères, en étaient incapables. Plus que d'être frère, il s'agirait donc de le devenir. Comme le dit Paul Ricœur: « le fratricide, le meurtre d'Abel, fait de la fraternité elle-même un projet éthique et non une simple donnée naturelle ». Dans tout le livre de la Genèse les relations entre frères sont difficiles. Ainsi les relations entre Ésaü et Jacob (Gn 27, 1-45) sont également conflictuelles et le vol de la bénédiction paternelle n'est que le point culminant de leur rivalité. Les histoires de Caïn et Abel et d'Ésaü et Jacob et d'autres encore, nous montrent combien cette fraternité nous est difficile à vivre. La dernière partie du livre de la Genèse, à travers l'histoire de Joseph, pousse très loin la description du conflit entre frères mais aussi l'évocation de la construction de la fraternité… Désormais, ce récit va retenir notre attention.

2. JOSEPH ET SES FRERES OU LE REFUS DE L’AUTRE


En se rappelant toute l’histoire de Joseph, on peut saisir que, en fait, le résumé de sa vie est la résolution d’un conflit qui est sous-jacent à son histoire. Et le récit de ce conflit, tout comme sa résolution, nous interroge sur ce que c’est que d’être frères les uns des autres et comment on l’est.
Dans le cas présent, il s’agit vraiment d’une histoire de famille où le problème de la fraternité se pose dès le début. En d’autres termes, nous sommes au cœur d’une histoire qui aborde la question de la rivalité au sein d’une fratrie. Les frères de Joseph sont jaloux de lui au point de vouloir s’en débarrasser, de manière radicale. Les frères haïssent Joseph. Le verbe « haïr », loin de désigner une simple attitude, traduit dans ce récit une action concrète d’hostilité. A partir de ce moment, il n’y a pas de communication véritable entre les frères. Nous sommes donc en présence de double échec : celui de la parole et celui de la paix. Or, parler est la condition première de la reconnaissance de l’autre. Si on ne l’accueille pas dans le dialogue, on l’enferme dans un silence de détresse et d’angoisse. C’est ce qui arrive à Joseph et à ses frères. Dès qu’ils cessent de se parler, la paix disparaît et la méfiance s’installe. Ces deux mots, « parler » et « paix » parcourent toute cette histoire, délimitant l’itinéraire sinueux de la recherche de l’autre.
Sans nous fournir immédiatement et directement des consignes précises pour notre manière de vivre, l’histoire de Joseph ne reste pas sans écho dans notre vie d’aujourd’hui et dans le contexte où nous vivons, avec tous nos contemporains. Nous pouvons y voir une figure du mal que nous faisons, en contribuant à la dissolution de la fraternité.
Par exemple, au lendemain de l’indépendance de Centrafrique (pays que je connais mieux), on avait tous cru que se levait le soleil du bonheur pour notre pays. Malheureusement, en fait, de ce lever du soleil, nous assistons à une désorganisation sociale croissante. Les familles deviennent de plus en plus démissionnaires. Cellule de base de la société, comme en Occident, la famille centrafricaine est éclatée, recomposée et de plus en plus conflictuelle. Les enfants font n’importe quoi au nom de la modernité et les parents n’ont rien à dire. « Que voulez-vous la génération d’aujourd’hui est ainsi faite », se lamentait, impuissante une mère. Ce qui devrait être un havre de paix et de sécurité se disloque. Le constat est encore plus inquiétant lorsqu’on remarque la relation difficile entre parents et enfants, démission des parents à l’éducation des enfants. On observe aussi la recrudescence du phénomène de la sorcellerie (apparentée à l’aigreur, la médisance, la jalousie, la rivalité, etc.), du partage des biens hérités qui divise les familles et provoque des divisions. Sur le plan politique, le manque du sens du bien commun, la mauvaise gouvernance, les fiches mensongères et autres constituent une menace pour la paix sociale et l’unité fraternelle. En effet, on invente quelques ruses, en organisant de multiples réunions tenues çà et là, à Libreville, à Ndjamena et à Brazzaville, pour contourner la difficulté réelle. Comme on le dit : « à défaut de la mère, on est obligé de téter les seins de la grand-mère » tout en sachant que ce n’est pas le palliatif. La RCA est l’enfant prématuré, relégué aux seins de sa grand-mère. Ainsi, telle que constituée aujourd’hui, la famille centrafricaine demeure une entrave à la construction de la fraternité nationale. Peut-on me répondre ? Au nom de quoi, les enfants de bas âge prennent des armes pour tuer leurs « pères » et « mères », violer leurs « sœurs » ou deviennent des indicateurs avérés pour les pillages des biens d’autrui ? La désillusion ici est encore que les prétendus chrétiens s’y mêlent sans complexe.
Pourtant, dans la société traditionnelle centrafricaine, la « fraternité » est le symbole de la vie sociale, rythmée par un réseau de relations nombreuses et complexes. Par vie sociale, je veux dire que la « fraternité » était, autrefois en RCA, un concept communautaire important. En fait, il n’était pas toujours facile pour un non africain de saisir à première vue ce qu’on appelait «frère », « sœur », « père » ou « mère ». Toutes les habitations ou presque dans le village, le quartier ou la ville n’était occupées que par des gens avec qui on avait une relation de parenté. L’ami de son « père » est son « père » et tous ceux de la génération de son père sont ses « pères ». l’ami de son frère est son « frère », tout comme la sœur de son ami est sa « sœur » et vice versa, loin de toute intention malicieuse. C’est dire que quand un centrafricain définissait la parenté, il indiquait plutôt les rapports sociaux que les rapports strictement sanguins. Du coup, on n’avait pas qu’une « maison familiale » mais plusieurs « maisons familiales ». En signe d’affection, l’on peut s’inviter dans n’importe quelle maison pour partager le repas avec les autres sans aucune invitation particulière. C’est pourquoi, d’ailleurs, la gestion de la fraternité dans le milieu où le centrafricain vivait lui apprenait l’honneur, le sens de la communauté, l’humilité, la disponibilité, la générosité et la solidarité. Mais où sont passées toutes ces valeurs ancrées dans la tradition centrafricaine, supplantées aujourd’hui par des anti-valeurs tels que l’égocentrisme, la haine, l’adversité, la rancune, etc. ? Qu’est-ce que les centrafricains en ont fait et comment devront-ils reconstruire la « fraternité » ?

3. FAIRE LA FRATERNITE


Certes, il y a perversion et inversion des valeurs. Là où l’humanisme biblique voit la réalisation de la fraternité — dans la reconnaissance du mal et l’accueil du pardon qui recréent la fraternité — l’idéologie actuellement régnante en Centrafrique ne voit que la vengeance et la domination de l’autre. Alors, les coups les plus bas, les conflits les moins justifiés sont tenus pour des exploits, l’affirmation que l’on est un gagnant.
Cette histoire de Joseph peut enfin nous faire réfléchir au problème de la dette, sans nous donner bien sûr une solution toute faite aux problèmes éthiques. Mais ne manifeste-t-elle pas une grande sagesse en nous montrant que Joseph n’est aucunement préoccupé de faire payer à ses frères leur dette. Car il sait bien que la dette, jusque sous sa forme extrême de la rancune et de la volonté de vengeance, ne fait que s’entretenir et croître et devenir écrasante et qu’il faut, si l’on veut pouvoir continuer à vivre et échanger, convenir à un moment d’arrêter l’entraînement dans un engrenage mortifère.
Vendu par ses frères comme esclave, accusé faussement par la femme de son maître, emprisonné par celui-ci, Joseph s'élève malgré tout et contre toute attente jusqu'à devenir maître de l'Egypte. Des années se sont écoulées, mais il n'oublie pas sa famille, ses frères... Il attend. La famine ravage alors l'Egypte et les pays qui l'entourent. Devant l'impératif de la famine, les frères cherchent en Egypte le seul endroit où il y a de la nourriture, grâce à la bonne intendance de Joseph, là où il y a des céréales. En arrivant, ils retrouvent Joseph et se prosternent devant lui. Ce ne sont pas les véritables « retrouvailles » témoignant d'une fraternité rétablie. La reprise de la parole entre eux n'est pas encore possible parce que Joseph reconnaît ses frères, mais ceux-ci ne le reconnaissent pas dans la personne du premier Ministre de l'Egypte. Certes, ils se parlent, mais c'est un dialogue déguisé, interposé, « car il y avait un interprète » (42,23). Après plusieurs péripéties, Joseph révèle son identité à ses frères. Il leur dit : «Je suis Joseph [...] Avancez donc vers moi. » (45, 3, 4). Il prend ainsi l'initiative. Il appelle ses frères. Or, la fraternité avait été rompue par l'éloignement de Joseph du cercle des frères. Maintenant les frères se déplacent pour aller vers Joseph : « et ils s'avancèrent » (45,4). Voilà qu'ils se retrouvent. Alors Joseph embrasse tendrement tous les frères et les couvre de larmes (45,15). Cependant le dialogue n'est véritablement restauré que lorsque les frères lui adressent la parole : « Ses frères parlèrent avec lui. » (45,15) Cette phrase recrée l'équilibre entre les frères. Elle témoigne que la parole, coupée dès le début puisque les frères « ne pouvaient pas se parler en paix », est maintenant rétablie. En reprenant la parole, les frères sont devenus une famille.

L'harmonie paraît complète et cependant, pour qu'elle soit véritable, il est nécessaire que les frères soient en paix avec leur conscience. Certes, Joseph a déjà accueilli ses frères, mais ceux-ci éprouvent encore les sursauts d'une conscience qui n'a pas vécu le pardon. Peut-être les frères doutent-ils de la sincérité de Joseph parce qu'eux-mêmes sont incapables de se pardonner. C'est pourquoi, après la mort de Jacob, ils redoutent un règlement de comptes. Joseph peut vouloir se venger : « Si jamais il nous prenait en haine et nous rendait tout le mal que nous avons perpétré contre lui ! » (50, 15) Pour éviter une telle situation, les frères demandent explicitement pardon. Ils n'osent pas le faire personnellement, tant leur appréhension est grande, mais ils délèguent un messager pour plaider leur cause. Leur insécurité est extrême. Ils n'ont pas encore assumé le passé. À la fin, le récit revient ainsi sur ce qui n'a jamais été liquidé entre eux, la question de la faute commise. Ils firent donc dire à Joseph : « Ton père a donné cet ordre avant sa mort : vous parlerez ainsi à Joseph : « Ah ! pardonne, de grâce, le forfait de tes frères et leur péché; car ils ont perpétré du mal contre toi ! Et maintenant, veuille pardonner le forfait des serviteurs du Dieu de ton père». Joseph pleura, quand on lui parla ainsi. » (50,17)


Joseph pleure de joie et, quand ses frères se prosternent par terre devant lui encore une fois, il n'a qu'une parole à leur dire : « Ne craignez pas ! Suis-je à la place de Dieu ? » (50,19) La rencontre ne pouvait se faire si Joseph accordait solennellement le pardon aux frères, créant de la sorte une nouvelle dépendance. Or, l'expérience du pardon est une expérience de liberté. Les frères s'affirment esclaves de Joseph: «Voici que nous sommes tes esclaves ! » (50,18) Joseph les rend libres. Pardonner, c'est le pouvoir d'exister, d'être autonome. C'est le pouvoir de se souvenir du passé pour l'assimiler et en faire un élément de notre histoire. En ce sens, le pardon est créateur. L'histoire de Joseph et de ses frères l'affirme d'une façon admirable. Non, Joseph n'est pas à la place de Dieu, l'Unique qui peut vraiment créer du neuf. Joseph s'est limité tout simplement à consoler ses frères et à parler à leur cœur (50, 21). La parole renaît comme don, comme acte de présence à l'autre. Les frères se rencontrent finalement.
« L'enfer, ce serait le passé définitivement imposé, un passé fermeture », dit encore Stanislas Breton. Joseph a compris que, réduit à lui-même, l'être humain est encore moins que lui-même. Par contre, l'accueil de l'autre crée une ouverture sans limites. Dès lors, il part à la découverte de son prochain, de celui, de ceux qui vivaient sous le même toit et dont il n'avait pas pris le temps de se rapprocher. Seulement ainsi, la blessure de l'absence peut devenir guérison par la présence. Seule l'ouverture du « dialogue et réconciliation », peut nous aider à retrouver notre véritable identité, notre vraie fraternité perdue. C'est seulement cette démarche qui est susceptible de nous aider à reconstruire un lien fraternel et restaurer l'affection détruite. 



Prof. Jimi ZACKA

Exégète, Anthropologue, Auteur
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jimi_Zacka

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